26 mars 2007

René Guénon, Mélanges, (note de lectura)

Paru chez Gallimard, 1976.

Avant-Propos
Ce volume réunit un certain nombre d’articles de René Guénon et de Palingénius, son pseudonyme à l’époque de La Gnose, revue fondée par lui en 1909. L’organisation du volume a été signée par Roger Maridort.

Première partie
Métaphysique et cosmologie
Chapitre premier. Le Démiurge
I.
Le problème le plus difficile à résoudre semble être pour beaucoup celui de l’origine du Mal: « Si Deus est, unde Malum? Si non est, unde Bonum? ». Pour ceux qui considèrent que la Création est l’œuvre directe de Dieu, ce problème est insoluble.
On peut dire que la responsabilité de Dieu est atténuée par la liberté des créatures. Mais si les créatures peuvent choisir entre le Bien et le Mal, c’est que l’un et l’autre existent déjà, au moins en principe. Et si elles sont susceptibles de se décider parfois en faveur du Mal au lieu d’être toujours inclinées au Bien, c’est qu’elles sont imparfaites. Comment Dieu, s’il est parfait, a-t-il pu créer des êtres imparfaits?
« Il est évident que le Parfait ne peut pas engendrer l’imparfait, car, si cela était possible, le Parfait devrait contenir en lui-même l’imparfait à l’état principiel, et alors il ne serait plus le Parfait. L’imparfait ne peut donc pas procéder du Parfait par voie d’émanation.
L’idée de la création « ex nihilo » n’est pas sans faille: comment admettre qu’il puisse exister quelque chose qui n’ait point de principe? Et encore: admettre la création « ex nihilo », ce serait admettre par là même l’anéantissement final des êtres créés, et rien n’est plus illogique que de parler d’immortalité dans une telle hypothèse.
« Il ne peut rien y avoir qui n’ait un principe; mais quel est ce principe? et n’y a-t-il en réalité qu’un Principe unique de toutes choses? Si l’on envisage l’Univers total, il est bien évident qu’il contient toutes choses, car toutes les parties sont contenues dans le Tout; d’autre part, le Tout est nécessairement illimité, car, s’il avait une limite, ce qui serait au-delà de cette limite ne serait pas compris dans le Tout, et cette supposition est absurde. Ce qui n’a pas de limite peut être appelé l’Infini, et, comme il contient tout, cet Infini est le principe de toutes choses. D’ailleurs, l’Infini est nécessairement un, car deux Infinis qui ne seraient pas identiques s’excluraient l’un l’autre; il résulte donc de là qu’il n’y a qu’un Principe unique de toutes choses, et ce Principe est le Parfait, car l’Infini ne peut être tel que s’il est le Parfait. » (p. 10)
Le Parfait est le Principe suprême, la Cause première.
Question: Puisqu’il n’y a qu’un seul Principe, que deviennent toutes les oppositions que l’on envisage habituellement: l’Etre et le Non-Etre, l’Esprit et la Matière, le Bien et le Mal? Cette question revient à dire: comment l’Unité a-t-elle pu produire la Dualité?
Certains ont cru devoir admettre deux principes distincts, opposés l’un à l’autre. Mais cette hypothèse est fausse. « D’ailleurs, beaucoup de doctrines que l’on regarde habituellement comme dualistes ne sont telles qu’en apparence; dans le Manichéisme comme dans la religion de Zoroastre, le dualisme n’était qu’une doctrine purement exotérique, recouvrant la véritable doctrine ésotérique de l’Unité: Ormuzd et Ahriman sont engendrés tous deux par Zervané-Akérêné, et ils doivent se confondre en lui à la fin des temps. » (p. 11)
Entre l’Etre et le Non-Etre, puisque l’un et l’autre sont contenus dans la Perfection totale, il n’y a qu’une opposition apparente. Si par Non-Etre on n’entend que le pur néant, il est inutile d’en parler: que peut-on dire de ce qui n’est rien? Mais en réalité le Non-Etre est la possibilité d’être. Ainsi, l’Etre est la manifestation du Non-Etre, et il est contenu à l’état potentiel dans ce Non-Etre. « Le rapport du Non-Etre à l’Etre est alors le rapport du non-manifesté au manifesté, et l’on peut dire que le non-manifesté est supérieur au manifesté dont il est le principe, puisqu’il contient en puissance tout le manifesté, plus ce qui n’est pas, n’a jamais été et ne sera jamais manifesté. En même temps, on voit qu’il est impossible de parler ici d’une distinction réelle, puisque le manifesté est contenu en principe dans le non-manifesté; cependant, nous ne pouvons pas concevoir le non-manifesté directement, mais seulement à travers le manifesté; cette distinction existe donc pour nous, mais elle n’existe que pour nous. » (p. 12) Il en est de même pour tous les aspects de la Dualité.
Nous pouvons remarquer que la Dualité ne peut pas exister dans le Ternaire, car si le Principe suprême donne naissance à deux éléments, qui d’ailleurs ne sont distincts qu’en tant que nous les considérons comme tels, ces deux éléments et leur Principe commun forment un Ternaire, de sorte qu’en réalité c’est le Ternaire et non le Binaire qui est immédiatement produit par la première différenciation de l’Unité primordiale.
L’imparfait ne peut pas s’opposer au Parfait. En réalité, l’imparfait n’existe pas. Ce que nous appelons imperfection n’est que relativité. « Ainsi, ce que nous appelons erreur n’est que vérité relative, car toutes les erreurs doivent être comprises dans la Vérité totale, sans quoi celle-ci, étant limitée par quelque chose qui serait en dehors d’elle, ne serait pas parfaite, ce qui équivaut à dire qu’elle ne serait pas la Vérité. » (p. 13)
C’est la fragmentation qui produit la relativité, et on pourrait dire qu’elle est la cause du Mal.
Si on appelle Bien le Parfait, le relatif n’en est point réellement distinct, puisqu’il y est contenu en principe. Au point de vue univerel, le Mal n’existe pas. Il existe seulement si l’on envisage toutes choses sous un aspect fragmentaire et analytique, en les séparant de leur Principe commun, au lieu de les considérer synthétiquement comme contenus dans ce Principe, qui est la Perfection.
En distinguant le Mal du Bien, on les crée tous deux par cette distinction même. S’il n’y a point de Mal, il n’y a pas lieu non plus de parler de Bien au sens ordinaire de ce mot, mais seulement de Perfection.
« C’est donc la fatale illusion du Dualisme qui réalise le Bien et le Mal, et qui, considérant les choses sous un point de vue particularisé, substitue la Multiplicité à l’Unité, et enferme ainsi les êtres sur lesquels elle exerce son pouvoir dans le domaine de la confusion et de la division; ce domaine, c’est l’Empire du Démiurge. » (p. 13-14)

II.
Le symbole de la Chute originelle: la fragmentation de la Vérité totale, ou du Verbe, produit la relativité. Elle est identique à la segmentation de l’Adam Kadmon, dont les parcelles séparées constituent l’Adam Protoplastes, le premier formateur. La cause de cette segmentation c’est Nahash, l’Egoïsme ou le désir de l’existence individuelle.
L’homme qui a goûté le fruit de l’Arbre de la Science du Bien et du Mal a créé la distinction même du Bien et du Mal. Alors les yeux de l’homme s’ouvrent, parce que ce qui lui était intérieur est devenu extérieur, par suite de la séparation qui s’est produite entre les êtres. Ceux-ci sont maintenant revêtus de formes, qui limitent et définissent leur existence individuelle, et ainsi l’homme a été le premier formateur. Mais lui aussi se trouve désormais soumis aux conditions de cette existence individuelle, il est revêtu également d’une forme, ou, suivant l’expression biblique, d’une tunique de peau.
Le Démiurge n’est point une puissance extérieure à l’homme. Il est la volonté de l’homme en tant qu’elle réalise la distinction du Bien et du Mal. L’homme, limité en tant qu’être individuel par cette volonté qui est la sienne propre, la considère comme quelque chose d’extérieur à lui, et ainsi elle devienne distincte de lui. Il la regarde même comme une puissance hostile, et l’appelle Shathan ou l’Adversaire. Celui-ci n’est point mauvais en lui-même, mais il est seulement l’ensemble de tout ce qui nous est contraire.
La Chute ne peut pas continuer indéfiniment, vu que le Monde inférieur est contenu à l’état potentiel dans l’Univers principiel, et aucune partie ne peut réellement sortir du Tout. Le Démiurge s’oppose à l’Adam Kadmon ou à l’Humanité principielle, manifestation du Verbe, mais seulement comme un reflet, car il n’est point une émanation, et il n’existe pas par lui-même.
« Nous sommes donc amené à considérer le Démiurge comme un reflet ténébreux et inversé de l’Etre, car il ne peut pas être autre chose en réalité. Il n’est donc pas un être; mais, d’après ce que nous avons dit précédemment, il peut être envisagé comme la collectivité des êtres dans la mesure où ils sont distincts, ou, si l’on préfère, en tant qu’ils ont une existence individuelle. Nous sommes des êtres distincts en tant que nous créons nous-mêmes la distinction, qui n’existe que dans la mesure où nous la créons; en tant que nous créons cette distinction, nous sommes des éléments du Démiurge, et, en tant qu’êtres distincts, nous appartenons au domaine de ce même Démiurge, qui est ce qu’on appelle la Création. » (p. 16)
Considéré comme Créateur, le Démiurge produit d’abord la division, puisqu’il n’existe qu’autant que la division elle-même existe. Puisque la division est la source de l’existence individuelle, et que celle-ci est définie par la forme, le Démiurge est aussi formateur.
Si la Création n’est pas parfaite, elle est tout de même un des éléments constitutifs de la Perfection totale. Elle n’est imparfaite que si on la considère analytiquement comme séparée de son Principe, et c’est dans la même mesure qu’elle est le domaine du Démiurge.
Le Démiurge et son domaine n’existent pas au point de vue universel, pas plus que la distinction du Bien et du Mal.
L’Esprit universel est l’Etre, il est le Principe de tous les êtres.
« Lorsque l’homme parvient à la connaissance réelle de cette vérité, il identifie lui-même et toutes choses à l’Esprit universel, et alors toute distinction disparaît pour lui, de telle sorte qu’il contempls toutes choses comme étant en lui-même, et non plus comme extérieures, car l’illusion s’évanouit devant la Vérité comme l’ombre devant le soleil. Ainsi, par cette connaissance même, l’homme est affranchi des liens de la Matière et de l’existence individuelle, il n’est plus soumis à la domination du Prince de ce Monde, il n’appartient plus à l’Empire du Démiurge. » (p. 17)

III
L’homme peut, dès son existence terrestre, s’affranchir du domaine du Démiurge ou du Monde hylique, et cet affranchissement s’opère par la Gnose, c’est-à-dire par la Connaissance intégrale.
Les divers plans de l’Univers ne sont point des lieux ou des régions, mais des états d’être. Ceci permet de comprendre comment un homme vivant sur la terre peut appartenir en réalité, non plus au Monde hylique, mais au Monde psychique ou même au Monde pneumatique. L’état des Psychiques n’est en somme qu’un état transitoire, c’est celui de l’être préparé à recevoir la Lumière, mais qui ne la perçoit pas encore, qui n’a pas pris conscience de la Vérité une et immuable. Celui qui possède intégralement la triple Connaissance, par laquelle il est délivré à tout jamais des naissances mortelles, c’est le Pneumatique. Celui-ci est délivré des naissances mortelles, il s’est affrainchi de la forme, donc du Monde démiurgique. Il n’est plus soumis au changement, et par suite, il est sans action.
Celui qui a pris conscience des deux Mondes manifestés, c’est-à-dire du Monde hylique, ensemble des manifestations grossières ou matérielles, et du Monde psychique, ensemble des manifestations subtiles, est deux fois nés, Dwidja. Mais celui qui est conscient de l’Univers non manifesté ou du Monde sans forme, c’est-à-dire du Monde pneumatique, et qui est arrivé à l’identification de soi-même avec l’Esprit universel, Atmâ, celui-là seul peut être dit Yogi, c’est-à-dire uni à l’Esprit universel.
Le Yogi ou le Pneumatique se perçoit, non plus comme une forme grossière ni comme une forme subtile, mais comme un être sans forme; il s’identifie alors à l’Esprit universel.

IV
La morale existe, mais dans la même mesure que la distinction du Bien et du Mal, c’est-à-dire pour tout ce qui appartient au domaine du Démiurge. Au point de vue universel, la morale n’a plus aucune raison d’être.
Il faut avoir bien soin de ne jamais confondre les divers plans de l’Univers. Ce qu’on dit de l’un pourait n’être pas vrai pour l’autre. Ainsi, la morale existe nécessairement dans le plan social, qui est essentiellement le domaine de l’action. Mais il ne peut plus en être question lorsqu’on envisage le plan métaphysique ou universel, puisque alors il n’y a plus d’action.
« [...] nous devons faire remarquer que l’être qui est supérieur à l’action possède cependant la plénitude de l’activité; mais c’est une activité potentielle, donc une activité qui n’agit point. Cet être est, non point immobile comme on pourrait le dire à tort, mais immuable, c’est-à-dire supérieur au changement; en effet, il est identifié à l’Etre, qui est toujours identique à lui-même: suivant la formule biblique, “l’Etre est l’Etre”. » (p. 23)
« C’est une erreur très répandue, du moins en Occident, que de croire qu’il n’y a plus rien quand il n’y a plus de forme, tandis qu’en réalité c’est la forme qui n’est rien et l’informel qui est tout; ainsi, le Nirvâna, bien loin d’être l’anéantissement comme l’ont prétendu certains philosophes, est au contraire la plénitude de l’Etre. » (p. 24)
Le Pneumatique est sans action en réalité, mais, tant qu’il réside dans un corps, il a les apparences de l’action. Il est évident que l’action ne peut pas exister pour celui qui contemple toutes choses en lui-même, comme existant dans l’Esprit universel, sans aucune distinction d’objets individuels.

Chapitre II. Monothéisme et angélologie
Il y a « association », dès qu’on admet que quoi que ce soit, en dehors du Principe, possède une existence lui appartenant en propre.
Le polythéisme n’est autre chose qu’une incompréhension qui se rapporte aux aspects ou aux attributs divins. Une telle incompréhension est toujours possible chez des individus isolés et plus ou moins nombreux. Mais sa généralisation correspons à un état d’extrême dégénérescence d’une forme traditionnelle en voie de disparition.
Aucune tradition, quelle qu’elle soit, ne saurait, en elle-même, être polythéiste. Toute tradition véritable est essentiellement monothéiste.
Note en bas de page: « Il est assez difficile de comprendre, par ailleurs, comment certains peuvent croire à la fois à la “simplicité primitive” et au polythéisme originel, et pourtant il en est ainsi: c’est là encore un curieux exemple des innombrables contradictions de la mentalité moderne. » (p. 27)
Le monothéisme peut inclure tous les développements possibles sur la multiplicité des attributs divins. L’angélologie, qui est étroitement connexe de la considération des attributs, occupe effectivement une place importante dans les formes traditionnelles où le monothéisme s’affirme de la façon la plus explicite et la plus rigoureuse. Il faut regarder les anges comme exprimant tels ou tels aspects divins dans l’ordre de la manifestation informelle.
L’angélologie ou son équivalent, quel que soit le nom par lequel on le désignera plus spécialement, existe dans toutes les traditions. Les Dévas, dans la tradition hindoue, sont en réalité l’exact équivalent des anges dans les traditions judaïque, chrétienne et islamique. Dans tous les cas, ce dont il s’agit peut être défini comme étant la partie d’une doctrine traditionnelle qui se réfère aux états informels ou supra-individuels de la manifestation.
L’idolâtrie ne peut naître que d’une incompréhension de certains symboles.

Chapitre III. Esprit et intellect
Il est souvent affirmé que l’esprit n’est autre qu’Atmâ, il y a cependant des cas où ce même esprit paraît s’identifier seulement à Buddhi. Ce qui justifie ces deux emplois d’un même mot, c’est la correspondance qui existe entre différents « niveaux » de réalité, et qui rend possible la transposition de certains termes d’un de ces niveaux à l’autre.
Le mot « essence » est lui-aussi susceptible de s’appliquer de plusieurs façons différentes. En tant qu’il est corrélatif de « substance », il désigne, au point de vue de la manifestation universelle, Purusha envisagé par rapport à Prakriti. Au-delà de la dualité, le sens est celui de l’« Essence divine ».
On peut parler de l’essence d’un être comme complémentaire de sa substance, mais on peut aussi désigner comme l’essence ce qui constitue la réalité ultime.
Dès lors qu’il s’agit des principes constitutifs d’un être dans ses états conditionnés, ce qu’on y envisage comme l’esprit, par exemple dans le ternaire « esprit, âme, corps », ne peut plus être l’Atma inconditionné.
Lorsque nous parlons de l’universel en le distinguant de l’individuel, nous devons y comprendre non seulement le non-manifesté, mais aussi tout ce qui, dans la manifestation elle-même, est d’ordre supra-individuel, c’est-à-dire la manifestation informelle, à laquelle Buddhi appartient essentiellement. De même, l’individualité comme telle comprenant l’ensemble des éléments psychiques et corporels, on ne peut désigner que comme spirituels les principes transcendants par rapport à cette individualité, ce qui est précisément encore le cas de Buddhi ou de l’intellect.
L’intellectualité pure et la spiritualité sont synonymes au fond. Il faut insister sur la nature essentiellement supra-individuelle de l’intellect pur. L’intellect n’est donc jamais individualisé.
En toute rigueur, l’homme ne peut pas parler de « son esprit » comme il parle de « son âme » ou de « son corps », le possessif impliquant qu’il s’agit d’un élément appartenant proprement au « moi », c’est-à-dire d’ordre individuel.
La distinction qui existe entre l’esprit et les éléments d’ordre individuel est beaucoup plus profonde que toutes celles qu’on peut établir parmi ces derniers, et notamment entre les éléments psychiques et les éléments corporels, entre ceux qui appartiennent respectivement à la manifestation subtile et à la manifestation grossière, lesquelles ne sont en somme l’une et l’autre que les modalités de la manifestation formelle.
Buddhi, en tant qu’elle est la première des productions de Prakriti, constitue le lien entre tous les états de manifestation. D’un autre côté, elle apparaît comme le rayon lumineux directement émané du Soleil spirituel, qui est Atmâ lui-même. Il est suivant la formule upanishadique « ce par quoi tout est manifesté, et qui n’est soi-même manifesté par rien ».
Buddhi n’est en définitive pas autre chose que l’expression même d’Atmâ dans la manifestation.
« [...] tant que l’être est, non pas seulement dans l’état humain, mais dans un état manifeste quelconque, individuel ou supra-individuel, il ne peut y avoir pour lui aucune différence effective entre l’esprit et l’intellect, ni par conséquent entre la spiritualité et l’intellectualité véritables. En d’autres termes, pour parvenir au but suprême et final, il n’y a d’autre voie pour cet être que le rayon même par lequel il est relié au Soleil spirituel; quelle que soit la diversité apparente des voies existant au point de départ, elles doivent toutes s’unifier tôt ou tard dans cette seule voie “axiale”; et, quand l’être aura suivi celle-ci jusqu’au bout, il “entrera dans son propre Soi”, hors duquel il n’a jamais été qu’illusoirement, puisque ce “Soi”, qu’on l’appelle analogiquement esprit, essence ou de quelque autre nom qu’on voudra, est identique à la réalité absolue en laquelle tout est contenu, c’est-à-dire à l’Atmâ suprême et inconditionné. » (p. 35-36)

Chapitre IV. Les Idées éternelles
Parler de l’« Intellect divin » implique évidemment une transposition de ce terme au-delà du domaine de la manifestation.
« [...] lorsque les théologiens envisagent l’Intellect divin ou le Verbe comme le “lieu des possibles”, ils n’ont en vue que les seules possibilités de manifestation, qui, comme telles, sont comprises dans l’Etre; la transposition qui permet de passer de celui-ci au Principe suprême ne relève plus du domaine de la théologie, mais uniquement de celui de la métaphysique pure. » (p. 37)
On peut se demander si les « idées » entendues au sens platonicient sont la même chose que celles qui sont éternellement contenues dans le Verbe. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit bien des « archétypes » des êtres manifestés. Ces deux points de vue sont l’un et l’autre parfaitement légitimes.
Note en bas de page: « Il n’est peut-être pas sans intérêt de remarquer que l’« idée » ou l’« archétype » envisagé dans l’ordre de la manifestation informelle et par rapport à chaque être, correspond au fond, quoique sous une forme d’expression différente, à la conception catholique de l’« ange gardien ». » (p. 38)
Les « idées » platoniciennes ne peuvent être dites proprement « éternelles », car ce mot ne saurait s’appliquer à rien de ce qui appartient à la manifestation, fût-ce à son degré le plus élevé et le plus proche du Principe, tandis que les « idées » contenues dans le Verbe sont nécessairement éternelles comme lui, tout ce qui est d’ordre principiel étant absolument permanent et immuable et n’admettant aucune sorte de succession.
Du point de vue métaphysique, il n’y a aucune distinction entre « possible » et « réel ».
« Pourtant, il en est qui poussent la méprise si loin qu’ils paraissent ne regarder les idées éternelles que comme des sortes d’images (ce qui, remarquons-le en passant, implique encore une autre contradiction en prétendant introduire quelque chose de formel jusque dans le Principe), n’ayant pas avec les êtres eux-mêmes un rapport plus effectif que ne peut en avoir leur image réfléchie dans un miroir; c’est là, à proprement parler, un renversement complet des rapports du principe avec la manifestation, et la chose est même trop évidente pour avoir besoin de plus amples explications. La vérité est assurément fort éloignée de toutes ces conceptions erronées: l’idée dont il s’agit est le principe même de l’être, c’est-à-dire ce qui fait toute sa réalité, et sans quoi il ne serait qu’un pur néant; soutenir le contraire revient à couper tout lien entre l’être manifesté et le Principe, et, si l’on attribue en même temps à cet être une existence réelle, cette existence, qu’on le veuille ou non, ne pourra qu’être indépendante du Principe, de sorte que [...] on aboutit ainsi inévitablement à l’erreur de l’« association ». Dès lors qu’on reconnaît que l’existence des êtres manifestés, dans tout ce qu’elle a de réalité positive, ne peut être rien d’autre qu’une « participation » de l’être principiel,, il ne saurait y avoir le moindre doute là-dessus; si l’on admettait à la fois cette « participation » et la prétendue « virtualité » des idées éternelles, ce serait encore là une contradiction de plus. En fait, ce qui est virtuel, ce n’est point notre réalité dans le principe, mais seulement la conscience que nous pouvons en avoir en tant qu’être manifestés, ce qui est évidemment tout à fait autre chose; et ce n’est que par la réalisation métaphysique que peut être rendue effective cette conscience de ce qui est notre être véritable, en dehors et au-delà de tout ã devenir », c’est-à-dire la conscience, non pas de quelque chose qui passerait en quelque sorte par là de la « puissance » à l’« acte », mais bien de ce que, au sens le plus absolument réel qui puisse être, nous sommes principiellement et éternellement. » (p. 39-40)

Chapitre V. Silence et solitude
Chez les Indiens de l’Amérique du Nord, il existe, outre les rites de divers genres qui ont un caractère collectif, la pratique d’une adoration solitaire et silencieuse, qui est considérée comme la plus profonde et celle qui est de l’ordre le plus élevé.
Il ne s’agit pas d’une prière, car il n’y a là aucune demande, de quelque nature qu’elle puisse être. Il serait plus juste de parler d’« incantation » ou d’« invocation », en entendant ce dernier terme dans un sens exactement comparable à celui du dhikr dans la tradition islamique, mais en précisant que c’est essentiellement une invocation silencieuse et tout intérieure.
Ch. Eastman, Sioux d’origine, décrit cette adoration: « L’adoration du Grand Mystère était silencieuse, solitaire, sans complication intérieure; elle était silencieuse parce que tout discours est nécessairement faible et imparfait, aussi les âmes de nos ancêtres atteignaient Dieu dans une adoration sns mots; elle était solitaire parce qu’ils pensaient que Dieu est plus près de nous dans la solitude, et les prêtres n’étaient point là pour servir d’intermédiaires entre l’homme et le Créateur. »
Le « Grand Mystère » étant le non-manifesté, le silence lui-même, qui est proprement un état de non-manifestation, est par là comme une participation ou une conformité à la nature du Principe suprême.
Le silence est plus que la simple absence de toute parole et de tout discours. Le silence est essentiellement pour les Indiens « le parfait équilibre des trois parties de l’être », c’est-à-dire de ce qu’on peut désigner comme l’esprit, l’âme et le corps, car l’être tout entier doit participer à l’adoration pour qu’un résultat pleinement valable puisse en être obtenu.
L’équilibre est, dans la manifestation même, comme l’image ou le reflet de l’indistinction principielle du non-manifesté, indistinction qui est bien représentée aussi par le silence.
Silence et solitude sont aussi impliqués également l’un et l’autre dans la signification du terme sanscrit mauna.
« La multiplicité, étant inhérente à la manifestation, et s’accentuant d’autant plus, si l’on peut dire, qu’on descend à des degrés plus inférieurs de celle-ci, éloigne donc nécessairement du non-manifesté; aussi l’être qui veut se mettre en communication avec le Principe doit-il avant tout faire l’unité en lui-même, autant qu’il est possible, par l’harmonisation et l’équilibre de tous ses éléments, et il doit aussi, en même temps, s’isoler de toute multiplicité extérieure à lui. » (p. 45)
Chapitre VI. « Connais-toi toi-même »
A propos de cette phrase citée si souvent, il faut se poser deux questions: la première sur l’origine de cette expression, la seconde sur son sens réel et sa raison d’être.
Ceux qui ont étudié la philosophie grecque diront que celui qui l’a prononcée pour la première fois est Socrate, d’autre qu’il sagit de Platon ou Pythagore. « De ces avis contradictoires, de ces divergences d’opinion nous sommes en droit de conclure que cette phrase n’a pour auteur aucun de ces philosophes et que ce n’est pas chez eux qu’il faut en chercher l’origine. Il nous semble licite de formuler cet avis, qui paraîtra juste au lecteur quand il saura que deux parmi ces philosophes, Pythagore et Socrate, n’ont laissé aucun écrit. Quant à Platon nul, quelle que soit sa complétence philosophique, n’est à même de distinguer ce qui a été dit par lui ou par son maître Socrate. » (p. 48-49)
A la vérité, l’origine de l’expression étudiée remonte bien plus haut que les trois philosophes ici nommés. Bien mieux, elle est plus ancienne que l’histoire de la philosophie, et elle dépasse aussi le domaine de la philosophie.
On dit que ces mots étaient inscrits au-dessus de la porte d’Apollon à Delphes. En adoptant ces paroles, les philosophes se proposaient de montrer que leur enseignement ne leur était pas strictement personnel, qu’il provenait d’un point de départ plus ancien, d’un point de vue plus élevé rejoignant la source même de l’inspiration originelle, spontanée et divine. « Nous constatons que ces philosophes étaient, en cela, très différents des philosophes modernes qui déploient tous leurs efforts pour exprimer quelque chose de nouveau afin de le donner comme l’expression de leur propre pensée, de se poser comme les seuls auteurs de leurs opinions, comme si la vérité pouvait être la propriété d’un homme. » (p. 49-50)
Le sens originel et étymologique du mot « philosophie » a été employé pour la première fois par Pythagore: le fait d’aimer Sophia, la sagesse. Ce mot a été employe pour qualifier une préparation à cette acquisition de la sagesse.
Du fait que la sagesse est identique à la véritable connaissance intérieure, on peut dire que la connaissance philosophique n’est qu’une connaissance superficielle et extérieure. Elle constitue seulement un premier degré dans la voie de la connaissance supérieure et véritable qui est la sagesse.
« Il était admis par les philosophes de l’Antiquité que la connaissance rationnelle, c’est-à-dire la philosophie, n’est pas le plus haut degré de la connaissance, n’est pas la sagesse. » (p. 51)
La préparation philosophique n’était pas suffisante, car elle ne concerne qu’une faculté limitée qui est la raison, tandis que la sagesse concerne la réalité de l’être tout entier. Donc il existe une préparation plus élevée que la philosophie, qui ne s’adresse plus à la raison, mais à l’âme et à l’esprit, et que nous pourrons appler préparation intérieure. « Si pour cette préparation intérieure on employait encore des mots, ceux-ci ne pouvaient plus y être pris que comme des symboles destinés à fixer la contemplation intérieure. Par cette préparation, l’homme est amené à certains états qui lui permettent de dépasser la connaissance rationnelle à laquelle il était parvenu antérieurement, et comme tout ceci est au-dessus du niveau de la raison, il était aussi au-dessus de la philosophie [...]. » (p. 51)
L’enseignement ésotérique s’est propagé en Grèce sous le nom de « mystères ». Ceux qui inspirèrent Pythagore et Platon étaient en rapport avec le culte d’Apollon. Le mot « mystère » signifie étymologiquement silence total, les choses auxquelles ils se rapportaient ne pouvant être exprimées par des mots, mais seulement enseignées par une voie silencieuse.
« Nous pouvons affirmer que cet enseignement silencieux usait de figures, de symboles, et d’autres moyens ayant pour but d’amener l’homme à des états intérieurs lui permettant de parvenir graduellement à la connaissance réelle ou sagesse. C’était là le but essentiel et final de tous les « mystères » et des choses semblables qu’on peut trouver ailleurs. » (p. 32)
Il est dit que les rites d’Apollon étaient venus du Nord et cela se rapporte à une tradition très ancienne, qui se retrouve dans des livres sacrés comme le Vêda hindou et l’Avesta perse.
L’histoire de Pythagore et son nom même ont un lien certain avec les rites d’Apollon. Celui-ci était appelé Pythios, et il est dit que Pytho était le nom originel de Delphes. La femme qui recevait l’inspiration des Dieux dans le temple s’appelait Pythie. Le nom de Pythagore signifie donc guide de la Pythie, ce qui s’applique à Apollon lui-même.
Dans l’école pythagoricienne, la géométrie et ls branches des mathématiques étaient employées comme symboles de la vérité spirituelle. Platon considérait la géométrie comme une préparation indispensable à tout autre enseignement et il avait fait inscrire sur la porte de son école ces mots: « Nul n’entre ici s’il n’est géomètre. » Platon avait dit aussi: « Dieu fait toujours de la géométrie ».
Certains attribue à la phrase « Connais-toi toi-même » un sens psychologique, mais ce qu’ils appellent psychologie consiste seulement dans l’étude des phénomènes mentaux. D’autres y voient un but moral, la recherche d’une loi applicable à la vie pratique. En fait: « Elle signifie d’abord qu’aucun enseignement exotérique n’est capable de donner la connaissance réelle, que l’homme doit trouver seulement en lui-même, car, en fait, toute connaissance ne peut être acquise que par une compréhension personnelle. Sans cette compréhension, aucun enseignement ne peut aboutir à un résultat efficace, et l’enseignement qui n’éveille pas chez celui qui le reçoit une résonance personnelle ne peut procurer aucune sorte de connaissance. » (p. 54)
Platon dit que « tout ce que l’homme apprend est déjà en lui » (anamnésis).
Avicenne a dit: « Tu te crois un néant et c’est en toit que réside le monde. » La similitude qui existe entre le macrocosme et le microcosme fait que chacun d’eux est l’image de l’autre, et la correspondance des éléments qui les composent montre que l’homme doit se connaître lui-même d’abord pour pouvoir connaître ensuite toutes choses, car il peut trouver toutes choses en lui.
Aristote a dit: « l’être est tout ce qu’elle connaît ». Ainsi, là où il y a connaissance réelle, la connaissance et l’être sont une seule et même chose.
La connaissance réelle n’a pas pour voie la raison, mais l’esprit et l’être tout entier, car elle n’est autre chose que la réalisation de cet être dans tous ses états, ce qui est l’achèvement de la connaissance et l’obtention de la sagesse suprême.
Hadith: « Qui se connaît soi-même, connaît son Seigneur. »
« Quand l’homme se connaît lui-même dans son essence profonde, c’est-à-dire dans le centre de son être, c’est alors qu’il connaît son Seigneur. Et connaissant son Seigneur, il connaît en même temps toutes choses, qui viennent de Lui et y retournent. Il connaît toutes choses dans la suprême unité du Principe divin, hors duquel, suivant la parole de Mohyiddin ibn Arabî: “Il n’y a absolument rien qui existe », car rien ne peut être hors de l’Infini. » (p. 57)

Chapitre VII. Remarques sur la production des nombres
Les théogonies les plus élevées de l’Occident disent: « Au commencement, avant l’origine de toutes choses, était l’Unité ». Les théogonies de l’Orient et de l’Extrême-Orient disent: « Avant le commencement, avant même l’Unité primordiale, était le Zéro ». Les dernières savent qu’au-delà de l’Etre il y a le Non-Etre, qu’au-delà du manifesté il y a le non-manifesté qui en est le principe, et que le Non-Etre n’est point le Néant, mais qu’il est au contraire la Possibilité infinie, identique au Tout universel.
D’après la Kabbale, l’Absolu, pour se manifester, se concentre en un point infiniment lumineux, laissant les ténèbres autour de lui. Cette lumière dans les ténèbres, ce rien qui est tout dans un tout qui n’est rien, c’est l’Etre au sein du Non-Etre, la Perfection active dans la Perfection passive. Le point lumineux c’est l’Unité, affirmation du Zéro métaphysique, qui est représenté par l’étendue illimitée, image de l’infinie Possibilité universelle. L’Unité, dès qu’elle s’affirme, est unie au Zéro qui la contenait en principe.
La Possibilité totale est en même temps la Passivité universelle, car elle contient toutes les possibilités particulières, dont certaines seront manifestées, passeront de la puissance à l’acte.
Dès l’affirmation de l’Unité, avant même toute manifestation, si cette Unité s’opposait au Zéro qui la contient en principe, on verrait apparaître le Binaire au sein de l’Absolu même, dans la première différenciation qui aboutit à la distinction du Non-Etre et de l’Etre.
« En outre, si on envisage les choses sous cet aspect, on peut dire que l’Absolu est le principe commun de l’Etre et du Non-Etre, du manifesté et du non-manifesté, bien qu’en réalité il se confonde avec le Non-Etre, puisque celui-ci est le principe de l’Etre, qui est lui-même à son tour le principe premier de toute manifestation. » (p. 60)
Tous les nombres sont compris dans le Dénaire, réalisé par le parcours du cycle de la manifestation totale de l’Etre.
De même que nous ne pouvons concevoir le Non-Etre qu’à travers l’Etre, nous ne pouvons concevoir l’Etre-Unité qu’à travers sa manifestation ternaire, conséquence nécessaire et immédiate de la différenciation ou de la polarisation que notre intellect crée dans l’Unité. La Trinité est une Tri-Unité, puisque ses trois termes ne sont point réllement distincts, qu’ils ne sont que la même Unité conçue comme contenant en elle-même les deux pôles par lesquels se produira toute manifestation.
A partir du ternaire on obtient le nombre sénaire: 1 + 2 + 3 = 6. Le sénaire est le nombre de la Création, il est par rapport au Ternaire ce que le Démiurge est au Logos émanateur.
Quelle que soit la façon dont on envisage le Quaternaire, on peut dire qu’il contient tous les nombres, car on voit qu’il contient le Denaire: 1 + 2 + 3 + 4 = 10. C’est pourquoi toutes les traditions disent: un a produit deux, deux a produit trois, trois a produit tous les nombres.
Le Quaternaire est représenté géométriquement par le carré, si on l’envisage à l’état statique, et par la croix, si on l’envisage à l’état dynamique. Lorsque la croix tourne autour de son centre, elle engendre la circonférence, qui, avec le centre, représente le Dénaire. C’est ce qu’on appelle la circulation du quadrant.
Le problème hermétique de la quadrature du cercle est représenté par la division du cercle en quatre parties égales au moyen de deux diamètres rectangulaires. Il s’exprime numériquement par l’équation: 10 = 1 + 2 + 3 + 4.
Si le Ternaire est le nombre qui représente la première manifestation de l’Unité principielle, le Quaternaire en figure l’expansion totale, symbolisée par la croix dont les quatre branches sont formées par deux droites indéfinies rectangulaires.
Le quaternaire est le nombre du Verbe manifesté, de l’Adam Kadmon, il est essentiellement le nombre de l’Emanation. De lui dérivent les autres degrés de la manifestation de l’Etre, en succession logique, par le développement des nombres qu’il contient en lui-même, et dont l’ensemble constitue le Dénaire.
Le nombre de cinq signifie encore la croix par son centre et ses quatre branches. Si le centre de la croix est envisagé comme le point de départ des quatre branches, il représente l’Unité primordiale. Si au contraire il est envisagé seulement comme leur point d’intersection, il ne représente que l’équilibre, reflet de cette Unité.
La distinction qui donne naissance à l’existence individuelle est le point de départ de la Création. Celle-ci existe dans la mesure où l’ensemble des êtres individuels, caractérisés par le nombre de cinq, se considère comme distinct de l’Unité, ce qui donne naissance au nombre six.
« Les choses sont distinctes de nous dans la mesure où nous les en distinguons; c’est dans cette même mesure qu’elles nous deviennent extérieures, et qu’en même temps qu’elles deviennent aussi distinctes entre elles; elles apparaissent alors comme revêtues de formes, et cette Formation, qui est la conséquence immédiate de la Création, est caractérisée par le nomre qui suit le Sénaire, c’est-à-dire par le Septénaire. » (p. 65)
La Formation aboutit à ce qu’on appelle la réalisation matérielle, qui marque la limite de la manifestation de l’Etre, et qui sera caractérisée par le nombre huit. Ce nombre est représenté, à l’état statique, par deux carrés dont l’un est inscrit dans l’autre, de façon que ses sommets soient les milieux des côtés de celui-ci. A l’état dynamique, il est figuré par deux croix ayant même centre, de telle sorte que les branches de l’une soient les bissectrices des angles droits formés par les branches de l’autre.
Si le nombre huit s’ajoute à l’Unité, il forme le nombre neuf, qui, limitant ainsi pour nous la manifestation de l’Etre, puisqu’il correspond à la réalisation matérielle distinguée de l’Unité, sera représenté par la circonférence, et désignera la Multiplicité.
Le nombre neuf, en s’ajoutant à l’Unité, forme le nombre dix, qui résulte aussi de l’union du Zéro avec l’Unité et qui est figuré par la circonférence avec son centre.
Le Dénaire, correspondant à la circonférence avec son centre, est la manifestation totale de l’Etre, le développement complet de l’Unité.

Deuxième partie. Sciences et arts traditionnels
Chapitre premier. L’initiation et les métiers
La conception « profane » des sciences et des arts, telle qu’elle a cours actuellement en Occident, est chose très moderne et implique une dégénérescence par rapport à un état antérieur où les uns et les autres présentaient un caractère tout différent.
La distinction entre les arts et les métiers, entre « artiste » et « artisan » est spécifiquement moderne, née de cette déviation profane. L’artifex, pour les anciens, c’est l’homme qui exerce un art ou un métier. Mais c’est quelque chose de plus que l’artiste ou l’artisan, car originairement tout au moins, son activité est rattachée à des principes traditionnels.
« Dans toute civilisation traditionnelle, en effet, toute activité de l’homme, quelle qu’elle soit, est toujours considérée comme dérivant essentiellement des principes; par là, elle est comme « transformée », pourrait-on dire, et, au lieu d’être réduite à ce qu’elle est en tant que simple manifestation extérieure (ce qui est en somme le point de vue profane), elle est intégrée à la tradition et constitue, pour celui qui l’accomplit, un moyen de participer effectivement à celle-ci. » (p. 71-72)
Dans les civilisations traditionnelles, la religion n’est point quelque chose qui occupe une place à part, sans aucun rapport avec tout le reste, comme elle l’est pour les Occidentaux modernes. Au contraire, elle pénètre toute l’existence de l’être humain, et en particulier la vie sociale. Ainsi, il ne peut y avoir en réalité rien de « profane », sauf pour ceux qui, pour une raison ou pour une autre, sont en dehors de la tradition, et dont le cas représente alors une simple anomalie.
Il existe une initiation liée aux métiers et prenant ceux-ci pour base. Ainsi, ces métiers sont susceptibles d’une signification supérieure et plus profonde.
Dans la doctrine hindoue existe la notion de swadharma, l’accomplissement par chaque être d’une activité conforme à sa nature propre. Par contre, dans la conception profane un homme peut adopter une profession quelconque, et il peut même en changer à son gré, comme si cette profession était quelque chose de purement extérieur à lui, sans aucun lien réel avec ce qu’il est vraiment, avec ce qui fait qu’il est lui-même et non pas un autre. « Dans la conception traditionnelle, au contraire, chacun doit normalement remplir la fonction à laquelle il est destiné par sa nature même; et il ne peut en remplir une autre sans qu’il y ait là un grave désordre, qui aura sa répercussion sur toute l’organisation sociale dont il fait partie; bien plus, si un tel désordre vient à se généraliser, il en arrivera à avoir des effets sur le milieu cosmique lui-même, toutes choses étant liées entre elles selon de rigoureuses correspondances. » (p. 73)
Dans la conception traditionnelle, ce sont les qualités essentielles des êtres qui déterminent leur activité. Dans la conception profane, les individus ne sont plus considérés que comme des « unités » interchangeables, comme s’ils étaient, en eux-mêmes, dépourvus de toute qualité propre.
Les métiers « mécaniques » des modernes n’étant qu’un produit de la déviation profane, sont incapables d’offrir des possibilités d’initiation.
Si le métier est quelque chose comme l’homme même, une expansion de sa propre nature, il peut servir de base à une initiation. En effet, si l’initiaiton a essentiellement pour but de dépasser les possibilités de l’individu humain, elle doit prendre pour point de départ l’individu tel qu’il est.
La différence fondamentale qui sépare l’enseignement initiatique de l’enseignement profane: ce qui est simplement « appris » de l’extérieur est ici sans valeur; ce dont il s’agit, c’est d’« éveiller » les possibilités latentes que l’être porte en lui-même.
L’initiation, prenant le métier pour « support », aura en même temps, et inversement en quelque sorte, une répercussion sur l’exercice de ce métier.
Les initiations de métier appartiennent à l’ordre des « petits mystères ». Elles se rapportent au développement des possibilités qui relèvent proprement de l’état humain, ce qui n’est pas le but dernier de l’initiation, mais en constitue du moins obligatoirement la première phase. Les « petits mystères » conduisent à la restauration de ce que les doctrines traditionnelles désignent comme « l’état primordial ».
« Si nous envisageons l’histoire de l’humanité telle que l’enseignent les doctrines traditionnelles, en conformité avec les lois cycliques, nous devons dire que, à l’origine, l’homme ayant la pleine possession de son état d’existance, avait naturellement les possibilités correspondant à toutes les fonctions, antérieurement à toute distinction de celles-ci. La division de ces fonctions se produisit dans un stade ultérieur, représentant un état déjà inférieur à l’« état primordial », mais dans lequel chaque être humain, tout en n’ayant plus que certaines possibilités déterminées, avait encore spontanément la conscience effective de ces possibilités. C’est seulement dans une période de plus grande obscuration que cette conscience vint à se perdre; et, dès lors, l’initiation devint nécessaire pour permettre à l’homme de retrouver, avec cette conscience, l’état antérieur auquel elle est inhérente; tel est en effet le premier de ses buts, celui qu’elle se propose le plus immédiatement. » (p. 76-77)
Les « petits mystères » sont la préparation aux « grands mystères ». Il n’y a pas de véritable initiation sans intervention d’un élément « non humain ».

Chapitre II. Remarques sur la notation mathématique
Les sciences profanes ne représentent en réalité que de simples résidus dénaturés des anciennes sciences traditionnelles, en ce sens que c’est la partie la plus inférieure de celles-ci, ayant cessé d’être mise en relation avec les principes, en est arrivée à prendre un développement indépendant et à être regardée comme une connaissance se suffisant à elle-même. Les mathématiques modernes ne font pas exception sous ce rapport, si on les compare à ce qu’étaient pour les anciens la science des nombres et la géométrie.
« Les mathématiciens, à l’époque moderne, semblent en être arrivés à ignorer ce qu’est véritablement le nombre, car ils réduisent toute leur science au calcul, qui est pour eux un simple ensemble de procédés plus ou moins artificiels, ce qui, en somme, revient à dire qu’ils remplacent le nombre par le chiffre; du reste, cette confusion du nombre avec le chiffre est tellement répandue de nos jours qu’on pourrait la retrouver à chaque instant jusque dans les expressions du langage courant. Or, le chiffre n’est proprement rien de plus que le vêtement du nombre; nous ne disons pas même son corps, car c’est plutôt la forme géométrique qui, à certains égard, peut être légitimement considérée comme le véritable corps du nombre, ainsi que le montrent les théories des anciens sur les polygones et les polyèdres, mis en rapport direct avec le symbolisme des nombres. » (p. 79)
Les mathématiciens emploient dans leur notation des symboles dont ils ne connaissent plus le sens, et qui sont comme des vestiges de traditions oubliées. Ils tendent de plus en plus à regarder toute notation comme une simple « convention », par quoi ils entendent quelque chose qui est posé d’une façon tout arbitraire, ce qui est une véritable impossibilité, car on ne fait jamais une convention sans avoir quelque raison de la faire, et de faire précisément celle-là plutôt que toute autre. C’est pourquoi on peut relever de multiples illogismes dans les notions mathématiques telles qu’elles sont envisagées comunément.
L’infini mathématique n’est et ne peut être en réalité que l’indéfini. Ce que les mathématiciens représentent par le signe ∞ ne peut en aucune façon être l’Infini entendu dans son vrai sens. Ce signe est une figure fermée, donc visiblement finie. L’indéfini n’est qu’un développement du fini. Mais on ne peut faire sortir l’Infini de l’indéfini. L’Infini n’est quantitatif, car la quantité, n’étant qu’un mode spécial de réalité, est essentiellement limitée par là même.
L’idée d’un nombre infini, donc d’un nombre qui serait plus grand que tout autre nombre, est une idée contradictoire en elle-même, car, si grand que soit un nombre N, le nombre N + 1 est toujours plus grand, en vertu de la loi de formation de la série indéfinie des nombres.
Il est évidemment absurde de vouloir définir l’Infini, car toute définition est nécessairement une limitation, et l’Infini est ce qui n’a pas de limite. Chercher à le faire entrer dans une formule, le revêtir d’une forme, c’est s’efforcer de faire entrer le Tout universel dans un des éléments les plus infimes qui sont compris en lui, ce qui est manifestement impossible. Concevoir l’Infini comme une quantité, ce n’est pas seulement le borner, mais c’est encore, par surcroît, le concevoir comme susceptible d’augmentation ou de diminution, ce qui n’est pas moins absurde.
Les réalités d’ordre mathématique ne peuvent, comme toutes les autres réalités, qu’être découvertes et non pas inventées.
Il n’y a en réalité ni infiniment grand ni infiniment petit, mais on peut envisager la suite des nombres comme croissant ou décroissant indéfiniment, de sorte que le prétendu infini mathématique n’est bien que l’indéfini. « L’indéfini est donc encore fini, c’est-à-dire limité; même si nous n’en connaissons pas les limites ou si nous sommes incapables de les déterminer, nous savons cependant que ces limites existent, car tout indéfini n’est qu’un certain ordre de choses, qui est borné par l’existence même d’autres choses en dehors de lui. » (p. 82) On peut envisager plusieurs indéfinis, on peut même les ajouter les uns aux autres, ou les multiplier les uns par les autres, ce qui conduit à la considération d’indéfinis de grandeur inégale.
Ces considérations montrent d’une façon imprécise l’impossibilité d’arriver à la synthèse par l’analyse: on aura beau ajouter les uns aux autres un nombre indéfini d’éléments, on n’obtiendra jamais le Tout, parce que le Tout est infini, et non pas indéfini. Une intégrale ne se calcule pas en prenant ses éléments un à un.
« [...] la science profane, dont les points de vue et les méthodes sont exclusivement analytiques, est par là même incapable de dépasser certaines limitations; l’imperfection, ici, n’est pas inhérente simplement à son état présent, comme certains voudraient le croire, mais bien à sa nature même, c’est-à-dire, en définitive, à son défaut de principes. » (p. 83)
Le nombre véritable, ce qu’on pourrait appeler le nombre pur, est essentiellement le nombre entier. La série des nombres entiers, partant de l’unité, va en croissant indéfiniment, mais elle se développe tout entière dans un seul sens. On a pris en considération des extensions de l’idée de nombre, et cela est vrai d’une certaine façons, mais ces extensions en sont aussi des altérations.
En ce qui concerne les nombres fractionnaires, il faut ajouter que la définition qu’on en donne ordinairement est encore absurde: le fractions ne peuvent pas être des « parties de l’unité », comme on le dit, car l’unité véritable est nécessairement indivisible et sans parties. Arithmétiquement, un nombre fractionnaire ne représente rien d’autre que le quotient d’une division impossible. Cette absurdité provient d’une confusion entre l’unité arithmétique et ce qu’on eppelle les « unités de mesure », qui ne sont telles que conventionnellement, et qui sont en réalité des grandeurs d’autre sorte que le nombre. « La mesure d’une grandeur n’est en effet pas autre chose que l’expression numérique de son rapport à une autre grandeur de même espèce prise comme unité de mesure, c’est-à-dire au fond comme terme de comparaison; et on voit par là que toute mesure est essentiellement fondée sur la division, ce qui pourrait donner lieu encore à d’autres observations importantes, mais qui sont en dehors de notre sujet. » (p. 86)
Si l’on considère la série des nombres entiers et celle de leurs inverses, la première est indéfiniment croissante et la seconde indéfiniment décroissante. On pourrait dire qu’ainsi les nombres tendent d’une part vers l’indéfiniment grand et de l’autre vers l’indéfiniment petit, en entendant par là les limites mêmes du domaine dans lequel on considère ces nombres, car une quantité variable ne peut tendre que vers une limite.
Les limites n’en sont point déterminées par tel ou tel nombre particulier, si grand ou si petit qu’on le suppose, mais uniquement par la nature même du nombre comme tel.
L’expression « tendre vers l’infini », employée par les mathématiciens dans le sens de « croître indéfiniment », est encore une absurdité, puisque l’infini implique évidemment l’absence de toute limite, et par conséquent il n’y aurait là rien vers quoi il soit possible de tendre.
Dès lors qu’un domaine est indéfini, nous n’en connaissons pas distinctement les limites et, par suite, nous ne pouvons pas les fixer d’une façon précise – là est, en somme, toute la différence avec le fini ordinaire. L’indétermination qui subsiste en est une seulement à notre point de vue, et non dans la réalité même, puisque les limites n’en existent pas moins pour cela.
La suite des nombres, dans son ensemble, n’est pas « terminée » par un certain nombre, comme l’est toujours n’importe quelle portion de cette suite que l’on peut considérer isolément. Il n’y a pas un nombre, si grand qu’il soit, qui puisse être identifié à l’indéfiniment grand, et, naturellement, des considérations symétriques de celles-là vaudraient aussi pour l’indéfiniment petit.
On peut se demander pourquoi la langue chinoise représente symboliquement l’indéfini par le nombre dix mille. L’expression « les dix mille êtres » (Tao-te-King) représente tous les êtres, qui sont réellement en multitude indéfinie. En grec, un seul mot, avec une simple différence d’accentuation, sert à exprimer les deux idées: μΰριοι – dix mille; μυρίοι – une indéfinité. Le nombre dix mille est la quatrième puissance de dix. « [...] cette représentation de l’indéfinité numérique a sa correspondance dans l’ordre spatial: on sait que l’élévation à une puissance supérieure d’un degré représente, dans cet ordre, l’adjonction d’une dimension; or, notre étendue n’ayant que trois dimensions, ses limites sont dépassées lorsqu’on va au-delà de la troisième puissance, ce qui, en d’autres termes, revient à dire que l’élévation à la quatrième puissance marque le terme même de son indéfinité, puisque, dès qu’elle est effectuée, on est par là même sorti de cette étendue. » (p. 89-90)
L’indéfiniment grand est en réalité ce que les mathématiciens représentent par le signe ∞. Ce qui est représenté ainsi est, non pas un nombre déterminé, mais tout un domaine. L’indéfiniment petit, qui peut être regardé comme étant tout ce qui se trouve au-delà des limites de nos moyens d’évaluation dans l’ordre décroissant, et que nous sommes conduits à considérer comme pratiquement inexistant par rapport à nous en tant que quantité, on peut le représenter dans son ensemble par le symbole 0, bien que ce ne soit là qu’une des significations du zéro.
Equidistants de l’unité centrale, l’indéfiniment grand et l’indéfiniment petit sont complémentaires l’un de l’autre. « On voit encore très nettement ici que le symbole ∞ ne représente point l’Infini, car l’Infini ne peut avoir ni opposé ni complémentaire, et il ne peut entrer en corrélation avec quoi que ce soit, pas plus avec le zéro qu’avec l’unité ou avec un nombre quelconque; etant le Tout absolu, il contient aussi bien le Non-Etre que l’Etre, de sorte que le zéro lui-même, dès lors qu’il n’est pas un pur néant, doit nécessairement considéré comme compris dans l’Infini. » (p. 91)
Le Zéro métaphysique, qui est le Non-Etre, n’est point le zéro de quantité, pas plus que l’Unité métaphysique, qui est l’Etre, n’est l’unité arithmétique. Du point de vue de l’Universel, le zéro représente l’absence de quantité, la possibilité de non-manifestation, de même que l’unité symbolise la possibilité de manifestation, étant le point de départ de la multiplicité indéfinie des nombres comme l’Etre est le principe de toute la manifestation.
Le point, qui est inétendu, spatialement nul, mais il n’est pas moins le principe de toute l’étendue.
« Il est d’ailleurs vraiment étrange que les mathématiciens aient l’habitude d’envisager le zéro comme un pur néant, et que cependant il leur soit impossible de ne pas le regarder en même temps comme doué d’une puissance indéfinie, puisque, placé à la droite d’un autre chiffre dit significatif, il contribue à former la représentation d’un nombre qui, par la répétition de ce même zéro, peut croître indéfiniment, comme il en est, par exemple, dans le cas du nombre dix et de ses puissances successives; si réellement le zéro n’était qu’un pur néant, il ne pourrait pas en être ainsi, et même il ne serait alors qu’un signe inutile, entièrement dépourvu de toute valeur effective; [...]. » (p. 92)
Il n’y a pas lieu de parler de nombres moindre que zéro, pas plus que de nombres plus grands que l’indéfini. Et cela est encore plus inacceptable lorsque le zéro représente purement et simplement l’absence de toute quantité, car une quantité qui serait moindre que rien est proprement inconcevable. C’est ce qu’on a voulu faire quand on a introduit dans les mathématiques les nombres dits négatifs.
La considération des nombres négatifs provient du fait que, lorsqu’une soustraction est arithmétiquement impossible, son résultat est cependant susceptible d’une interprétation dans le cas où cette soustraction se rapporte à des grandeurs qui peuvent être comptées en deux sens opposés, comme par exemple les distances ou les temps. La série des nombres prend la forme suivante: - ∞, ..., - 4, - 3, - 2, - 1, 0, 1, 2, 3, 4, ..., + ∞. On peut voir un inconvénient qui résulte inévitablement du caractère artificiel de cette notation: si l’on pose l’unité au point de départ, toute la suite des nombres en découle naturellement; mais si l’on pose le zéro, il est au contraire impossible d’en faire sortir aucun nombre. La raison en est que la constitution de la série est alors basée en réalité sur des considérations d’ordre géométrique beaucoup plus qu’arithmétique. Dans cette série, les signes positifs ou négatifs expriment uniquement des relations de « situation » par rapport au zéro. L’indéfini négatif n’est nullement assimilable à l’indéfiniment petit; au contraire, il est aussi un indéfiniment grand. La seule différence est qu’il se développe dans une autre direction, ce qui est parfaitement concevable lorsqu’il s’agit de grandeurs spatiales ou temporelles, mais totalement dépourvu de sens pour des grandeurs arithmétiques.
Une autre difficulté logique entraîné par cette négation est celle des quantités dites « imaginaires », qui se présentent comme des racines des nombres négatifs, chose qui répond à une impossibilité.
Le « principe de l’inertie » n’est justifié par rien, et surtout par par l’expérience qui montre qu’il n’y a nulle part d’inertie dans la nature, celle-ci ne pouvant consister que dans l’absence complète de toute propriété.
Le « principe de l’égalité de l’action et de la réaction » n’est qu’un cas particulier des « actions et réactions concordantes », qui ne concernent point le seul monde corporel, mais bien l’ensemble de la manifestation sous tous ses mods et dans tous ses états.
Toutes les forces naturelles sont ou attractives ou répulsives. Les premières peuvent être considérées comme forces compressives ou de contraction, les secondes comme forces expansives ou de dilatation. Dans un milieu primitivement homogène, à toute compression se produisant en un point correspondra nécessairement en un autre point une expansion équivalente, et inversement, de sorte qu’on devra toujours envisager corrélativement deux centres de force dont l’un ne peut pas exister sans l’autre. C’est là ce qu’on peut appeler la loi de la polarité, qui est applicable à tous les phénomènes naturels, parce qu’elle dérive des principes mêmes qui président à toute manifestation. Si deux forces, l’une compressive et l’autre expansive, agissent sur un même point, la condition pour qu’elles se fassent équilibre ou se neutralisent est que les intensités de ces deux forces soient équivalentes. Le rapport des deux intensités en équilibre est forcément égal à l’unité.
« On voit que cette définition de l’équilibre par l’unité, qui est la seule réelle, correspond au fait que l’unité occupe le milieu dans la suite doublement indéfinie des nombres entiers et de leurs inverses, tandis que cette place centrale est en quelque sorte usurpée par le zéro dans la suite artificielle des nombres positifs et négatifs. » (p. 100-101)
Cette unité dans laquelle réside l’équilibre est ce que la tradition extrême-orientale appelle l’« Invariable Milieu ».

Chapitre III. Les arts et leur conception traditionnelle
Les sciences profanes ne sont que le produit d’une dégénérescence relativement récente, due à l’incompréhension des anciennes sciences traditionnelles, ou plutôt de quelques-unes d’entre elles seulement, les autres étant tombées entièrement dans l’oubli. Ce qui est vrai pour les sciences l’est aussi pour les arts.
Le mot latin artes était parfois appliqué également aux sciences, et, au Moyen Age, l’énumération des « arts libéraux » réunissait des choses que les modernes feraient rentrer dans l’une et l’autre catégorie.
Dans l’organisation initiatique « Fidèles d’Amour » les sept « arts libéraux » étaient mis en correspondance avec les « cieux », c’est-à-dire des états qui s’identifiaient eux-mêmes aux différents degrés de l’initiation. Ainsi, ces arts véhiculaient des connaissances symboliques, fondée sur la correspondance qui existe entre les divers ordres de la réalité. « [...] mais ce sur quoi il faut insister, c’est qu’il ne s’agit point là de quelque chose qui lui serait comme surajouté accidentellement, mais, au contraire, de ce qui constitue l’essence profonde de toute connaissance normale et légitime, et qui, comme tel, est inhérente aux sciences et aux arts dès leur origine même et le demeure tant qu’ils n’ont subi aucune déviation. » (p. 103)
La classification en deux groupes, celui des « arts plastiques » et celui des « arts phonétiques », correspond à la différence qui existe entre les traditions des peuples sédentaires et celles des peuples nomades.
La conception moderne de l’« art pour l’art » signifie au fond que l’art n’est ce qu’il doit être que quand il ne signifie rien.
L’art traditionnel n’est pas un « jeu », suivant l’expression chère à certains psychologues. Il n’est pas davantage une vaine déclamation sentimentale.
On peut se demander quelles sont, parmi les diverses sciences traditionnelles, celles dont les arts dépendent le plus directement.
« [...] la conception de sciences étroitement “spécialisées” et entièrement séparées les unes ds autres et nettement antitraditionnelle, en tant qu’elle manifeste un défaut de principe, et est caractéristique de l’esprit “analytique” qui inspire et régit les sciences profanes, tandis que tout point de vue traditionnel ne peut être qu’essentiellement “synthétique”. » (p. 106)
Le fond même de tous les arts est une application de la science du rythme sous ses différentes formes, scien qui elle-même se rattache immédiatement à celle du nombre.

Chapitre IV. Les conditions de l’existence corporelle

D’après le Sânkhya de Kapila, il existe cinq tanmâtras ou essences élémentaires, perceptibles idéalement, mais incompréhensibles et insaisissables sous un mode quelconque de la manifestation universelle, parce que non manifestées elles-mêmes. Ces tanmâtras sont les « idées-archétypes » des cinq éléments du monde matériel physique, ainsi que d’une indéfinité d’autres modalités de l’existence manifestée.
Ce idées principielles impliquent en puissance, respectivement, les cinq conditions dont les combinaisons constituent les délimitations de cette possibilité particulière de manifestation que nous appelons l’existence corporelle.
Les cinq éléments du monde physique sont l’Ether (Akâsha), l’Air (Vâyu), le Feu (Téjas), l’Eau (Apa) et la Terre (Prithvî). L’ordre dans lequel ils sont énumérés est celui de leur développement. L’Ether et l’Air sont des éléments distincts, contrairement à ce que soutiennent quelques écoles hétérodoxes.
Les cinq conditions à l’ensemble desquelles est soumise l’existence corporelle sont l’espace, le temps, la matière, la forme et la vie. Les cinq conditions peuvent être réunies dans une seule définition: « un corps est une forme matérielle vivant dans le temps et dans l’espace ».
Akâsha, l’Ether, considéré comme l’élément le plus subtil et celui dont procèdent tous les autres, occupe tout l’espace physique. Sa qualité particulière n’est pas l’étendue, mais le son. « En effet, l’Ether, envisagé en lui-même, est primitivement homogène; sa différenciation, qui engendre les autres éléments (en commençant par l’Air), a pour origine un mouvement élémentaire se produisant, à partir d’un point initial quelconque, dans ce milieu cosmique indéfini. Ce mouvement élémentaire est le prototype du mouvement vibratoire de la matière physique; au point de vue spatial, il se propage autour de son point de départ en mode isotrope, c’est-à-dire par des ondes concentriques, en vortex hélicoïdal suivant toutes les directions de l’espace, ce qui constitue la figure d’une sphère indéfinie ne se fermant jamais. Pour marquer déjà les rapports qui relient entre elles les différentes conditions de l’existence corporelle, telles que nous les avons précédellement énumérées, nous ajouterons que cette forme sphérique est le prototype de toutes les formes; elles les contient toutes en puissance, et sa première différenciation en mode polarisé peut être représentée par la figuration de l’Yn-yang, ainsi qu’il est facile de s’en rendre compte en se reportant, par exemple, à la conception symbolique de l’Androgyne de Platon. » (p. 113)
« En effet, il importe de bien remarquer que, quand nous parlons du mouvement qui se produit dans l’Ether à l’origine de toute différenciation, il ne s’agit exclusivement que du mouvement élémentaire, que nous pouvons appeler mouvement ondulatoire ou vibratoire simple (de longueur d’onde et de période infinitésimales), pour indiquer son mode de propagation (qui est uniforme dans l’espace et dans le temps), ou plutôt la représentation géométrique de celui-ci; c’est seulement en considérant les autres éléments que nous pourrons envisager des modifications complexes de ce mouvement vibratoire, modifications qui correspondent pour nous à divers ordres de sensations. Ceci est d’autant plus important que c’est précisément sur ce point que repose toute la distinction fondamentale entre les qualités propres de l’Ether et celles de l’Air. » (p. 114)
Le temps nous est plus particulièrement manifesté par le sens de l’ouïe. Pour que le temps puisse être perçu matériellemen, il faut qu’il devienne susceptible de mesure, car c’est là, dans le monde physique, un caractère général de toute qualité sensible; or, il ne l’est pas directement pour nous, parce qu’il n’est pas divisible en lui-même, et que nous ne concevons la mesure que par la division, du moins d’une façon usuelle et sensible. Le temps est rendu mesurable autant qu’il s’exprime en fonction d’une variable divisible, c’est-à-dire l’espace, dont la divisibilité est une qualité inhérente. Ainsi, pour mesurer le temps, il faudra l’envisager en tant qu’il entre en relation avec l’espace, et le résultat de cette combinaison est le mouvement, dans lequel l’espace parcouru est fonction du temps employé pour le parcourir. Le mouvement peut être considéré comme une représentation spatiale du temps. « La représentation la plus naturelle sera celle qui se traduira numériquement par la fonction la plus simple; ce sera donc un mouvement oscillatoire (rectiligne ou circulaire) uniforme (c’est-à-dire de vitesse ou de période oscillatoire constante), qui peut être regardé comme n’étant qu’une sorte d’amplification (impliquant d’ailleurs une différenciation par rapport aux directions de l’espace), du mouvement vibratoire élémentaire; puisque tel est aussi le caractère de la vibration sonore, on comprend immédiatement par là que ce soit l’ouïe qui, parmi les sens, nous donne spécialement la perception du temps. » (p. 116-117)
Si l’espace et le temps sont les conditions nécessaires du mouvement, ils n’en sont point les causes premières. Pour que le mouvement puisse se réaliser en acte, il faut quelque chose qui soit mû, la matière, qui n’intervient ainsi dans la production du mouvement que comme condition purement passive. L’activité de la matiere en mouvement constitue la manifestation de la vie.
Le mouvement détermine la manifestation de la forme en mode physique ou corporel.
Vâyu est l’Air, et plus particulièrement l’Air en mouvement (ou considéré comme principe du mouvement différencié car ce mot, dans sa signification primitive, désigne proprement le souffle ou le vent); la mobilité est donc considérée comme la nature caractéristique de cet élément, qui est le premier différencié à partir de l’Ether primordial (et qui est encore neutre comme celui-ci, la polarisation extérieure ne devant apparaître que dans la dualité en mode complémentaire du Feu et de l’Eau).
« [...] métaphysiquement, si l’on regarde le point comme représentant l’Etre dans son unité et son identité principielles, c’est-à-dire Atmâ en dehors de toute condition spéciale (ou détermination) et de toute différenciation, ce point lui-même, son extériorisation (qui peut être considérée comme son image, dans laquelle il se réfléchit), et la distance qui les joint (en même temps qu’elle les sépare), et qui marque la relation exstant entre l’un et l’autre (relation qui implique un rapport de causalité, indiqué géométriquement par le sens de la distance, envisagée comme segment « dirigé », et allant du point-cause vers le point-effet), correspondent respectivement aux trois termes du ternaire que nous avons eu à distinguer dans l’Etre considéré comme se connaissant lui-même (c’est-à-dire en Buddhi), termes qui, en dehors de ce point de vue, sont parfaitement identiques entre eux, et qui sont désignés comme Sat, Chit et Ananda. » (p. 121)
« Nous disons que le point est le symbole de l’Etre dans son Unité; ceci peut, en effet, se concevoir de la façon suivante: si l’étendue à une dimension, ou la ligne, est mesurée quantitativement par un nombre a, la mesure quantitive de l’étendue à deux dimensions, ou de la surface, sera de la forme a2, et celle de l’étendue à trois dimensions, ou du volume, sera de la forme a3. Ainsi, ajouter une dimension à l’étendue équivaut à augmenter d’une unité l’exposant de la quantité correspondante (qui est la mesure de cette étendue), et, inversement, enlever une dimension à l’étendue équivaut à diminuer ce même exposant d’une unité; si l’on supprime la dernière dimension, celle de la ligne (et, par suite, la dernière unité de l’exposant), géométriquement, il reste le point, et, numériquement, il reste a0, c’est-à-dire, au point de vue algébrique, l’unité elle-même, ce qui identifie bien quantitativement le point de cette unité. C’est donc une erreur de croire, comme le font certains, que le point ne peut correspondre numériquement qu’à zéro, car il est déjà une affirmation, celle de l’Etre pur et simple (dans toute son universalité); sans doute, il n’a aucune dimension, parce que, en lui-même, il n’est point situé dans l’espace, qui, comme nous l’avons dit, contient seulement l’indéfinité de ses manifestations (ou de ses déterminations particulières); n’ayant aucune dimension, il n’a évidemment, par là même, aucune forme non plus; mais dire qu’il est informel ne revient nullement à dire qu’il n’est rien (car c’est ainsi que le zéro est considéré par ceux qui lui assimilent le point), et d’ailleurs, quoique sans forme, il contient en puissance l’espace, qui, réalisé en acte, sera à son tour le contenant de toutes les formes (dans le monde physique tout au moins). » (p. 121-122)
L’étendue existe en acte dès que le point s’est manifesté en s’extériorisant. Il ne faudrait pas croire ce que ceci assigne à l’étendue un commencement temporel, car il ne s’agit que d’un point de départ purement logique, d’un principe idéal de l’étendue comprise dans l’intégralité de son extension.
Les astronomes ne peuvent connaître que l’étendue corporelle, et encore une certaine portion accessible à leurs méthodes d’observation. C’est ainsi que se produit chez eux l’illusion de la prétendue « infinité de l’espace », car ils sont portés, par l’effet d’une véritable myopie intellectuelle, à considérer comme « à l’infini » tout ce qui dépasse la portée de leur expérience sensible, et qui n’est en réalité que du simple indéfini.
La simultanéité et la succession coexistent. Sans cette coexistence, le mouvement lui-même ne serait pas possible, car, alors, ou le point mobile serait là où il n’est pas, ce qui est absurde, ou il ne serait nulle part, ce qui revient à dire qu’il n’y aurait actuellement aucun espace où le mouvement puisse se produire en fait. La succession existe dans les modalités de manifestation, à l’état actuel, pendant que la simultanéité est en principe, à l’état potentiel, rendant possible l’enchaînement logique des causes et des effets. Tout effet est impliqué et contenu en puissance dans sa cause, qui n’est en rien affectée ou modifiée par l’actualisation de cet effet.
Au point de vue physique, la notion de succession est attachée à la condition temporelle, et celle de simultanéité à la condition spatiale. Le mouvement concilie les deux notions correspondantes, en faisant coexister, en mode simultané au point de vue purement spatial, un corps avec lui-même en une série indéfinie de positions, positions qui sont d’ailleurs successives au point de vue temporel.
Un corps peut se mouvoir suivant l’une ou l’autre des trois dimensions de l’espace physique, ou suivant une direction qui est combinaison de ces trois dimensions, car, quelle que soit en effet la direction de son mouvement, elle peut toujours se ramener à un ensemble plus ou moins complexe de composantes dirigées suivant les trois axes de coordonnées auxquels est rapporté l’espace considéré. En outre, dans tous les cas, ce corps se meut toujours et nécessairement dans le temps. Si on change la succession en simultanéité, le temps devient une nouvelle dimension de l’espace. Supprimer la condition temporelle revient à ajouter une dimension supplémentaire à l’espace physique, dont le nouvel espace ainsi obtenu contitue un prolongement ou une extension. La quatrieme dimension correspond à l’« omniprésence » dans le domaine considéré.
Note sur les miracles: « Il y a des faits qui ne paraissent inexplicables que parce qu’on ne sort pas, pour en chercher l’explication, des conditions ordinaires du temps physique; ainsi, la reconstitution subite des tissus organiques lésés, que l’on constate dans certains cas regardés comme « miraculeux », ne peut pas être naturelle, dit-on, parce qu’elle est contraire aux lois physiologiques de la régénération de ces tissus, laquelle s’opère par des générations (ou bipartitions) multiples et successives de cellules, ce qui exige nécessairement la collaboration du temps. D’abord, il n’est pas prouvé qu’une reconstitution de ce genre, si subite soit-elle, soit réellement instantanée, c’est-à-dire, ne demande effectivement aucun temps pour se produire, et il est possible que, dans certaines circonstances, la multiplicaiton des cellules soit simplement rendue beaucoup plus rapide qu’elle ne l’est dans les cas normaux, au point de ne plus exiger qu’une durée moindre que toute mesure appréciable à notre perception sensible. Ensuite, en admettant même qu’il s’agisse bien d’un phénomène véritablement instantané, il est encore possible que, dans certaines conditions particulières, différentes des conditions ordinaires, mais néanmoins tout aussi naturelles, ce phénomène s’accomplisse en effet hors du temps (ce qu’implique l’« instantanéité » des bipartitions cellulaires multiples, ou du moins se traduit ainsi dans sa correspondance corporelle ou physiologique), ou, si l’on préfère, qu’il s’accomplisse dans le « non-temps », alors que, dans les conditions ordinaires, il s’accomplit dans le temps. Il n’y aurait plus aucun miracle pour celui qui pourrait comprendre dans son vrai sens et résoudre cette question, beaucoup plus paradoxale en apparence qu’en réalité: « Comment, tout en vivant dans le présent, peut-on faire en sorte qu’un événement quelconque qui s’est produit dans le passé n’ait pas eu lieu? » Et il est essentiel de remarquer que ceci (qui n’est pas plus impossible a priori que d’empêcher présentement la réalisation d’un événement dans le futur, puisque le rapport de succession n’est pas un rapport causal) ne suppose aucunement un retour dans le passé en tant que tel (retour qui serait une impossibilité manifeste, comme le serait également un transport dans le futur en tant que tel), puisqu’il n’y a évidemment ni passé, ni futur par rapport à l’« éternel présent ». » (p. 126-127)
Toute forme corporelle est nécessairement vivante, puisque la vie est, aussi bien que la forme, une condition de toute existence physique.
La vie physique comporte une indéfinité de degrés, ses divisions les plus générales correspondant aux trois règnes minéral, végétal et animal, mais sans que les distinctions entre ceux-ci puissent avoir plus qu’une valeur toute relative. Il résulte de là que, dans ce domaine, une forme quelconque est toujours dans un état de mouvement ou d’activité, qui manifeste sa vie propre, et que c’est seulement par une abstraction conceptuelle qu’elle peut être envisagée statiquement, c’est-à-dire en repos.
Troisieme partie. De quelques erreurs modernes
Chapitre premier. Du prétendu « empirisme » des anciens

On entend souvent que la science des anciens était purement « empirique », ce qui, au fond, revient à dire qu’elle n’était pas même une science à proprement parler, mais seulement une sorte de connaissance toute pratique et utilitaire. En réalité, tout ce qui relevait de l’expérimentation était considéré par les anciens comme ne pouvant constituer qu’une connaissance d’un degré très inférieur. « Nous ne voyons pas très bien comment tout cela peut se concilier avec la précédente affirmation; et, par une singulière inconséquence, ceux mêmes qui formulent celle-ci ne manquent presque jamais, par ailleurs, de reprocher aux anciens leur dédain de l’expérience! » (p. 135)
La conception « évolutionniste » ou « progressiste » veut que toute connaissance ait commencé par être à un état rudimentaire, à partir duquel elle se serait développée et élevée peu à peu. Ce n’est pas une erreur, mais une « contre-vérité », elle va exactement au rebours de la vérité.
« La vérité, c’est qu’il y a eu au contraire, depuis les origines, une sorte de dégradation ou de « descente » continuelle, allant de la spiritualité vers la matérialité, c’est-à-dire du supérieur vers l’inférieur, et se manifestant dans tous les domaines de l’activité humaine, et que de là sont nées, à des époques assez récentes, les sciences profanes, séparées de tout principe transcendant, et justifiées uniquement par les applications pratiques auxquelles elles donnent lieu, car c’est là, en somme, tout ce qui intéresse l’homme moderne, qui ne se soucie guère de connaissance pure, et qui, en parlant des anciens comme nous le disions tout à l’heure, ne fait que leur attribuer ses propres tendances, parce qu’il ne conçoit même pas qu’ils aient pu en avoir de toutes différentes, pas plus qu’il ne conçoit qu’il puisse exister des sciences tout autres, par leur objet et par leur méthode, que celles qu’il cultive lui-même de façon exclusive. » (p. 136)
L’idée que toute connaissance dérive entièrement de l’expérience, et plus précisément de l’expérience sensible est tout moderne.
« [...] qu’il y ait des connaissances qui ne viennent point des sens, c’est là, purement et simplement, une question de fait; mais les modernes, qui prétendent ne s’appuyer que sur les faits, les méconnaissent ou les nient volontiers quand ils ne s’accordent pas avec leurs théories. » (p. 137)
Les sciences, telles qu’elles sont conçues par les modernes, ne supposent qu’une élaboration rationnelle de données sensibles. Les sciences traditionnelles doivent leur origine à des débris, à des résidus de sciences traditionnelles incomprises. « [...] des profanes se sont emparés illégitimement de fragments de connaissances dont ils ne pouvaient saisir ni la portée ni la signification, et ils en ont formé des sciences soi-disant indépendantes, qui valent tout juste ce qu’ils valaient eux-mêmes; la science moderne, qui est sortie de là, n’est donc proprement que la science des ignorants. » (p. 138-139)
Les sciences traditionnelles sont caractérisées par leur rattachement aux principes transcendants. Il est absolument vain de chercher à établir un accord ou un rapprochement quelconque entre les connaissances traditionnelles et les connaissances profanes.

Chapitre II. La diffusion de la connaissance et l’esprit moderne
Les modernes ont une tendance prononcée à la « propagande » et à la « vulgarisation ».
L’instruction profane ne représente en somme aucune connaissance au vrai sens de ce mot. Elle ne contient absolument rien d’un ordre tant soit peu profond. Ce qui la rend néfaste, c’est qu’elle se fait prendre pour ce qu’elle n’est pas, et qu’elle tend à nier tout ce qui la dépasse.
Certains croient pouvoir exposer des doctrines traditionnelles en prenant modèle sur cette même instruction profane, et en leur appliquant des considérations qui ne tiennent aucun compte de la nature même de ces doctrines et des différences essentielles qui existent entre elles.
La « vulgarisation » des doctrines n’est pas dangereuse, elle est tout simplement inutile. En réalité, les vérités traditionnelles résistent à la vulgarisation. Par leur nature même, elles ne sont comprises que par ceux qui sont qualifiés pour les comprendre.
« [...] nous dirons seulement que nous ne pouvons que plaindre les hommes qui sont tombés assez bas pour être capables, littéralement aussi bien que symboliquement, de vivre dans des « ruches de verre ». » (p. 143)

Chapitre III. La superstition de la « valeur »
Une des « superstitions » modernes reposent sur le prestige attribué à certains mots, prestige d’autant plus grand que l’idée évoquée par ce mos est plus vague et plus inconsistante.
« L’influence exercée par les mots en eux-mêmes, indépendamment de ce qu’ils expriment ou devraient exprimer, n’a jamais été, en effet, aussi grande qu’à notre époque; il y a là comme une caricature de la puissance inhérente aux formules rituelles, et ceux qui sont les plus acharnés à nier celle-ci sont aussi, par un singulier « choc en retour », les premiers à se laisser prendre à ce qui n’en est, au fond, qu’une sorte de parodie profane. » (p. 147)
Les superstitions concernant certains « mots » sont soumises à des « modes ». Le XVIIIe siècle a connu la superstition de la « raison », le XIXe – celles de la « science » et du « progrès ». Le commencement du XXe siècle a véhiculé la « vie ». Vers le milieu de ce siècle apparaît la superstition de la « valeur ».
La philosophie moderne n’est pas un facteur très important dans la formation de la mentalité moderne. Elle n’est pas tellement cause – étant plutôt un effet. Elle exprime d’une façon plus nettement définie ce qui existait déjà comme à l’état diffus dans cette mentalité.
Les étapes de la déchéance graduelle des conceptions philosophiques modernes:
- d’abord, réduction de toutes choses à l’« humain » et au « rationnel »;
- limitation de plus en plus étroite du sens donné au « rationnel » même, dont on finit par ne plus envisager que les fonctions les plus inférieures;
- enfin, descente à l’« infrarationnel », avec le soi-disant « intuitionnisme » et les diverses théories qui s’y apparentent plus ou moins directement.
Les « rationalists » consentaient encore à parler de la « vérité », même s’il s’agissait pour eux d’une vérité fort relative.
Les « intuitionnistes » ont voulu remplacer le « vrai » par le « réel », tout en définissant la « réalité » comme les seules choses de l’ordre sensible, c’est-à-dire précisément celles qui n’ont que le moindre degré de réalité.
Les « pragmatistes » ont prétendu ignorer la vérité, en lui substituant l’« utilité ». « [...] c’est alors proprement la chute dans le « subjectif », car il est bien clair que l’utilité d’une chose n’est nullement une qualité résidant dans la cette chose même, mais dépend entièrement de celui qui l’envisage et qui en fait l’objet d’une sorte d’appréciation individuelle, sans s’intéresser aucunement à ce qu’est la chose en dehors de cette appréciation, c’est-à-dire, au fond, à tout ce qu’elle est en réalité [...]. » (p. 149-150)
Les « intuitionnistes » et les « pragmatistes » décorent leurs théories de l’étiquette « philosophie des valeurs ».
Il est possible que le succès actuel du mot « valeur » soit dû en partie au sens grossièrement matériel qui, sans lui être inhérent à l’origine, s’y est attaché dans le langage ordinaire: quand on parle de « valeur » ou d’« évaluation », on pense tout de suite à quelque chose qui est susceptible d’être « compté » ou « chiffré ».
La philosophie moderne vit en grande partie d’équivoques. Ce qu’on appelle l’« idéalisme » moderne prétend avoir ses racines dans les Idées platoniciennes. « La vérité est que la « philosophie des valeurs » ne peut revendiquer le moindre lien avec une doctrine ancienne quelle qu’elle soit, sauf en se livrant à de fort mauvais jeux de mots sur les « idées » et sur le « bien », auxquels il faudrait même ajouter encore quelques autres confusions comme celle, assez commune d’ailleurs, de l’« esprit » avec le « mental » [...]. » (p. 152-153)
« Mais, après tout cela, il est encore permis de se demander à quoi peut bien servir au juste la mise en avant de cette idée particulière de « valeur », lancée ainsi dans le monde à la façon s’un nouveau « mot d’ordre », ou, si l’on veut, d’une nouvelle « suggestion »; la réponse à cette question est bien facile aussi, si l’on songe que la déviation moderne presque tout entière pourrait être décrite comme une série de substitutions qui ne sont qu’autant de falsifications dans tous les ordres; il est en effet plus facile de détruire une chose en prétendant la remplacer, fût-ce par une parodie plus ou moins grossière, qu’en reconnaissant ouvertement qu’on ne veut laisser derrière soi que le néant; et, même lorsqu’il s’agit d’une chose qui déjà n’existe plus en fait, il peut encore y avoir intérêt à en fabriquer une imitation pour empêcher qu’on éprouve le besoin de la restaurer, ou pour faire obstacle à ceux qui pourraient avoir effectivement une telle intention. » (p. 153)
L’idée du « libre examen » fut inventée pour détruire l’autorité spirituelle, non pas en la niant tout simplement, mais en lui substituant une fausse autorité, celle de la raison individuelle.
Il y a longtemps qu’on ne reconnaît plus aucune hiérarchie réelle. Pour une raison ou pour une autre, il a paru opportun d’instaurer dans la mentalité publique une fausse hiérarchie, basée uniquement sur des appréciations sentimentales, et d’autant plus inoffensive, au point de vue de l’« égalitarisme » moderne, qu’elle se trouve ainsi reléguée dans les nuées de l’« idéal », autant dire parmi les chimères de l’imagination: l’« hiérarchie » de la valeur.
On ose qualifier ces « valeurs » de « spirituelles ». Nous retrouvons ici la contrefaçon de la spiritualité.
« Ce qui n’est pas douteux, en tout cas, c’est que nous n’en sommes plus au stade où le « matérialisme » et le « positivisme » exerçaient une influence prépondérante; il s’agit désormais d’autre chose, qui, pour remplir sa destination, doit revêtir un caractère plus subtil; et, pour dire nettement toute notre pensée sur ce point, c’est l’« idéalisme » et le « subjectivisme » qui sont dès maintenant, et qui seront sans doute de plus en plus, dans l’ordre des conceptions philosophiques, et par leurs réactions sur la mentalité générale, les principaux obstacles à toute restauraion de la véritable intellectualité. » (p. 154)

Chapitre IV. Le sens des proportions
Il est nécessaire, pour échapper à la confusion qui règne à notre époque, de savoir mettre chaque chose à sa place. La plupart de nos contemporains sont incapables de faire cela, parce qu’ils n’ont plus la notion d’aucune véritable hiérarchie.
Le sens des proportions fait tellement défaut aujourd’hui qu’on voit couramment, non seulement prendre pour l’essentiel ce qu’il y a de plus contingent, mais encore mettre sur un pied d’égalité le normal et l’anormal, le légitime et l’illégitime, comme si l’un et l’autre avaient un même droit à l’existence.
La valeur intrinsèque d’une idée, et surtout d’une idée traditionnelle, est entièrement indépendante des contingences et n’a pas le moindre rapport avec ce qu’on appelle la « réalité historique ».
La « tolérance » moderne consiste à accorder à n’importe quelle erreur les mêmes droits qu’à la vérité.
Sur une erreur qui existe dans le champs des traditions authentiques: « Que certains, qui sont même le plus grand nombre, aient leur horizon borné à une seule forme traditionnelle, ou même à un certain aspect de cette forme, et qu’ils soient par conséquent enfermé dans un point de vue qu’on pourrait dire plus ou moins étroitement « local », c’est là chose parfaitement légitime en soi, et d’ailleurs tout à fait inévitable; mais ce qui, par contre, n’est aucunement acceptable, c’est qu’ils s’imaginent que ce même point de vue, avec toutes les limitations qui lui sont inhérentes, doit être également celui de tous sans exception, y compris ceux qui ont pris conscience de l’unité essentielle de toutes les traditions. » (p. 160)

Chapitre V. Les origines du Mormonisme
Parmi les sectes religieuses ou pseudo-religieuses répandues en Amérique, celle des Mormones est une des plus anciennes et des plus importantes.
Au début du XIXe siècle vivait dans la Nouvelle-Angleterre un pasteur presbytérien nommé Salomon Spalding, qui avait abandonné son ministère pour le commerce, où il fit faillite. Après cet échec, il se mit à composer un roman en style biblique, intitulé le Manuscrit retrouvé. Le sujet de ce livre se rapportait à l’histoire des Indiens de l’Amérique du Nord, qui y étaient présentés comme les descendants du Patriarche Joseph. Ce récit était censé avoir été écrit par divers chroniqueurs successifs, dont le dernier, nommé Mormon, l’aurait déposé dans quelque cachette souterraine. A la base de l’idée d’écrire ce livre était de donner une explication à ce qu’étaient devenues les dix tribus perdues d’Israël.
En 1825, un Israélite d’origine portugaise, Mordecaï Manuel Noah, ancien consul des Etats-Unis à Tunis, acheta une île appelée Grand Island, située dans la rivière Niagara, et lança une proclamation engageant tous ses coreligionnaires à venir s’établir dans cette île, à laquelle il donna le nom d’Ararat. Le 2 septembre de la même année, on célébra en grande pompe la fondation de la nouvelle cité; or, les Indiens avaient été invités à envoyer des représentants à cette cérémonie, en qualité de descendants des tribus perdues d’Israël. Ce projet n’eut aucune suite, et la ville ne fut jamais bâtie; une vingtaine d’années plus tard, Noah écrivit un livre dans lequel il préconisait le rétablissement de la nation juive en Palestine, et, bien que son nom soit aujourd’hui assez oublié, on doit le regarder comme le véritable promoteur du Sionisme.
A Palmyra, dans le Vermont, un jeune homme de mauvaise réputation, Joseph Smith, répand le récit d’une vision dont il prétend avoir été favorisé. Il trouve à un certaint moment le manuscrit de Spalding et veut le faire passer pour sien. La veuve, le frère et l’ancien associé de Spalding reconnurent l’identité du Livre de Mormon avec le Manuscrit retrouvé.
Les conceptions religieuses des Mormons sont du plus grossier anthropomorphise.

Chapitre VI. La Gnose et les écoles spiritualistes

Le sens le plus large et le plus élevé de la Gnose est la connaissance. Le véritable gnosticisme est la recherche de la Vérité intégrale.
Il ne faut pas accepter toutes les doctrines quelles qu’elles soient, sous le prétexte que toutes contiennent une parcelle de vérité, car la synthèse ne s’obtient point par un amalgame d’éléments disparates, comme le croient trop facilement les esprits habitués aux méthodes analytiques de la science occidentale moderne.
Le tort de la plupart des écoles soi-disant spiritualistes, c’est de n’être en réalité que du matérialisme transposé sur un autre plan, et de vouloir appliquer au domaine de l’Esprit les méthodes que la science ordinaire emploie pour étudier le Monde hylique.
Certaines études expérimentales ont assurément leur valeur relative, dans le domaine qui leur est propre; mais, en dehors de ce même domaine, elles ne peuvent plus avoir aucune valeur.
Il est impossible à ceux qui cherchent à acquérir la connaissance spirituelle de s’unir à des expérimentateurs, psychistes ou autres, non point qu’ils aient du mépris pour ces derniers mais simplement parce qu’ils ne travaillent pas sur le même plan qu’eux. Il leur est non moins impossible d’admettre des doctrines à prétentions métaphysiques s’appuyant sur une base expérimentale, doctrines auxquelles on ne peut pas sérieusement accorder une valeur quelconque, et qui conduisent toujours à des conséquences absurdes.
La Gnose s’appuye sur la Tradition orthodoxe contenue dans les Livres sacrés de tous les peuples, Tradition qui en réalité est partout la même, malgré les formes diverses qu’elle revêt pour s’adapter à chaque race et à chaque époque.
« En réalité, la seule union possible, c’est celle de tous les centres initiatiques orthodoxes qui ont conservé la vraie Tradition dans toute sa pureté originelle; mais cette union n’est pas seulement possible, elle existe actuellement comme elle a existé de tout temps. Lorsque le moment sera venu, la Thébah mystérieuse où sont contenus tous les principes s’ouvrira, et montrera à ceux qui sont capables de contempler la Lumière sans en être aveuglés, l’édifice immuable de l’universelle Synthèse. » (p. 178)
« [...] si quelqu’un, se plaçant en dehors de toute préoccupation confessionnelle, et par conséquent dans un champ d’action beaucoup plus étendu, trouvait un moyen pratique d’arrêter la diffusion de tant de divagations et d’insanités plus ou moins habilement présentées, suivant qu’elles le sont par des hommes de mauvaise foi ou par de simples imbéciles, et qui, dans l’un et l’autre cas, ont déjà contribué à détraquer irrémédiablement un si grand nombre d’individus, nous estimons que celui-là accomplirait, en ce faisant, une véritable œuvre de salubrité mentale, et rendrait un éminent service à une fraction considérable de l’humanité occidentale actuelle. » (p. 180)
Il faut rejeter les hypothèses fondamentales du spiritisme:
- la réincarnation;
- la possibilité de communiquer avec les morts par des moyens matériels;
- la prétendue démonstration expérimentale de l’immortalité humaine.
Ces doctrines sont formellement contraires aux principes les plus élémentaires de la Métaphysique.
Les occultistes joignent à la doctrine géocentrique la croyance à l’interprétation littérale et vulgaire des Ecritures. Ils ne perdent aucune occasion de se moquer publiquement des triples et septuples sens des ésotéristes et des kabbalistes.
« Nous ne pouvons pas, en effet, prendre un seul instant au sérieux les arguments d’ordre moral et sentimental, basés sur la constatation d’une prétendue injustice dans l’inégalité des conditions humaines. Cette constatation provient uniquement de ce qu’on envisage toujours des faits particuliers, en les isolant de l’ensemble dont ils font partie, alors que, si on les replace dans cet ensemble, il ne saurait y avoir évidemment aucune injustice, ou, pour employer un terme à la fois plus exact et plus étendu, aucun déséquilibre, puisque ces faits sont, comme tout le reste, des éléments de l’harmonie totale. » (p. 187-188)
La diversité des conditions humaines ne provient pas d’autre chose que des différences de nature qui existent entre les individus eux-mêmes. Elle est inhérente à la nature individuelle des êtres humains. Elle n’est pas plus injuste ni moins nécessaire que la variété des espèces animales et végétales, contre laquelle personne n’a encore amais songé à protester au nom de la justice.
« Les conditions spéciales de chaque individu concourent à la perfection de l’être total dont cet individu est une modalité ou un état particulier, et, dans la totalité de l’être, tout est relié et équilibré par l’enchaînement harmonique des causes et des effets [...] » (p. 188-189)
Une conception qui se rattache assez étroitement à celle de la réincarnation, et qui compte de nombreux partisans parmi les néo-spiritualistes, est celle d’après laquelle chaque être devrait, au cours de son évolution, passer successivement par toutes les formes de vie, terrestre et autres. Cette théorie est une impossibilité, vu qu’il y a une indéfinité de formes vivantes par lesquelles un être quelconque ne pourra jamais passer, ces formes étant celles occupées par les autres êtres. Il faut y voir une conception entièrement fausse, répandue en Occident, selon laquelle on ne pourrait arriver à la synthèse que par l’analyse, alors que, au contraire, il est impossible d’y parvenir de cette façon. « La conception analytique de l’évolution revient donc à ajouter indéfiniment zéro à lui-même, par une indéfinité d’additions distinctes et successives, dont le résultat final sera toujours zéro; on ne peut sortir de cette suite stérile d’opérations analytiques que par l’intégration, et celle-ci s’effectue d’un seul coup, par une synthèse immédiate et transcendante, qui n’est logiquement précédée d’aucune analyse. » (p. 191-192)
En raison de l’existence simultanée, dans l’individu, de l’indéfinité des modalités vitales, il ne peut être question que d’une succession purement logique (et non temporelle), c’est-à-dire d’une hiérarchisation de ces modalités ou de ces possibilités dans l’extension de l’état d’être individuel, dans lequel elles ne se réalisent pas corporellement.
Pendant la hypnose se produit un état mental impliquant une modification de la conception du temps par rapport à l’état normal. C’est ce qui explique les soi-disantes « régressions de la mémoire », en fait des mise à ouvert des souvenirs qui ont perdu leur élément de comparaison temporel.
L’espace est réversible, c’est-à-dire que l’une quelconque de ses parties, ayant été parcourue dans un certain sens, peut l’être ensuite en sens inverse, et cela parce qu’il est une coordination d’éléments envisagés en mode simultané et permanent. Par contre, la réversibilité du temps est impossible.
Chapitre VII. A propos d’une mission dans l’Asie centrale

Le sujet de l’article est l’expédition de Paul Pelliot, ancien élève de l’Ecole française d’Extrême-Orient, dans le Turkestan chinois. Celui-ci prétend avoir découvert des sculptures bouddhiques, présentant des traces très nettes de l’influence hellénique.
« Malgré toutes les prétentions des savants, les progrès tant vantés de la philologie semblent plutôt douteux, à en juger par ce qu’est aujourd’hui encore l’enseignement officiel des langues orientales. En ce qui concerne en particulier la sinologie, on suit toujours la route tracée par les premiers traducteurs, et il ne paraît pas que l’on ait beaucoup avancé depuis plus d’un demi-siècle. » (p. 217)
Parmi les traductions de Lao-tseu, celle de G. Pauthier est la meilleure. La traduction préférée par les sinologues officiels, celle de Stanislas Julien, est nettement inférieure. Les traductions de Matgioi sont très exactes aussi.
En égyptologie, on en est encore à la méthode de Champollion, qui n’a que le tort de s’appliquer uniquement aux inscriptions des époques grecque et romaine, où l’écriture égyptienne devint purement phonétique par suite de la dégénérescence de la langue, tandis qu’antérieurement elle était hiéroglyphique, c’est-à-dire idéographique, comme l’est l’écriture chinoise.
« D’autre part, ce qui rend presque impossible la traduction des langues idéographiques, c’est la pluralité des sens que présentent les caractères hiérogrammatiques, dont chacun correpond à une idée différente, bien qu’analogue, suivant qu’on le rapporte à l’un ou l’autre des plans de l’Univers, d’où il résulte que l’on peut toujours distinguer trois sens principaux, se subdivisabt en un grand nombre de significations secondaires plus particularisées. C’est ce qui explique qu’on ne puisse pas à proprement parler traduire les Livres sacrés; on peut simplement en donner une paraphrase ou un commentaire, et c’est à quoi devraient se résigner les philologues et les exégètes, s’il leur était seulement possible d’en saisir le sens le plus extérieur; malheureusement, jusqu’ici, ils ne semblent pas même avoir obtenu ce modeste résultat. » (p. 222)

Chapitre VIII. La science profane devant les doctrines traditionnelles
Parmi les préjugés imposés par l’éducation moderne, un des plus forts est la croyance à la valeur de la science moderne ou profane. De la résulte inévitablement une volonté plus ou moins inconsciente de ne pas admettre que les résultats réels ou supposés de cette science.
Dans qulque ordre que ce soit, le point de vue profane lui-même est illégitime comme tel. Ce point de vue consiste essentielleemnt à envisager les choses sans les rattacher à aucun principe transcendant, et comme si elles étaient indépendantes de tout principe.
Etant purement profane, la science moderne n’a aucun droit à être considérée comme une véritable connaissance. Même s’il lui arrive d’énoncer des choses qui soient vraies, la façon dont elle les présente n’en est pas moins illégitime. Les savants eux-mêmes reconnaissent assez volontiers qu’ils utilisent des forces dont ils ignorent complètement la nature. Cette ignorance est pour beaucoup dans le caractère dangereux que ces applications présentent trop souvent.
Une science ne se définit pas uniquement par son objet, mais aussi par le point de vue sous lequel elle le considère.
Un langage erroné suppose toujours forcément quelque confusion dans la pensée même.


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