30 septembre 2006

Matgioi, Les Symboles du Verbe, (fragment)

Chap. IV de La Voie Métaphysique, Éditions Traditionalles 1980

Comme déjà nous l'avons dit, l'esprit de généralisation, qui fut l'esprit philosophique de l'humanité, avant l'invention des analyses et des méthodes de dissection par l'esprit scientifique appliqué et mécanique des modernes, l'esprit de généralisation est demeuré intact parmi les races orientales ; et c'est la méthode synthétique, mathématique et logique, qui fait le fonds des livres traditionnels les plus antiques, que le respect des peuples dépositaires nous a transmis incorrompus et intangibles jusqu'à nos époques extrêmement civilisées et individualistes.

Cet esprit généralisateur fait, avec une multiplicité indéfinie, des applications d'un même axiome ou d'un même principe à toutes les sciences, à tous les états sociaux, à tous les mondes intellectuels, à tout ce qui peut être fait, dit ou pensé dans tous les lieux et à toutes les époques de la stase humaine et universelle.

Et plus un axiome paraît fondamental, plus un principe paraît éternel en son concept et juste dans sa traduction graphique, plus les applications sont recherchées avec ardeur et déterminées avec précision.

C'est ainsi que les « Graphiques de Dieu » établis avec un souci de synthétisme universel dans la pensée et avec une rigueur mathématique dans l'exécution, sont considérés, par les commentateurs des Livres Traditionnels, comme la clef de toutes les idées et de toutes les situations humaines, comme l'exorde et la fin de toutes les sciences, et comme l'arcane où il faut chercher à la fois l'explication de toutes les inconnues, la solution générale de tous les problèmes, les règles de toutes les politiques, les prescriptions de toutes les économies sociales et de toutes les morales individuelles.

Les « Graphiques de Dieu » ne sont plus dès lors, à l'usage, seulement le « Dessin » parfait d'une idée générale abstraite et d'une entité inconcevable à l'homme actuel. Ils constituent, avec leurs six lignes indéfinies, comme la portée métaphysique où vient s'inscrire l'harmonie éternelle, et où viennent se poser, pour avoir leur signification adéquate dans le concert de l'univers, les accords particuliers à chaque connaissance de l'esprit humain. Pour user d'une comparaison plus facile et grossière, mais tout aussi exacte au point de vue graphique, chaque connaissance de l'esprit humain est semblable à l'une de ces correspondances diplomatiques, où gisent, parmi des inutilités et un fatras destinés à égarer et à dégoûter le vulgaire et les indiscrets, la solution des problèmes d'où dépendent la vie et la gloire des peuples. Tombées aux mains des ignorants, ces lettres demeurent incompréhensibles : elles n'ont de sens et d'effet que pour ceux qui les écrivent et ceux à qui elles sont destinées. Ainsi les connaissances humaines sont abstruses à ceux même qui les étudièrent profondément, s'ils poursuivirent des études individuelles, et s'ils particularisèrent leurs efforts.

Et les « Graphiques de Dieu » sont la « grille », qui, posée sur le texte informe, en sublimise les parties utiles, en détruit les parties inertes, et fait, entre ses intervalles, toujours aménagés de la même façon pour tous les textes, éclater aux yeux de ceux qui savent, les vérités nécessaires, les arcanes directeurs de toutes les sciences et moteurs de toutes les actions humaines.

Entrons donc de plain-pied dans le symbolisme Jaune. Les Graphiques de Dieu nous y aideront puissamment, si nous savons rapporter tout à ce principe, et si nous nous rappelons que toutes les interprétations, toutes les images, toutes les déterminations précises sont les broderies jetées sur cette trame éternelle, sur ce canevas métaphysique sans quoi nulle étoffe ne saurait être tissée, sans quoi nul système ne saurait tenir debout.

En composant les unes avec les autres les « situations » des Graphiques de Dieu, en étudiant, isolément puis parallèlement, les traits qui les composent, on obtient toutes les idées du cerveau et toutes les lumières de la conscience. Dans les applications qu'on en fait, ces situations se modifient, ces traits changent de personnification et d'objet ; en eux et entre eux se manifeste le perpétuel mouvement, qui est le résultat de l'activité primordiale, et la conséquence de l'activité potentielle de la Perfection. Ainsi ce mouvement continu représente parfaitement la série des modalités transformatrices, qui constituent, les unes après les autres, l'existence de l'univers tangible et peceptible, modalités dont la formule tétragrammatique (que nous étudierons au chapitre prochain) donne la cause profonde et l'explication formelle. Ainsi, chacun des idéogrammes et chacun des traits des idéogrammes, participant au vité, possède une activité propre, par laquelle il se meut librement, conformément à la voie librement consentie, dont il est une des expressions (et la seule expression immédiate, au moment où l'on en parle).

Il en résulte que chacun des traits, à mesure et pendant qu'on le considère, acquiert une personnalité, due à la manifestation de son activité particulière. Il paraît donc logique et sensé que le symbolisme intellectuel et phonétique (on verra plus tard la raison de ces adjectifs juxtaposés) leur ait donné la figure expresse de la Toute Puissance et de la Toute Activité, c'est-à-dire la figure du DRAGON, « maître omniscient des chemins de la droite et de la gauche » (Phan-Khoatu, I).

La Légende du Dragon. « Les dragons et les poissons ont la même origine ; mais combien, pour chacun, la destinée est différente ! Le poisson ne peut vivre hors de son élément ; mais qu'un léger nuage s'abaisse vers le sol, et l'on voit le dragon s'élancer dans les airs. » Ainsi chante la onzième strophe de cette célèbre ballade : la Vie joyeuse, aux sons de laquelle, dans tout l'Extrême-Orient, les vieux lettrés sourient, et les petits enfants s'endorment.

Elle allusionne la légende du Dragon, que nous citons parce qu'on y trouvera l'origine de la genèse mosaïste, la fiction sinaïtique de la loi, et peut-être aussi le symbole de la synthèse alchimique.

L'eau qui coule sur la terre, disent les vieux conteurs, est semblable au nuage qui vole dans le ciel : leur nature à tous deux est semblable ; seule leur apparence diffère. Et c'est la chose importante, car l'humidité féconde l'univers, comme la voie du ciel féconde la pensée des hommes. Rien n'est meilleur, plus fugitif, plus actif, plus universel que l'eau : mais si leurs actions ne sont pas unies, l'eau du ciel ne peut rien sur la terre, l'eau de la terre ne peut rien sur le nuage du ciel. Ainsi, dans l'eau de la terre le poisson, dans l'eau du ciel l'oiseau Hâc (l) vivent séparés et ils sont imparfaits. Mais si l'orage élève les eaux ou que la chaleur du jour les évapore ; et si un léger brouillard s'abaisse sur le sol, ou si un grand vent précipite les nuées vers la terre, alors l'union se fait des deux eaux terrestres et célestes : l'oiseau Hâc descend vers la terre comme les nuages, le poisson s'élève vers les cieux comme l'eau du fleuve ; quand ils se rencontrent, l'oiseau Hâc prête ses ailes au poisson, le poisson prête à l'oiseau son corps et ses écailles ; au milieu des éclats du tonnerre et parmi les eaux mugissantes apparaît le Grand Poisson sur le dos duquel sont écrits les préceptes secrets de la Loi. Et aussitôt que son dos a touché les nuages abaissés, il devient le Dragon Long et disparaît dans les airs avec les nuages qui le recouvrent et l'emportent.

Je serais bien fâché de donner une explication à cette légende populaire, qui est plus claire que toutes les paraboles mosaïstes et que la légende judéo-chrétienne de la pomme. Les plus jeunes élèves, dans les écoles extrême-orientales, la commentent et la dépouillent de sa fable avec la plus grande facilité. J'imagine que cela ne sera aussi qu'un jeu pour les chercheurs occidentaux attentifs, qui me sauront bien plus de gré de les avoir invités à un petit travail personnel d'appropriation analogique, que d'avoir paru, par des éclaircissements oiseux, douter injurieusement de leur perspicacité.

J'appuierai cependant sur certains points dignes de méditation ; le ciel et la terre ne font véritablement qu'un, en réalité. A nos yeux ils sont unis par un véhicule universel ; et le Sage Chinois a pris, comme symbole de ce véhicule, ce qui peut sembler comme la matière la plus subtile, c'est-à-dire l'eau évaporée. Infiniment subtile, mais toujours matérielle, telle est la caractéristique du véhicule universel ; et le Sage Chinois se rencontre ici avec le dogme théosophique (ce qui n'a rien de surprenant, puisque les doctrines sont étroitement sœurs) et aussi avec la doctrine platonicienne, et avec les assertions de l'école gnostique et de S. Clément d'Alexandrie sur la matérialité de l'âme humaine.

Précisons aussi que la Perfection n'existe que par l'union du Ciel et de la Terre, que c'est dans cette union seule que le Dragon se manifeste, et que, aussitôt manifesté, il disparaît dans les airs. Ce symbole s'entend de deux façons : l'une est que l'univers est toujours dans une activité extrême ; l'autre est que la Perfection n'est pas visible aux yeux humains ni intelligible à l'esprit humain ; elle disparaît si elle est vue ou comprise par nous, elle n'est plus la Perfection. Ainsi le Dragon est un symbole que l'homme se figure, mais qui n'existe pas pour lui. Mais il existe réellement dans l'union totale réalisée grâce au véhicule universel.

Prenons donc ce symbole du Dragon, tout en le trouvant, si l'on veut, enfantin de langage ; mais conservons-le comme une image excellente, et comme une abréviation, commode dans les propositions métaphysiques.

J'ai dit plus haut qu'il était un parfait symbole intellectuel et phonétique. L'explication de la légende s'applique à l'intellectuel : le phonétique est plus curieux encore, et généralise et éclaircit toutes les données précédentes. Qu'est-ce donc au fond, dans la métaphysique Jaune, que ce Dragon symbolique ? Qu'est-ce donc ce véhicule universel, qui est comme l'Aura du symbole ? C'est très exactement le Verbe, non seulement dans l'esprit des savants et des commentateurs, mais dans la démonstration de la philologie elle-même.

On sait en effet ce qu'est le LOGOS platonicien et alexandrin. Le radical LOG se prononce fort appuyé, et en syllabe longue. C'est exactement le nom de l'idéogramme du Dragon. Celui-ci est LONG (2), avec l'O long et l'N bref et sourd, et il se prononce LOGUE (E muet) dans les vice-royautés de la Chine centrale. Ainsi la philologie apporte son témoignage éclatant à la métaphysique. Il n'y a jamais eu qu'une vérité ; les symboles de cette vérité diffèrent, mais la prononciation de son nom même est partout identique. Et le Logos platonicien et le Verbe de l'apôtre Jean, que, sans bien l'approfondir, les chrétiens exaltent à la fin de tous leurs sacrifices, n'ont pas de représentation plus immédiate, ni de plus exact symbolisme dans toute l'humanité, que cet universel et invisible Dragon, qui, du haut du Ciel, couvre toutes les philosophies orientales de son ombre mystérieuse.

Khièn : L'action du ciel, c'est l'activité. L'homme doué l'imite en s'efforçant sans cesse. (Yiking : Commentaire traditionnel de Tsheng-tse et de Confucius sur le premier hexagramme).

L'homme doué, dont il est fait mention tout au long du Yiking, et pour l'usage duquel les préceptes du Yiking ont été formulés, constitue une expression spéciale aux races jaunes. Il serait facile — et d'autres l'ont fait — d'entasser des volumes de commentaires sur cette expression, pour en déterminer la valeur exacte. Ainsi trouve-t-on, en d'autres langues, les Initiés, les Mages, les Grands Prêtres, les Francs Juges, les Saints, les Bienheureux, les Mahatmas et d'autres termes encore. Tenons-nous, en ce qui concerne l'homme doué, à la définition simple et sage de la Tradition Chinoise. L'homme doué, dit-elle, est un terme de scholastique qui correspond à un état de perfectionnement inférieur à la perfection et supérieur à la sagesse. Sachons nous contenter, au moins au point de vue de l'expression, de cette définition élastique ; concevons, qu'il y a plusieurs stases dans l'état de l'homme doué ; et ne demandons qu'aux circonstances de nous dire, pour chaque cas particulier, à quelle étape, intellectuelle et psychique, l'homme doué est parvenu sur la route de la perfection.

La raison d'être, dit Tsheng-tse, n'a pas de forme visible, aussi on emploie une image pour éclairer le sens. C'est ainsi que, comme le dit la légende, le Dragon, à travers le véhicule universel, monte dans les six traits du Khièn, où il occupe six positions différentes, et donne, à son passage, un sens à chacun des traits, exactement comme une série acoustique, au moment où on l'inscrit sur une portée musicale, donne un accord harmonique, dont elle est, comme expression, le seul propriétaire, mais dont les lignes de portée sont le traducteur et le véhicule.

Il y a donc autant de portées humaines qu'il y a d'hexagrammes, c'est-à-dire soixante-quatre. Examinons en détail le « passage du Dragon » à travers le Khièn, hexagramme de la perfection en soi. Non seulement ce sera un exemple analogique bon à suivre pour l'explication métaphysique des autres hexagrammes ; mais, et surtout, c'est du premier hexagramme que les mages et philosophes chinois ont, dans toutes les branches de la sagesse humaine, tiré leurs principaux et leurs meilleurs enseignements (3).

Le Dragon « intelligence dont les modifications sont illimitées, symbole des transformations de la voie rationnelle (tao) de l'activité exprimée par Khièn » (Yiking : chap. I, § 8, commentaire de Tsheng-tse) se pose sur le premier trait (trait inférieur et positif, puisqu'il est, comme tous ceux de l'arcane, sans solution de continuité) ; et il représente « le point de départ du commencement des êtres ». C'est le « Dragon caché ».

L'extrême activité de la Perfection ne se produit pas, ne se révèle encore par aucun acte de volonté, par aucune pensée même ; elle est donc cachée, c'est-à-dire inintelligible à l'homme. C'est la période du non agir. Et par le mot « période » il faut entendre l'idée de l'état métaphysique, comme, par le mot « situation », il faut entendre le « lieu géométrique », toutes les conceptions devant être ici indépendantes des relativités du temps et de l'espace.

Posé sur le second trait, le Dragon émerge : l'activité commence à se faire sentir sur la surface de la terre : c'est le « Dragon dans la rizière ». L'extrême activité du ciel ne se manifeste point encore, mais l'homme saisit qu'elle existe, de même qu'un être dans la rizière est caché par les riz, et qu'on ne le voit point, mais que l'on sait qu'il est là à cause de l'ondulation de la surface à son passage. On remarque ici que le second trait est le trait médian du trigramme inférieur, qu'il est donc, pour ainsi dire, le résumé de son expression générale : on remarque aussi qu'il y a un sens à extraire de sa comparaison avec le trait médian du trigramme supérieur, qui est son sympathique (système des correspondances). Ce sens donne la tendance générale de l'hexagramme. Les deux traits correspondants étant ici tous deux positifs, il en résulte que le sens du Khièn est renforcé, c'est-à-dire que l'activité du ciel est extrême, continue, éternelle, et que le Ciel n'est pas concevable en dehors de l'idée de son activité. C'est ce que nous avions déjà fait ressortir dans un précédent chapitre ; et, ici comme ailleurs, les significations de la portée symbolique des six traits viennent corroborer les principes, déjà connus, de la métaphysique et de l'expérimentale.

Cette seconde situation se résume parfaitement par cette comparaison de Shiseng : « L'éther positif commence à engendrer, de même que la lumière du soleil commence à éclairer toutes choses, avant que celui-ci paraisse à l'horizon. »

Posé sur le troisième trait, le Dragon se manifeste ; il est sur la situation supérieure du premier trigramme : c'est le moment de la légende où, montant au sommet des eaux mugissantes, il va s'élancer, et paraître en réalité ce qu'il est. Si les écailles du Dragon sortent des eaux, alors l'homme connaît la science et la loi. C'est le « Dragon visible ». L'incessante activité, arrivée en haut d'un trigramme, remonte l'abîme qui la sépare du second trigramme. Il y a matière à grande circonspection. Et nous appliquerons immédiatement ce conseil tel qu'il est donné. Il y a délicatesse et danger à « voir le dos du Dragon », c'est-à-dire à connaître la Science et la Loi, si on n'y est pas suffisamment préparé par les états antérieurs. (Cf. l'état édénique et la légende du fruit défendu). C'est là, la volonté d'expansion de tous les êtres, très parfaite puisqu'elle est le couronnement de l'activité, mais très dangereuse, puisqu'elle peut aboutir à la multiplicité, c'est-à-dire aux formes et à la désunion.

Posé sur le quatrième trait, le Dragon tend à quitter le monde, c'est-à-dire à disparaître, puisque, étant manifesté, il deviendrait, s'il demeurait, intelligible à l'homme, et ne serait plus la Perfection en soi ; mais il ne s'envole point encore ; « il est comme le poisson qui saute hors de l'eau, avec la volonté, mais sans les moyens de disparaître : c'est le Dragon bondissant, également prêt à s'effacer dans l'éther des espaces célestes et dans les profondeurs des gouffres, où se trouve le lieu de son repos ». (Yiking, ch. I, § 14 ; commentaire de Tsouhi.)

L'incessante activité, à l'extrémité du bond, peut prendre les ailes du Dragon et disparaître en haut, ou conserver les nageoires du poisson et disparaître en bas : il y a donc liberté d'avancer ou de reculer. C'est ici le symbole de la liberté et de l'indépendance avec lesquelles l'univers se meut et entre dans sa voie (Tao). La situation est indéterminée ; mais quelqu'en soit la solution, on voit que le véritable but du mouvement de l'activité est le repos absolu, qui est au-delà des forces humaines. (C'est le Nirvana, intelligible, mais inaccessible à l'être humain que nous connaissons.)

Posé sur le cinquième trait, le Dragon, entièrement manifesté, agit dans sa plénitude et régit le monde. Il a quitté la terre pour disparaître, mais sur le point d'arriver aux limites, il n'a pas encore disparu, et son influence bienfaisante se répand partout ; c'est le Dragon volant, qui, dans cet instant, procure par sa seule vision, l'âge d'or de l'humanité. C'est là l'expansion heureuse de l'Univers dans la Totalité qui ne cesse point d'être l'Unité. L'extrême activité fait cette totalité : la présence du Dragon fait cette unité : et, pour parler un langage moins métaphysique, la création existe tout entière, mais elle n'a point de formes.

Rappelons ici que le cinquième trait est le trait médian du trigramme supérieur, et qu'il est correspondant sympathique du deuxième trait : et remarquons que le deuxième trait est une volonté d'action non formulée, et que le cinquième trait est cette action non formelle.

Posé sur le sixième trait, le Dragon disparaît ; « la hauteur convenable, dit Tsouhi, est dépassée, l'extrême unité est atteinte, il y a excès d'élévation ». Bien entendu, ce commentaire ne doit s'entendre que par rapport à l'univers visible. C'est là le « Dragon planant » qui commence à disparaître ; et avec lui commence à disparaître aussi cette stase de perfection absolue, qui apportait avec elle ce regret de l'impossibilité de son maintien (à cause tout à la fois de la perfection relative et de l'extrême activité du ciel). « Ce qui est complètement achevé, dit Confu-cius, ne peut durer longtemps. » Et ainsi l'homme est si imparfait que l'idée même de la perfection amène avec elle la crainte de la perdre. C'est ici la création tangible, ou mieux la divisibilité de l'unité par la multiplication des formes, et l'établissement de la dualité relative de la perfection passive, intelligible à l'homme, par la disparition du Dragon qui symbolisait l'Unité à travers le véhicule universel. C'est la stase actuelle que nous traversons, dans le cycle auquel appartient notre humanité. Et le regret de cette humanité engendre son désir unique, que les psychologues peuvent nommer le besoin d'idéalisme, et qui est en somme le désir de rentrer dans l'état d'unité, de remplacer la perfection passive par l'active que nous ne comprenons point, mais dont nous savons la nécessaire existence, le désir, en un mot, de revoir le Dragon (4).

Telle est l'harmonie métaphysique inscrite sur la partie formée par le premier hexagramme du Yiking. Il faudrait faire un volume pour en déduire, sur ce plan même, toutes les données des sciences conséquentielles, Genèse, Création, Cosmogonie, Théogonie, Théologie, Ontologie, Synthèse universelle, origine des Lois humaines, etc., etc. Nous n'avons garde d'entrer dans ces longueurs et dans ces commentaires. Un tel travail, qui, une fois la base donnée de la connaissance, est relativement facile, doit être laissé, comme un intéressant exercice et aussi comme une gymnastique méritoire, à l'intellectualité des chercheurs, dont la mentalité deviendra, à l'aide de ces recherches, plus adéquate à la mentalité requise pour comprendre tout le sujet, et plus apte à survivre, dans leur méthode synthétique, les développements qui suivront.

Mais, comme nous l'avons dit au commencement, il n'est pas que l'accord métaphysique qui se vient plaquer sur la portée de l'hexagramme de la perfection. Il y a toutes les sciences en dehors de la métaphysique et de ses sœurs cadettes ; il y a la politique, l'économie sociale, la morale, la divination ; et chacune, par un travail analogique, trouve, au long de cette portée, et en suivant la « marche des six Dragons », des solutions propres à satisfaire tous les besoins intellectuels de notre humanité. Voyons, par exemple, en quelques lignes, comment l'initié trouve ici des règles pour sa conduite de mage, pour sa spéciale ascèse.

Dragon caché. — L'homme doué doit régler sa conduite d'après l'activité du ciel ; l'homme doué n'étant pas encore instruit, la volonté du ciel est cachée à son œil insuffisant : il demeure donc enveloppé dans sa gangue de mortel imparfait. L'homme doué doit donc méditer, se taire, et tâcher de se développer dans l'étude et la contemplation. S'il agissait pendant que le dragon est caché, il ne donnerait pas sa mesure, et tomberait dans une erreur qui serait préjudiciable à son avenir.

Dragon dans la Rizière. — L'homme doué est conscient de sa vertu, mais ne peut encore quitter la terre (5). Il améliore peu à peu les êtres par son enseignement ; mais il ne lui est pas encore permis, ni de commander, ni de se manifester. Il doit seulement s'attacher à suivre la fortune et l'exemple des Mages qui le précédèrent.

Dragon visible. — L'homme doué, placé dans une situation inférieure à ses mérites, court un danger ; il doit agir avec circonspection ; car il s'attire par sa vertu la sympathie de l'univers, et, par cette sympathie, la haine de ses supérieurs. Mais qu'il se retire ou qu'il demeure, qu'il prenne toujours soin de suivre la voie normale (tao).

Dragon bondissant. — Quand l'homme doué agit, ce n'est jamais sans rapport avec le moment où il agit. Il a donc augmenté ses mérites et sa vertu pour être distingué à un moment précis et déterminé ; il est libre d'avancer ou de reculer ; il a conservé toute sa liberté ; il peut édifier par une vertu éclatante, comme il peut redescendre dans une humilité méritoire ; dans cette situation, il doit s'inspirer des circonstances.

Dragon volant. — L'homme doué occupe la situation supérieure qui lui convient ; arrivé aux hauts sommets de l'intelligence, il est doux de regarder, au-dessous de soi, l'homme également doué de vertu, pour l'aider de ses exemples, et pour l'associer à sa puissance. Quand on est dans la plénitude de ses moyens, il faut agir.

Dragon planant. — La beauté infinie est difficile à conserver. Aussi l'homme doué doit-il savoir avancer et reculer à temps pour ne jamais s'exposer à la perdre. Il ne faut jamais commettre d'excès dans ses actions, même bonnes.

De même, par la marche des Dragons, sont déterminées, en politique, la voie du Prince et la voie du sujet. Nous en réservons l'explication pour des considérations ultérieures. Et, pour terminer un exposé qui pourrait se prolonger indéfiniment, donnons, sans commentaires, les six apophtegmes courts, simples et nourris, par lesquels Confucius, avec sa netteté et sa concision ordinaires, détermine, sur la marche des Dragons, la conduite normale du simple citoyen. Cette citation donnera une idée parfaite de la façon dont les sages chinois entendent la loi morale.

1° Ne pas changer selon le siècle ; ne pas s'attacher à la renommée ; fuir le monde ; n'avoir pas de chagrin de n'être pas apprécié ni connu des hommes.

2° Bonne foi dans les moindres paroles ; circonspection dans les actes ; être en garde contre le mensonge ; améliorer, sans s'en vanter, son siècle, par sa vertu transformatrice.

3° Occuper une situation élevée sans s'en enorgueillir ; occuper une situation inférieure sans s'en plaindre.

4° Perfectionner ses aptitudes ; profiter du moment opportun.

5° Agir, et, par son action, sauver l'univers.

6° Se garder d'être trop noble pour avoir une occupation, et d'être trop élevé pour avoir des amis.

Notes:

(1) La grue symbolique et légendaire.

(2) Je renvoie les curieux de philologie au texte même du Yiking, que l'on trouve dans la traduction Philastre (Annales du Musée Guimet) et aux graphiques et grammaires du Père S. Couvreur, S.J., missionnaire du Tcheou-li, imprimés à Hokien-fou en 1884, et qu'on trouve encore assez fréquemment à Paris.

(3) A chaque situation du Dragon, se rappeler le voyage de la Légende.

(4) Il demeure entendu que le symbolisme du Dragon, tel qu'il est expliqué ici, est en dehors du temps et de l'espace, au-dessus des individus, et applicable seulement aux synthèses. Le prochain chapitre indiquera le symbolisme de leur marche, par rapport à ce qu'on appelle, en Occident, la création de l'Univers visible.

(5) On est libre de donner à cette proposition toute la valeur psychique que l'on voudra.


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Evagrie Ponticul, Schiţă monahicească, (note de lectura)

Lucrare apărută în Filocalia, vol. I., Sibiu 1947. Traducere de Pr. Dumitru Stăniloae.

Titlul complet este: “Schiţă monahicească în care se arată cum trebuie să ne nevoim şi să ne liniştim”.

1. Exergă: “Omul care se căsătoreşte, se îngrijeşte de ale lumii, cum să placă femeii, şi se risipeşte în acestea. Iar femeia măritată se îngrijeşte de ale lumii, cum să placă bărbatului.” (1 Cor 7, 33-34) Necăsătoria este asociată cu grija de a-I place lui Dumnezeu.

2. Monahul nu trebuie să aibă fii şi fiice, iar faptele lui trebuie să fie dincolo de dorinţa de câştig lumesc. Monahul este soldat al lui Hristos.

3. Monahul trebuie să fie “nepământesc, fără patimă şi fără de orice poftă” (p. 52). Mâncarea lui trebuie să fie simplă şi fără de preţ. Ospitalitatea faţă de străini nu trebuie transformată în exces de pregătire şi ospăţ.

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4. Bogăţia nu trebuie dorită nici pentru a fi împărţită săracilor. [Şi acesta este un îndemn de a nu urmări în fapta bună o “materialitate” superioară prin nivelul ei formal intenţiei pure, suficiente.]

5. Trebuie evitată compania celor cu griji multe şi “iubire pentru materie”, fiind preferată singurătatea, dacă nu este cu putinţă tovărăşia celor deopotrivă. Ruşinea pe care o simt cei ce li se dă ceva din milostenie este tot un fel de mândrie.

6. “De este cu putinţă, în niciun chip să nu te arăţi prin cetate. Căci nu vei vedea acolo nimic de folos şi nimic bun pentru petrecerea ta.” (p. 55)

7. Prietenilor nu le poţi fi de folos decât dacă te întâlneşti rar cu ei. Trebuie evitată prietenia celor războinici şi răi, precum şi a celor cu preocupări legate de bani.

8. Monahul trebuie să cultive “lucrul mâinilor”, pentru a putea fi generos din munca sa.

9. Monahul trebuie să fie departe atât de starea plăcerii cât şi de cea a străduinţei. [Aşadar, nici spre satisfacţie, nici spre ambiţie, ci spre contemplaţie.] Meditaţia la Ziua Judecată alungă gândurile rele.

10. Postul “face sufletul cuviincios, sfinţeşte cugetarea, alungă dracii şi apropie de Dumnezeu.” (p. 58)

11. Monahul trebuie să rabde “privegherea, culcarea pe jos şi celelalte osteneli” (p. 59).


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24 septembre 2006

Fabrice Midal, Esprits médiateurs au sein du tantra bouddhiste. Regards « trungpien » sur Vajrayogini, (note de lectura)

Etude paru sur www.religioperennis.org

« Parler sur une déité en accumulant un ensemble de données érudites est une entreprise sans grande portée. Il n'existe rien de tel qu'une déité objet d'étude. »

Pour comprendre une déité il faut d’abord comprendre sa propre essence en tant que pratiquant. Le rapport entre la déité et le pratiquant est vital, tel qu’on peut dire que l’existence de la déité est inséparable de celle du pratiquant. Questionner l’existence de l’un arrive à s’interroger sur l’existence de l’autre.

L’invocation des esprits médiateurs n’est pas uniquement une opération rituelle technique.

Un aspect difficile à considérer, mais vital pour la compréhension du thème: « […] une déité n'est jamais une image, une conception mentale, mais toujours une présence vivante qui répond à la possibilité qu'à l'homme de s'ouvrir à elle. »

Le présent étude se concentre sur Vajrayogini, une des plus importantes déités bouddhistes, rencontrée surtout dans l’école Kagyü. Les Annales Bleues le note : « La majorité des yogis tantriques dans le Pays des Neiges ont été initiés et ont suivi la méditation et la présentation du système connu comme les Six textes de Vajravarahi [l'un des noms de Vajrayogini]. » Chögyam Trungpa a présenté cette déité en Occident.

I. Statut ontologie d’une déité au sein du monde du tantra bouddhiste

Chaque texte traditionnel insiste sur le fait que les déités n’ont pas d’existence externe.

Chögyam Trungpa note: « Dans les enseignements du Vajrayana, le concept de déité n'a rien à voir avec celui de messager ou de représentation d'une sorte d'existence externe. Nous ne parlons pas même en termes de divinités, mais nous parlons d'une sorte de situation d'existence qui conduit notre intuition à son point le plus haut. Les déités, devas et devatas, ne sont pas considérées comme ayant des existences externes. Elles sont simplement l'expression de notre propre esprit. »

Ainsi, dans le bouddhisme les déités sont non-existentes et présentes, presque tangibles. La compréhension de ce paradoxe est un défi posé à la pensée occidentale. Le statut de la dhéité bouddhiste ne répond pas à la distinction occidentale entre le sensible et l’intelligible.

La déité n’est pas sensible au sens matériel du terme. Sa manifestation est pure luminosité.

« Affirmer l'existence autonome d'une déité est une erreur fatale, mais, à l'inverse,
considérer les déités comme de simples représentations mentales, de simples « supports imaginatifs servant à la méditation » est une méprise particulièrement redoutable. »

La présence de la divinité est une façon d’être au cœur du monde comme en notre propre esprit.

Malgré son inexistence ontologie, le rencontre avec la déité est possible d’une manière concrète. La rencontre célèbre de Naropa et de Vajrayogini (visage tangible de la vacuité). La plupart des grands saints se sont engagés dans les pratiques tantriques suite à l’intercession de Vajrayogini.
La déité n’est pas ce que les Occidentaux nomment d’une manière vague « un dieu », mais un état d’être, « une manifestation de la nature véritable de ce qui est ».

Incapacité occidentale de comprendre la rencontre de Naropa: « Pour nous, soit la déité a une existence objective, et alors Naropa l'a véritablement rencontrée — mais comme cela nous semble impossible, ou il est un fou ou il est un primitif superstitieux que les lumières de Voltaire et la science de Freud n'ont pas encore guéri —, ou elle est une expérience subjective et personnelle qui a pris place dans son esprit. »

Un Occidental serait tenté de considérer Vajrayogini comme un état de névrose. La racine de cette erreur est considérer l’être humain comme sujet. « Penser l'être humain comme sujet ne va en réalité nullement de soi, et particulièrement dans une perspective traditionnelle. » Au Moyen Age, le terme « sujet » avait encore le sens de « ce sur quoi on peut dire quelque chose ». Ce n’est que Descartes qui le consacre en tant qu’équivalent de l’ego. Les temps nouveaux insularisent le « je ». L’opposition sujet/objet qui en résulte fait obstacle à la compréhension des esprits médiateurs.

Visualiser une déité implique de sortir de soi jusqu’à rencontrer ce qui nous est le plus intime: une ouverture vivante. Le cheminement de pensée entrepris par Heidegger sur cette question est en mesure de nous débarasser de nos idées philosophiques préconçues: « Si, me remémorant, je pense à René Char aux Busclats, explique-t-il, qu'est-ce qui m'est donné là ? C'est René Char lui-même ! Non pas Dieu sait quelle "image" par laquelle je serais médiatement référé à lui. Cela est si simple que c'est extrêmement difficile à faire comprendre philosophiquement. » Visualiser la déité c’est tenter d’être en rapport avec elle pour de bon.

Robert Thurman a nommé les déités yidam « archétypes ». Il comprend le tantra bouddhiste comme une méthode pour transmuter la confusion mentale de notre psyché en une énergie bénéfique. La réalité est bien différente: « La notion d'archétype ne peut nullement rendre compte de l'aperçu vivant de l'éveil qu'est la déité, un aperçu qui n'a rien d'une illumination intérieure. La déité ne réside pas dans la prétendue profondeur de l'âme humaine, elle libère précisément l'homme de cet enfermement sur lui-même qui le prive de goûter le grand réel. » L’archétype (dans le sens accordé par Jung) repose sur une conception de l’esprit humain clôturé sur lui-même. En lui-même, l’archétype est une facultas praeformandis (une possibilité de préformation). Vus comme cela, les archétypes ressemblent aux instincts, et le danger est de confondre le spirituel avec le psychique.

Le terme tibétain de yidam est une abréviation de l'expression yi-kyi tansik. Yi veut dire « esprit », kyi « de », et tantsik « mot sacré » ou « lien sacré ». Le terme indique le rapport entre le pratiquant et l’éveil.

Le non-ego comme terrain sans terrain

Parmi tout ce que nous pouvons rencontrer, seule la déité implique l’espace du non-ego pour apparaître. La déité est une représentation de ce que nous sommes le plus essentiellement.

La manifestation de la déité est à la fois très intime et disolvant tout sens de l’identité.

« […] développer une relation avec une déité est un moyen habile pour se familiariser avec l'espace du non-ego. »

Le tantra est parfois comparé à un toit en or que l'on pose sur une maison. Les fondations sont le hinayana, la voie étroite de l'honnêteté, tandis que les murs de la maison sont constitués du mahayana, le chemin vaste qui invite à placer les autres avant soi-même.

Prajna est la connaissance discriminante et non duelle, une intelligence qui ne provient pas de l’ego.

Au niveau de mahayana, la notion de déité se manifeste comme la réalisation de la nature de buddha en soi-même. Pour actualiser notre nature de bouddha, invoquer et devenir devient une voie royale.

Une déité est avant tout une manifestation de la nature du non-ego.

II. Vajrayogini et son symbolisme

On possède près de cinquante descriptions iconographiques de Vajrayogini. Son culte est né en Inde entre le Xe et XIIe siècle, pendant le développement du tantra bouddhiste. Toutes, qu’elles que soient leurs postures, envisagent une jeune fille nue, de couleur rouge. Elle est nue parce qu’elle n’est nullement atteinte par la névrose et la confusion. Elle n’est pas vêtue par l’armure du moi. Elle a un visage, car tous les phénomènes ont une saveur unique dans l’espace inconditionnel. Elle a trois yeux pour voir ensemble le passé, le présent et le futur. Elle a deux bras, car elle est l’union de prajna (la connaissance discriminante) et d’upaya (l’action juste). La couleur rouge vif est celle de la passion-compassion universelle. Elle ne cherche ni la paix, ni le désordre. Elle voit la confusion et l’éveil surgir simultanément sans s’y attacher.

Suite de l’analyse iconographique: « Son pied gauche est posé à terre, sur un lotus, un soleil et une lune, qui est le siège habituel des bouddhas et des yidams. Le lotus indique la naissance spontanée de l'éveil, car celui-ci, semblable à la fleur, apparaît pur au milieu de la boue. Le soleil est le symbole de la sagesse tandis que la lune représente la compassion. Elle se tient aussi sur un cadavre représentant l'ego vaincu, à la manière de toutes les déités semicourroucées.
Ses habits, ou plutôt ses ornements, sont typiques de ceux d'un yidam. Ils portent « les costumes des rakshasa qui, dans la mythologie indienne, sont des vampires en relation avec Rudra, roi des Maras, les mauvais. Le symbolisme impliqué est le suivant : lorsque l'ignorance, symbolisée par Rudra, a établi son empire, alors sa sagesse apparaît, détruit cet empire en gardant les costumes de l'empereur et de sa suite. Les costumes des yidams symbolisent la transmutation de l'ego en sagesse. Les couronnes à cinq crânes qu'ils portent représentent les cinq émotions qui ont été transmutées en les Cinq Sagesses. Ces émotions ne sont pas jetées au loin, mais portées comme ornements. C'est en raison de ce processus que le chemin du vajrayana est qualifié d'alchimie spirituelle. »

Vajrayogini montre qu’elle a du parfaire la générosité, la discipline, la patience, l’effort et la méditation, soit les cinq des six paramita, ou actions transcendantes. Prajna, la sixième paramita, est représenté par Vajrayogini même.

III. La manière dont une déité est pratiquée

Le pratiquant invoque la déité dans une veille attentive. Il n’attend pas que la déité survienne, il s’ouvre à la présence de la déité.

« […] l'homme seul ne peut pas, de lui-même, oeuvrer à sa délivrance sans risquer de tomber dans un dangereux prométhéisme. »

Le bouddhisme réfuse le théisme pour préserver l’espace divin de tout dualisme, pour ne pas le réduire à un support de projections personnelles.

L’initiation spirituelle accordée par un maître bouddhiste s’appelle abhisheka. Pour invoquer la déité il existe une pratique rituelle nommée sadhana.

« Le déroulement de la journée est indiqué seulement par des instructions générales qui sont incluses dans la sadhana même, de se lever tôt, de se laver, d'accomplir la sadhana dans un lieu solitaire et de la faire précéder par certains rites préliminaires, de la répéter trois ou quatre fois par jour, et d'accomplir de nombreux rites externes sur la base de cette méditation. »

La pratique d’une déité inclut la mise en place d’un mandala, son territoire sacré, la récitation de mantra, sa parole sacré, de mudra, gestes rituels purs.

La déité est la présence spontanée qui émerge librement de la pureté primordiale.


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23 septembre 2006

Sf. Antonie cel Mare, Învăţături despre viaţa morală a oamenilor şi despre buna purtare în 170 de articole, (note de lectura)

Lucrare apărută în Filocalia, vol. I., Sibiu 1947. Traducere de Pr. Dumitru Stăniloae.

1. Oamenii “se socotesc raţionali”. Dar adevărata raţionalitate ţine de discernământul de a deosebi binele de rău.

2. Raţionalitatea omului se vede în mulţumirea pe care o aduce lui Dumnezeu pentru tot ce Acesta îi oferă în viaţă.

3. Nimic din ce ni se întâmplă în viaţă nu depăşeşte limitele omenescului. Nici un rău nu este de nebiruit.

4. “[…] foarte rea patimă a sufletului este pofta, patima şi neştiinţa.” (p. 16)

5. Omul cu judecată caută binele şi se fereşte de rău.

6. Cu cât cineva are mai puţine legături lumeşti, cu atât este mai fericit.

7. Nu trebuie spus că virtutea este imposibil de atins, doar că este foarte greu.

8. Desfrânaţii caută să-i arate pe ceilalţi în culori rele, căutând “să vâneze nevinovăţia” pe seama mulţimii relelor.

9. Cel ce vor să se apropie de Dumnezeu nu trebuie judecaţi după relele făcute înainte, ci lăsaţi să-şi dea măsura în cele bune.

10. Bogatul şi de neam ales dar fără ştiinţă spirituală este nefericit. Săracul sau sclavul învăţat şi virtuos este fericit.

11. Cel ce poate îmblânzi şi aduce la învăţătură pe cel neînvăţat, « făcător de om » trebuie să se numească.

12. Pricina tuturor relelor este pofta şi mânia.

13. Om este ori cel raţional, ori cel ce îngăduie să fie îndreptat. Cel ce nu acceptă să fie îndreptat este neom, şi compania lui trebuie evitată.

14. În absenţa raţiunii, doar glasul şi forma ne poate deosebi de animale.

15. Sufletul raţional şi iubitor de Dumnezeu “îndată pricepe toate ale vieţii” (p. 18).

16. Cel ce trăieşte viaţa întru Dumnezeu trebuie să creadă că legile divine îi sunt cu folos [chiar şi atunci când aparenţele îi indică exact contrariul].

17. Cel ce caută virtutea şi crede în existenţa ei, “crezând îşi face loc în nemurire” (p. 19).

18. Există o falsă libertate de ordin social, şi o adevărată libertate în deprinderi şi viaţă.

19. Cei bolnavi spirituali îi recunosc pe doctorii binefăcători nu după vorbe, ci din fapte.

20. Sufletul raţional poate fi cunoscut după următoarele semne: privirea, mersul, glasul, râsul, ocupaţiile şi întâlnirile cu oamenii. “Căci toate acestea se îndreptează spre tot mai multă cuviinţă.”

21. Stăpânitorii au putere peste trup, nu şi peste suflet. Nici o poruncă de natură să pună în primejdie sufletul celui supus nu trebuie dusă la bună îndeplinire.

22. Sufletul raţional evită: calea neumblată, mândria, înşelăciunea, pisma, răpirea.

23. Cel ce biruieşte pofta “întru toate” află cu uşurinţă calea spre Dumnezeu.

24. Omul raţional nu duce lipsă de discursuri multe, ci doar de cuvintele “câte trebuie”.

25. Cel ce caută viaţa spirituală, trebuie să scape de “părerea cea înaltă despre sine”.

26. Pricina tuturor relelor este iluzia, rătăcirea şi necunoaşterea lui Dumnezeu.

27. Cel ce-l caută pe Dumnezeu îl găseşte, dacă biruie pofta şi nu scade cu rugăciunea.

28. Nimeni nu trebuie să fie învinuit pentru păcatele noastre, ci doar noi înşine.

29. Cel ce nu poate distinge binele de rău nu trebuie să-i judece pe cei buni şi pe cei răi.

30. Omul iubitor de Dumnezeu nu mustră pe oameni pentru cele rele atunci când sunt de faţă, iar pe la spate nu-i vorbeşte.

31. În cuvântări trebuie să lipsească orice asprime.

32. Bogăţia este furată de cei mai puternici. Virtutea este singura avere sigură, pentru că nu este furată.

33. Înţelept este cel ce vorbeşte puţine, plăcute lui Dumnezeu.

34. Cel ce caută virtutea se mulţumeşte de cele vremelnice în măsura în care i le dă Dumnezeu.

35. Stăpânitorii lumii pot lega trupul, dar nu voinţa omului.

36. Cel ce consideră că pierderea unui lucru valoros este o nefericire, ar trebui să-şi amintească să fie recunoscător pentru tot ce a primit de la Dumnezeu, iar când dă înapoi să nu-şi piardă recunoştinţa.

37. Voinţa omului nu trebuie trocată pe bani, oricât ar fi ei de mulţi.

38. Cel virtuos trebuie să strălucească printre ceilalţi oameni.

39. Omul trebuie să-şi analizeze puterea sufletului, pentru a putea da piept cu poftele şi încercările.

40. Nimeni nu devine dintr-o dată bun şi înţelept.

41. Cel “slăbuţ cu firea” nu trebuie să dispreţuiască nici el virtutea, chiar dacă nu va ajunge niciodată “în culmea mântuirii”.

42. Definiţia raţiunii: “Omul, după partea raţională, e în legătură cu puterea aceea negrăită şi dumnezeiască” (p. 23).

43. Bărbatul care se gândeşte la rudenia sa cu Dumnezeu nu se ataşează celor pământeşti.

44. Disputele cu cei care ignoră adevărul nu au rost.

45. Piedicile celui care-l caută pe Dumnezeu sunt “negrija şi lenea”.

46. Cei ce pricep greu cele de folos pot fi socotiţi bolnavi.

47. Cel ce moare necunoscând pe Dumnezeu este asemeni animalelor.

48. Cele de pe pământ au ajuns muritoare “pentru aplecarea de bună voie spre răutate.”

49. Cel ce are moartea în minte este aproape de nemurire. Cel ce nu are moartea în minte este sortit morţii.

50. “Păcatul este o patimă a materiei.” (p. 24)

51. Sufletul care cunoaşte păcatul îl urăşte ca pe o fiară. Cel ce nu-l cunoaşte îl iubeşte.

52. Sufletul curat “se luminează de Dumnezeu”.

53. Cei ce cunosc pe Dumnezeu nu plac multor oameni, dar nici lor nu le plac multe lucruri.

54. Dumnezeu nu poate fi văzut, ci numai înţeles cu mintea, fiind totuşi clar în cele văzute, precum sufletul în trup.

55. Omul a fost făcut pentru a-L înţelege pe Dumnezeu.

56. Liber este cel ce nu slujeşte patimilor.

57. Dorinţa avuţiei împiedică sufletul să lupte sau să se mântuiască.

58. Starea în care se află cuiva în posida voinţei lui îi este şi pază, şi pedeapsă.

59. Pofta este împotriva judecăţii.

60. Nu cele după fire sunt păcate, ci cele rele după alegerile cu voia.

61. Nu trebuie să te îndoieşti că Dumnezeu vede tot ce se întâmplă.

62. Nu este loc sau materie în univers lipsită de Dumnezeu.

63. Mulţumirea pe care trebuie să i-o aducem lui Dumnezeu trebuie să fie mai mare decât mulţumirea pe care o aducem Cezarului.

64. Dacă după ani de strădanie pe drumul virtuţii, ţi se va părea că ai ajuns la evlavie, “nu-ţi crede ţie câtă vreme eşti în trup”.

65. “Nimic nu cinstesc oamenii mai mult decât cuvântul.” (p. 65)

66. Nimeni nu poate să oblige pe cineva să facă un rău, dacă nu vrea.

67. De n-ar exista patimile, n-ar fi nici virtuţile.

68. Cei ce cunosc binele, dar nu şi calea de a ajunge la el, îşi orbesc sufletul.

69. Nu trebuie să ne mâniem pe cei care greşesc.

70. “Avuţia este povăţuitor rău şi sfetnic fără minte.” (p. 28)

71. Se cade ca oamenii să nu economisească nimic inutil.

72. Durerile trupeşti aparţin trupului, şi Dumnezeu nu poate fi învinovăţit pentru ele.

73. Cel ce caută perfecţiunea în virtute nu trebuie să se bucure de primele victorii obţinute.

74. Lauda oamenilor nu trebuie să constituie mobilul căutării lui Dumnezeu.

75. Obţinerea virtuţii stă în puterea noastră, obţinerea bogăţiei nu.

76. Cel ce cade în drumul spre Dumnezeu nu trebuie să rămână căzut, ci să se ridice şi să-şi continue drumul.

77. Căutarea lui Dumnezeu este pentru luptătorii vrednici.

78. Frica de patimile lumeşti poate deruta sufletul.

79. Cele patru patimi ale sufletului sunt: slava deşartă, bucuria, mânia şi frica.

80. Cel ce părăseşte viaţa nu ia cu sine niciuna din plăcerile ei.

81. Stăpânitorul cu putere nu trebuie să ameninţe uşor pe cineva cu moartea.

82. Cel înţelept acceptă moartea ca pe ceva ineluctabil.

83. Cei ce nu recunosc dogmele lui Dumnezeu nu trebuie urâţi, ci priviţi cu milă pentru neştiinţa lor.

84. “Cel asemenea se bucură de cele asemenea.” (p. 31)

85. Sufletul suferă împreună cu trupul, dar trupul nu suferă împreună cu sufletul.

86. Nu trebuie să judecăm pe nimeni, pentru că răutatea nimănui nu ne priveşte în mod direct.

87. Străine îi sunt omului toate cele create.

88. Cei ce iubesc faptele păcatului nu vor să ştie că vor muri.

89. Dumnezeu nu este cauza răului. Oamenii au putinţa de alege, şi ei sunt cei care aleg de bunăvoie răul.

90. Omul evlavios râde de cei ce-l laudă şi nu se mânie pe cei ce-i fac rău.

91. Cei ce cresc în putere şi avere nu trebuie lăudaţi, pentru că şi ei trăiesc în umbra morţii.

92. Lumea în care trăim este una a transformării (a prefacerii), iar pe lângă ea mai există şi o lume statică (a nemuririi).

93. Moartea este pierderea cunoştinţei minţii şi a trupului.

94. Mintea nu este totuna cu sufletul.

95. Întristarea şi plăcerea sunt pentru suflet ca nişte tumori pentru corp.

96. Mintea este cea care trebuie să sugrume patimile sufletului (întristarea şi plăcerea).

97. Cea mai mare boală a sufletului este necunoaşterea lui Dumnezeu.

98. Sufletul este în trup, iar mintea este în suflet, şi Cuvântul în minte.

99. Dumnezeu l-a făcut pe om cu liber arbitru, dar şi cu puterea de a alege binele.

100. Tot ce este bun vine de la Dumnezeu, iar tot ce este rău îşi aduce omul sieşi.

101. Plăcerea trupului este boala sufletului.

102. Omul cu judecată urăşte trupul şi nu lasă să se împlinească simţurile rele.

103. Bărbatul viclean iubeşte lăcomia şi nesocoteşte dreptatea.

104. Nu ne vom bucura de cele veşnice dacă nu dispreţuim pe cele trecătoare.

105. Cuvântul este sluga minţii.

106. Celui curat nimic nu este neînţeles.

107. Tăcând înţelegi, căci în tăcere naşte mintea cuvântul.

108. Cel ce vorbeşte fără socoteală nu are minte.

109. Vorba care caută să măsoare cerul şi pământul, mărimea soarelui şi depărtarea stelelor, este o născocire a celui ce oboseşte degeaba.

110. Bărbatul iubitor de Dumnezeu ştie că nimic în lume nu este fără Dumnezeu, că El este pretutindeni şi întru toate, ca Unul ce este nemărginit.

111. Singurul lucru pe care sufletul îl ia cu sine după moarte sunt păcatele din timpul vieţii.

112. După ieşirea din trup sufletul nu-şi mai aminteşte de cele ale trupului.

113. Situaţia sufletului de după moarte poate fi comparată cu cea a trupului după naştere.

114. Ieşirea sufletului din corp corespunde naşterii trupului din pântecele mamei.

115. Cel ce îşi slujeşte trupul pe pământ îşi condamnă sufletul.

116. Incapacitatea trupului abia născut corespunde incapacităţii sufletului plin de păcate după moarte.

117. Trupul trebuie urât ca pe un duşman care poartă război sufletului.

118. Trupul vede prin ochi, iar sufletul prin minte.

119. Răul se naşte din neştiinţă, iar binele din cunoaşterea lui Dumnezeu.

120. Rânduiala dumnezeiască a firii şi legile oamenilor sunt amândouă pentru oameni [şi nu pentru Dumnezeu].

121. Stăpânirea celor răi este îngăduită de Dumnezeu pentru a-i pedepsi pe oamenii fără evlavie.

122. Dacă închinătorii la idoli ar vedea cu inima la cine se închină, pe loc s-ar întoarce la Dumnezeu.

123. Dumnezeu nu încetează a le dărui viaţa şi celor nevrednici.

124. Om este cel ce a înţeles ce este trupul. Cel ce a înţeles ce este trupul, a înţeles şi ce este sufletul. Cel ce a înţeles ce este sufletul îl vede pe Dumnezeu cu mintea sa.

125. Atât de mare este puterea omului încât poate cugeta împotriva adevărului.

126. Toate trupurile au suflet, însă nu toate sufletele minte.

127. Îi este îngăduit omului să se unească cu Dumnezeu, dacă înţelege că se poate.

128. Ochiul priveşte cele văzute, iar minte cele nevăzute.

129. Cea dintâi virtute a omului este dispreţuirea trupului.

130. Cel ce se ştie pe sine, pe toate le ştie.

131. Precum trupul fără suflet este mort, sufletul fără minte este nelucrător.

132. Numai pe om îl ascultă Dumnezeu, pentru că numai omul se poate închina lui Dumnezeu.

133. Cei ce nu simt că Dumnezeu a făcut pentru om cerul şi pământul au sufletul lipsit de grijă.

134. Binele e nevăzut, ca cele din cer. Răul se vede, ca cele de pe pământ.

135. Mintea se arată în suflet, iar natura în trup.

136. Sufletul este în lume, fiind născut. Mintea este mai presus de lume, fiind nenăscută.

137. Naşterea şi moartea, purtarea de grijă şi rânduiala – toate s-au făcut pentru om şi mântuirea lui.

138. Cele muritoare se supun celor nemuritoare, iar cele nemuritoare slujesc celor muritoare.

139. Cel ce este sărac şi nu poate face rău, nu se socoteşte [doar pentru asta] în rândul celor buni.

140. Dumnezeu a dat multe căi de mântuire.

141. “Credinţa este consimţirea de bună voie a sufletului.” (p. 41)

142. Trezia minţii îl scapă pe om de primejdii, iar contrariul ei este starea de beţie.

143. Mânia, pofta şi patimile nesocotite trebuie ţinute în frâu de sufletul raţional ca pe un cal.

144. Fericirea celor răi pe pământ nu este lucru demn de invidia omului raţional.

145. Bucuria de multă bogăţie şi putere în viaţa aceasta este moartea sufletului.

146. Sufletul raţional alege fericirea veşnică şi nu cea vremelnică.

147. Cei murdari îi murdăresc şi pe cei ce se apropie de ei.

148. Începutul păcatului este pofta, iar începutul mântuirii este dragostea.

149. Sufletul lăsat în uitare este cuprins de păcatul crescut în trup.

150. Este totuna a zice că Dumnezeu îşi întoarce faţa de la cei răi, sau că soarele se ascunde de cei lipsiţi de vedere.

151. Evlavia este împlinirea voii lui Dumnezeu.

152. Cunoaşterea şi frica de Dumnezeu aduc vindecarea de patimile trupului.

153. Cunoaşterea lui Dumnezeu schimbă ceea ce este muritor în nemurire.

154. Mintea curată îl vede pe Dumnezeu cel nevăzut şi negrăit.

155. Stăpânirea mâniei, a limbii, a pântecelui şi a plăcerilor este de cel mai mare ajutor sufletului.

156. Nici materia nu poate fi ordonată fără puterea Cuvântului, care deosebeşte lucrurile.

157. Sufletul ce zăboveşte în amintirea poftei nu se cunoaşte pe sine ca insuflare divină.

158. Cea mai mare boală a sufletului este necredinţa în Dumnezeu şi iubirea de slavă.

159. Dintre toate animalele, numai omului îi vorbeşte Dumnezeu “noaptea prin vise şi ziua prin minte”.

160. Celui ce vrea să-L înţeleagă pe Dumnezeu, nimic nu-i este anevoie.

161. Sfânt este omul care nu mai are patimi şi păcate.

162. Numele este “însemnarea unuia dintre mulţi”. De aceea Dumnezeu, care este Unic, nu are nevoie de un nume.

163. Scoate faptele cele rele din tine, în aşteptarea celor bune.

164. Cunoaşte pe Dumnezeu şi este cunoscut de Dumnezeu omul care se străduieşte tot timpul să fie nedespărţit de Dumnezeu.

165. “Fă bine celui ce te neîndreptăţeşte şi-ţi vei face prieten pe Dumnezeu.” (p. 45)

166. Deosebirile vieţuitoarelor sunt patru: unele sunt nemuritoare şi însufleţite (îngerii), altele au minte, suflet şi duh (oamenii), altele au numai duh şi suflet (animalele), iar altele au numai viaţă (vegetalele).

167. Când primeşti “închipuirea unei plăceri”, ai grijă să nu fii răpit de ea. Adu-ţi aminte în acel moment de moarte.

168. Patima este a materiei, şi de la patimă începe păcatul. Împotriva păcatului nu avem decât cunoaşterea.

169. “Cele muritoare sunt nemulţumite de ele însele, ştiind de mai înainte de moartea care vine.” (p. 169)

170 “Căci de va lipsi păcatul din om, o singură mulţumire cumpăneşte mai mult decât toată jertfa cea de mare preţ înaintea lui Dumnezeu.” (p. 46)


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16 septembre 2006

W. Montgomery Watt, Muhammad à Médine (note de lectura)

Traduction de F. Dourveil, S.-M. Guillemin et F. Vaudou, 1958-1959, Editions Payot. Titre original: Muhammad at Mecca. (Oxford University Press, Londres), 1957-1958.

Chapitre premier. La provocation des Koréishites
1. La situation à l’Hégire
La période médinoise de la carrière de Muhammad commence avec son arrivée à Qubâ’ dans l’oisis de Médine le ou vers le 4 septembre 622 (12/III/1).
L’accord avec les dirigeants de Médine signifie du point de vue religieux l’acceptation de Muhammad comme prophète, et du point de vue politique son acceptation comme arbitre entre les factions opposées de Médine. Ses partisans mecquois et médinois furent bientôt appelés respectivement les Emigrants (muhâdjirûn, ceux qui font l’hidjrah) et les Ançâr ou « aides ».
La place choisie par Muhammad pour sa maison devint plus tard la mosquée qui se trouve au centre de la ville moderne.

2. Les premières expéditions
Al-maghâzî – « expéditions » ou « campagnes ».
Des 74 expéditions de la liste établie par al-Wâzidî, sept sont assignées aux 18 premiers mois après l’hégire. Ce sont d’excellentes illustrations de l’attitude de Muhammad envers les Mecquois après son départ de leur ville.
Les Musulmans prirent l’initiative. Sauf une exception, ces sept expéditions furent dirigées contre des caravanes mecquoises. Les caravanes de La Mecque à la Syrie étaient forcées de passer entre Médine et la côte.
L’idée de ces expéditions était de prendre l’adversaire à son désavantage, en organisant des embuscades. Si au commencement les Musulmans engageaient de 20 à 80 hommes, ils ne tardèrent à monter leur effectif à 200 guerriers. Les Ançâr prirent part au moins à la plus grande des expéditions du début.
Nous pouvons voir dans ces expéditions une intention délibérée de Muhammad de provoquer les Mecquois.
La seule expédition du début que ne fût pas contre les Mecquois, celle contre Kurz al-Fihû, fut une tentative pour punir un maraudeur de la région voisine qui avait volé des chameaux médinois au pâturage.

3. Le premier combat
Ibn Ishâq a laissé le récit de la première bataille entre les Emigrants musulmans et les Koréishites païens, durant l’expédition à Nakhlah.
En tuant ‘Amr ben al-Hadra’mî à Nakhlah, Wâqid ben ‘Abdallâh fut le premier à tuer un homme pour la cause de l’Islam.
Question: Muhammad s’attendait-il à l’attaque de la caravane durant le mois sacré de Radjab? Ici les sources donnent plusieurs réponses:
- les attaquants ne savaient pas bien si le mois sacré avait ou n’avait pas fini;
- le caractère sacré du mois de Radjab était lié à la religion païenne que Muhammad dénonçait. Il est fort possible que pour lui la violation du moi sacré eut été sur le même plan que la destruction d’idoles.
Des auteurs musulmans, à partir de Qur’ân 9/36, soutiennent qu’il y a toujours eu quatre mois sacrés: Radjab, Dhû ‘l-Qa’dah, Dhû ‘l-Hidjdjah et al-Muharram.
« Dans les probabilités et les incertitudes que nous venons de traverser, il reste peu de terrain ferme. Fait établi, les gens accusèrent ‘Abdallâh et sa troupe d’avoir violé le mois de Radjah, et Muhammad n’était pas en position de démontrer que les Musulmans n’avaient pas commis cette violation. Point assez sûr, Muhammad avait lui-même peu de scrupules à combattre durant les mois sacrés, mais devait respecter les scrupules d’une importante partie de ses compagnons et se garder des répercussions qui pourraient affaiblir son autorité de prophète. Et il faut insister là-dessus, même si Muhammad prévoyait que le groupe assaillant violerait le mois sacré, il n’y avait à des yeux arabes rien de déshonorant et de honteux à cela, particulièrement si on considérait l’attaque générale contre le paganisme. Enfin, outre la perte d’une vie et d’une précieuse caravane, les Koréishites seraient rendus furieux par le fait que ces actes étaient perpétrés à leur barbe. » (p. 232)

4. La bataille de Badr (mars 624 = IX/2)
Pour piller une caravane que se mettait en route de Gaza pour retourner à La Mecque Muhammad réunit 300 hommes. Le butin était évalué à 50.000 dînârs; tous les grands marchands et financiers mecquois y avaient des intérêts.
La caravane était sous la charge de Abû Sufyân ben Harb qui, en comprenant que Muhammad allait attaquer, envoyât à La Mecque une demande d’envoi d’hommes. Les Mecquois, commandés par Abû Djahl, réponsirent par l’envoi d’une forte troupe, environ 950 hommes.
La caravane fût sauve, mais les Koréishites prirent la décision d’avancer à Badr. Pour les Musulmans, cette décision était une surprise. Quand même, suite à la capture d’une porteur d’eau mecquois, Muhammad obtînt un avantage informationnel.
La date donnée pour la bataille est le 17, le 19 ou 21 de Ramadân (IX) de l’an 2 (= 13, 15 ou 17 mars 624). Les Koréishites furent placés dans une position dans laquelle ils ne pouvaient éviter le combat, malgré les conditions défavorables. De 45 à 70 Koréishites tombèrent, dont Abû Djahl lui-même et plusieurs autres chefs. Il y eut autant de prisonniers.
Muhammad, suite à la mort d’un prisonnier, empêche de tels excès. « En général sa politique était de garder les prisonniers jusqu’au versement de la rançon, mais ceux qui appartenaient à son clan ou qui avaient une relation speciale avec les Musulmans, et ceux qui n’étaient pas assez influents ou riches pour être rançonnés, étaient généralement libérés sans rançon. » (p. 236)
Quand même, ‘Uqbah ben Abû Mu’ayt fut exécuté à cause de son hostilité antérieure pour Muhammad, et surtout parce qu’il avait composé des vers railleurs sur lui. An-Nadr ben al-Hârith, qui avait proclamé que ses histoires sur les Perses valaient celles du Qur’ân, fut également exécuté.
« Un certain nombre de facteurs contribua à cette victoire notable des Musulmans. L’un fut le manque d’unité parmi les Koréishites […]. Des défections avaient considérablement réduit la troupe, des 950 hommes du début à peut-être 600 ou 700; et parmi ceux-ci, tous n’étaient pas des partisans totalement dévoués à la politique d’Abû Djahl. Ils furent aussi trop confiants. Contre un tel ennemi l’ardeur des Musulmans comptait beaucoup. Leur croyance en une vie future leur donnait probablement plus de courage dans les batailles et la confiance de Muhammad leur inspirait confiance. Son commandement leur valut aussi un avantage tactique. Telles semblent être les principales raisons de la victoire des Musulmans. » (p. 230)
Rien ne nous autorise à croire que les qualités de guerriers des Ançâr fussent supérieures à celles des Koréishites.

5. La situation après Badr
La perte d’hommes entraînés fut un désastre de première grandeur pour La Mecque.
Abû Sufyân, naturellement, était sain et sauf avec la caravane et devenait l’homme le plus important de la ville.
La perte de prestige des Koréishites n’était pas mince.
« Les Arabes de l’Hidjâz comprirent que cette bataille ne signifiait pas le remplacement de La Mecque par la Médine musulmane comme puissance prépondérante dans ces régions. Il fallut d’autres preuves de la force de Muhammad avant que tout le monde, de près et de loin, vînt en foule vers lui. » (p. 237)
A Médine, la victoire renforça la position de Muhammad.
La tribu juive de Banû Qaynuqâ’ fut attaquée après qu’une dispute banale eût entraîné la mort d’un Musulman, fut assiégée pendant deux semaines et, lorsqu’elle se rendit, renvoyée de Médine.

Chapitre II. L’échec de la riposte de La Mecque
1. Muhammad se prépare à la lutte imminente
Muhammad dut se rendre compte qu’il était voué à la « guerre totale » avec les Mecquois.
A Dhû Aman, en septembre 624 (III/3), Muhammad put rassembler 450 hommes. Des tribus païens voisins de Médine furent enclins à joindre le prophète et à professer l’Islam.
« […] un des païens qui vint discuter de la rançon des prisonniers après Badr fut si impressionné par certaines choses qu’il vit à Médine qu’il devint Musulman, quoiqu’il eût auparavant projeté d’assassiner Muhammad. » (p. 242)

2. Réactions mecquoises après Badr
A La Mecque, les nouvelles de Badr effroièrent les habitants. La direction des affaires fut prise par Abû Sufyân. Il annonça qu’il s’était juré de laisser complètement de côté huile et femmes tant qu’il n’aurait pas mené une expédition contre Muhammad.
Les Mecquois furent pris du désir de vengeance et de la nécessité de restaurer leur position.
Des semaines après Badr, Abû Sufyân conduisit une troupe de 200-400 hommes en expédition contre Médine. Arrivé à Médine à l’insu de Muhammad, il se contenta de brûler quelques maisons et de ravager quelques champs, sans engager une bataille avec les Musulmans. Sur le chemin du retour, les Mecquois abandonnèrent quelques provisions en excès, surtout de la farine d’orge (sawîq). Les Musulmans appelèrent l’incursion « l’expédition de la farine d’orge ».
Les Mecquois n’envoyèrent pas de caravane vers la Syrie à travers un territoire ami de Muhammad.
Abû Sufyân reussit à amasser 3000 hommes bien équipés, dont 700 portaient des cottes de mailles. Ils s’avancèrent près de Médine, et campèrent sur les collines d’Uhud.

3. La bataille d’Uhud (samedi 23 mars 625 – 7/X/3)
Muhammad, ‘Abdallâh ben Ubayy et certains anciens furent d’avis de rester au centre, où les maisons étaient plus serrées et de forcer ainsi l’ennemi à entreprendre à la fois un siège et des combats de rue.
Muhammad repoussa l’aide d’un contingent juif, parce qu’ils n’étaient pas des croyants.
Pour les Musulmans, Uhud a été une bataille perdue. L’issue non satisfaisante de la bataille est attribuée à la désobéissance de la majorité des archers. Pour Muhammad, l’issue malheureuse de la bataille n’était due ni à la supérieurité numérique des Mecquois ni à leur cavalerie, mais à la combinaison de l’indiscipline et de l’amour du pillage chez les Musulmans.
« Et ce déclin des qualités militaires des Musulmans est certainement lié à leur nombre accru. Durant l’année précédente, Muhammad s’était aperçu qu’il lui faudrait une armée beaucoup plus forte qu’à Badr, et il n’avait pas repoussé des hommes attirés vers l’Islam par des perspectives de butin. Ce fut la cause de la grave indiscipline à Uhud et du manque de constance non seulement parmi les archers mais de diverses autres manières. » (p. 251)
Les Musulmans ont perdu plus de 70 tués, dont quelques vieux et fidèles Compagnons de Muhammad. Le récit officiel parle d’une baisse du moral des combattants.
« Des savants occidentaux ont parfois pensé que les sources essaient de cacher toute l’étendue du désastre d’Uhud. La recherche montre cependant que c’est plutôt le contraire et que les Musulmans peignent Uhud en couleurs plsu tristes qu’il ne faut. » (p. 262)
Certains événements des mois suivants ne diminuèrent pas la tristesse de Muhammad, lorsque des nomades, certainement sous l’effet de la propagande mecquise, montrèrent leur mépris pour lui en versant délibérément du sang musulman.
Quand même, il faut noter que Uhud ne fut pas une défaite totale pour les Musulmans ni, par rapport aux but des Mecquois, une victoire des Koréishites.
En termes plus généraux la conséquence d’Uhud était que Muhammad était à peu près capable de résister aux Koréishites et que les Koréishites ne pouvaient faire beaucoup plus que de résister à Muhammad.
La situation des Mecquois n’était pas très heureuse après Uhud: leur infanterie s’était montrée inférieure et les chevaux auxquels ils devaient leur succès étaient temporairement hors de combat. Leur moral à cette heure dut être bas.
Le lendemain matin après Uhud, Muhammad organisa une expédition pour la poursuite des Mecquois en retraite.

4. Le soulèvement des nomades
a) La dernière chance des Mecquois
Abû Sufyân et les autres chefs ont dû s’apercevoir que leur position était critique. Les Koréishites se consacrèrent à la tâche d’obtenir l’appui des grandes tribus nomades de l’est et du nord-est de Médine.
Néanmoins, les tribus autour de la Médine déjà amies de Muhammad semblent être restées fidèles et de nombreux membres de tribus plus éloignées s’attachaient maintenant à lui.
La politique de Muhammad pendant les deux années suivant Uhud fut de dévancer les mouvements hostiles contre Médine. Dès qu’il entendait parler d’une concentration d’hommes de tribus menaçant la ville, il envoyait une expédition pour la briser.
Sufyân ben Khâlid ben Nuhayh, chef de Banû Lihyân, hostile à Muhammad, fut tué par ‘Abdallâh ben Unays, musulman.
Après l’expulsion de Banû an-Nadîr de Médine et leur installation à Khaybar, un de leur chefs: Abû Râfi’ Sallâm ben Abî ‘l-Huqayq, engagé dans des intrigues antimusulmanes avec les Banû Ghatafân, fut assassiné par un groupe de cinq Musulmans de Médine, dont le même ‘Abdallâh ben Unays.

b) Bi’r Ma’ûnah
Un chef de la tribu de ‘Âmir ben Ça’ça’ah, Abû ‘l-Barâ’ ‘Âmir ben Mâlik, fut invité par Muhammad à devenir musulman et manifesta un certain empressement, à condition qu’il eut un soutien suffisant dans sa tribu. Pour l’obtenir il demanda à Muhammad d’envoyer des missionnaires dans la région où se trouvaient les terrains de pâturage de la tribu et se posa comme leur protecteur (djâr). Muhammad douta de la position mais envoya 40-70 jeunes hommes. Un autre chef de Banû ‘Âmir, ‘Âmir ben Tufayl, apparemment hostile à Muhammad, fit tuer le porteur de la lettre de Muhammad et tenta de pousser sa tribu à attaquer le groupe musulman. Mais la tribu tint à observer la protection donnée par Abû ‘l-Barâ.
Néanmoins, ‘Âmir ben Tufayl persuada quelques clans de Banû Sulaym voisins de passer à l’attaque, et les Musulmans furent tués, sauf deux. L’un de ceux-ci fut gravement blessé et laissé pour mort sur le terrain. L’autre, ‘Âmr ben Umayyah al Kinânî, fut fait prisionnier, mais libéré à cause d’un lien de parenté avec ceux qui l’avaient pris. Sur le chemin du retour, il rencontra deux membres des Banû ‘Âmr et les tua. Lorsque ‘Âmir ben Tufayl demanda à Muhammad le prix du sang pour ceux deux membres de sa tribu, il fut payé, puisque la tribu avait une alliance avec les Musulmans.
« Le côté troublant de ce récit est que Muhammad paye le prix du sang à ‘Âmir ben Tufayl pour deux hommes et ne fait pas de contre-réclamation pour presque quarante hommes de la mort desquels ‘Âmir ben Tufayl était responsable. » (p. 257) Techniquement parlant, même si ‘Âmir ben Tufayl avait encouragé les clans Sulamî à massacrer les Musulmans, il n’était pas le chef direct des Sulamî et donc il n’avait aucune responsabilité. Tout de même, il était déshonorant pour les Banû ‘Âmir de laisser tuer des hommes sous leur protection.

c) Ar-Radjî’
Les Banû Lihyân voulaient venger l’assassinat de leur chef à l’instigation de Muhammad et soudoyèrent deux clans de la tribu de Khuzaymah pour dire qu’ils désiraient se faire musulmans et demander à Muhammad d’envoyer des instructeurs. A ar-Ridjî’ les soi-disant convertis laissèrent seuls les sept Musulmans et informèrent leurs ennemis, qui les entourèrent, et tuèrent quatre qui resistaient et firent prisonniers les trois autres après leur avoir fait de bonnes promesses. Un des trois se libéra de ses liens sur le chemin de La Mecque et mourut le sabre à la main, mais les deux autres furent vendus à La Mecque à des parents d’hommes tués à Badr; après que le mois sacré fut écoulé, ils furent emmenés hors de l’enceinte sacrée, sommés d’abjurer l’Islam et, sur leur refus, mis à mort non sans cruauté.
« L’incident est banal, mais il montre combien les Arabes devaient se protéger et se garder de la duplicité. Le traitement des prisonniers suggère que les sentiments étaient désormais de part et d’autre à leur point culminant. » (p. 259)

d) Renforcement des Musulmans
La bataille d’Uhud ne fut pas un grand désastre militaire pour les Musulmans.
Les expéditions d’Hamrâ’ al-Asad et de Qatan (mars et juin 625) ne furent pas sans succès.
Les meilheurs de Bi’r Ma’ûnâh et d’ar-Radji’ (vers juillet 625) provoquèrent une tristesse temporaire à Médine.
« Ainsi, dans la période que sépare Uhud du Siège de Médine, Muhammad, tout en étant incapable d’empêcher les Mecquois de former une confédération contre lui, empêcha beaucoup de tribus de s’y joindre et il accrut certainement les forces à sa disposition. De point de vue purement humain, il ne pouvait regarder l’attaque menaçante sans inquiétude, mais il avait aussi de bonnes raisons d’espérer. » (p. 261)

5. Le siège de Médine
Le siège de Médine, appelé par les Musulmans expédition du Khandaq ou Tranchée, commença le 31 mars 627 (8/XI/5) et dura une quinzaine de jours.
Les Mecquois avaient réuni une forte confédération comprenant des tribus nomades qui ne leur étaient en rien sujettes. Les Juifs d’an-Nadîr, exilés à Kaybar, apportaient leur support.
La confédération mecquoise avait 10.000 hommes en deux-trois armées. Les Koréishites et leurs plus proches alliés constituaient une armée de 4.000 hommes, avec 300 chevaux. Ghatafân avait 1.000 hommes (et 300 chevaux), Farârah – 400, Sulaym – 700. Asad pouvait compter pour 3.500 hommes.
Face à cette énorme force, Muhammad pouvait compter sur 3.000 hommes environ, c’est-à-dire tous les habitants de Médine, sauf la tribu juive de Qurayzah, qui semble avoir essayé de rester neutre.
Muhammad avait adopté une forme de défense jusqu’alors inconnue en Arabie: partout où Médine était ouverte à une attaque de cavalerie, il avait fait creuser une tranchée, le Khandaq. Les Mecquois ne réussirent jamais à franchir le fossé.
Après 15 jours d’escarmouches, les Mecquois perdirent l’espoir d’un succès et la grande confédération se sépara en ses différents fragments, puis se retira. Un temps exceptionnellement froid et une tempête de vent donnèrent le coup de grâce au moral des assiégeants. 6 Ançâr avaient été tués, et trois Mecquois.
« Du côté militaire la raison de l’échec mecquois fut la stratégie supérieure de Muhammad, et probablement aussi la supérieurité de son service de renseignement et de ses agents secrets. En particulier le choix de la tranchée était bien adopté aux circonstances. Les espoirs de victoire des Mecquois reposaient surtout sur la supériorité de leur cavalerie, car les batailles précédentes avaient montré que les Musulmans étaient capables de vaincre dans une mêlée d’infanterie, à moins d’être très inférieurs en nombre. Le fossé contrecarra efficacement la menace de la cavalerie et força les Mecquois à combattre dans des conditions où ils tirèrent peu d’avantages de leurs 600 chevaux. » (p. 263-264)
Un autre problème pour les Mecquois: lors de la bataille d’Uhud ils étaient arrivés à Médine avant la moisson. De cette manière les champs avaient fourni le fourrage pour les chevaux. En 627/5 le grain avait été coupé un mois avant l’arrivée des Mecquois, et ils eurent beaucoup de difficulté à obtenir du fourrage pour les chevaux.
Mais le résultat fut dû à l’unité relative des Musulmans et à leur discipline, en contraste avec le manque de cohésion de la confédération.
« L’éclatement de la confédération marqua l’échec total des Mecquois dans leur action contre Muhammad. Pour eux, maintenant, les perspectives étaient sumbres. Ils avaient appliqué leurs forces les plus extrêmes à le déloger de Médine, mais il y restait, plus influent que jamais en raison du fiasco de la confédération. Leur commerce avec la Syrie était mort et beaucoup de leur prestige perdu. Même si Muhammad ne les attaqerait pas, ils ne pouvaient plus espérer garder leur richesse et leur position; mais il pourrait user de la force armée contre eux et tenter de les anéantir comme ils avaient tenté de l’anéantir. Il serait étrange que certains Mecquois – peuple pratique – n’aient pas commencé à se demander s’il ne serait pas mieux d’accepter Muhammad et sa religion. » (p. 265)

Chapitre III. A la conquête des Mecquois
1. Les expéditions de l’année suivant le siège
Entre la fin du siège de Médine et la conclusion du traité d’al-Hudaybiyah a lieu une réorientation dans la politique de Muhammad. « […] tôt après le siège, il apparaît clairement que les buts de Muhammad sont beaucoup plus vastes et plus dignes d’un homme d’Etat; et lorsqu’on examine de près les débuts de l’histoire de l’Islam, de légères indications apparaissent que ces buts plus vastes furent toujours présents, ou en tout cas depuis que la victoire de Badr avait montré la possibilité de grands changements. » (p. 266)
« Nous nous servons nécessairement, dans une telle étude, d’un mode de penser analytique et discursif. Mais Muhammad, lui, procédait presque certainement par intuition et non par analyse. Il avait conscience de tous les facteurs que nous énumérons laborieusement, mais sans les isoler dans sa pensée, il pouvait probablement décider en cours d’action quelle était la bonne attitude à prendre. En particulier, l’aspect religieux des événements était dominant pour lui, même quand il était le plus conscient des implications politiques; et il aurait presque certainement décrit son bût suprême à cette époque comme l’appel de tous les Arabes à l’Islam. Le corollaire implicite, à savoir l’unité politique de tous les Arabes, ne peut avoir échappé à Muhammad, mais il restait à l’arrière-plan. » (p. 266)
L’Islam fut bien dès le début une religion universelle en puissance et ce n’est pas par hasard qu’avec l’expansion de l’Etat arabe elle devint une religion universelle.
Selon le récit habituel, un jour après al-Hudaybiyah, Muhammad envoya six messagers avec des lettres pour Négus d’Abyssinie, pour le gouverneur de Busrâ à transmettre à l’emperreur de Byzance, pour l’empereur de Perse, pour le Muqawqiq ou souverain d’Egypte, pour al-Hârith ben Abî Shâmir, prince de Ghassân, et pour Hawdhah ben ‘Alî, chef des Hahîfah.
Les envoyés de Muhammad furent accueillis avec faveur et reçurent des cadeaux, sauf chez l’empereur de Perse.
« Mais la chose est incroyable, si le message était un appel à devenir musulman et à accepter Muhammad comme chef religieux; on ne peut concenvoir un empereur romain ou un Négus d’Abyssinie répondant à un tel message. » (p. 267)
On peut supposer que Muhammad avait proposé aux chefs d’Etat un pacte de neutralité. Il eût été tout à fait déplacé de sa part à cette époque de prier ces puissants souverains d’accepter l’Islam. Mais après le siège de Médine il eut assez d’importance pour avoir quelques contacts diplomatiques avec eux.
Il a eu lieu le châtiment de la tribu juive de Qurayzah pour ses intrigues avec les Mecquois.
Plusieurs petites expéditions furent dirigées, en partie du moins, contre d’autres membres de la confédération mecquoise, spécialement Asad et Tha’labah (partie de Ghatafân).
Les participants juifs de la confédération de La Mecque continuaient leurs intrigues.
Muhammad développe des relations plus étroites avec les tribus sur la route de Syrie. Ces tribus étaient chrétiennes ou avaient des rapports avec la chrétienté, et à cause de cela étaient peut-être plus attirées vers l’Islam que les païens du sud.
« Une autre question occupait l’esprit de Muhammad. Il interdisait les combats et les pillages entre Musulmans, et en conséquence, si un grand nombre de tribus arabes acceptaient l’Islam, ou même acceptaient la conduite de Muhammad, il devrait trouver un autre exutoire à leurs énergies. Considérant l’avenir, Muhammad sentit probablement qu’il faudrait diriger les instincts pillards des Arabes vers l’extérieur, vers les communautés adjacents à l’Arabie, et il se rendit probablement compte dans une certaine mesure que le développement de la route de Syrie était une préparation à l’expansion. » (p. 271)
En considérant les événements de 627/6, il semble que Muhammad ne se préparait pas à un assait direct contre La Mecque. Sa politique fut au contraire d’affaiblir La Mecque en empêchant le mouvement de caravanes de et vers la Syrie, tout en augmentant en même temps le nombre de tribus alliés et consolidant ce groupe.
La paix de l’Islam, administrée par la main de fer de Muhammad, apporterait la prospérité aux Arabes, mais seulement si les moyens de subsistance s’accroissaient d’une façon correspondante. Mais le nombre de chameaux et de moutons que le désert pouvait entretenir ne pouvait guère augmenter. L’Etat islamique était donc dans la nécessité d’étendre constamment sa sphère d’influence.

2. L’expédition et le traité d’al-Hudaybiyah
A la suite d’une rêve, Muhammad décida d’aller en pèlerinage (‘umrah) à La Mecque. Il invita les Musulmans à l’accompagner et à apporter du bétail pour le sacrifier. Il se mit en route avec 1400-1800 hommes. Les Mecquois, à la nouvelle de l’approche de cette force, affirmèrent que Muhammad avait des intentions hostiles et envoyèrent 200 cavaliers pour barrer la route. Prenant une route inhabituelle par une région montueuse, Muhammad circonvint la cavalerie mecquoise et atteignit al-Hudaybiyah, à la limite du territoire sacré de La Mecque.
Une trève fut conclue après des échanges de menaces.
Cette année les Musulmans devaient se retirer, mais l’année suivante les Mecquois devaient évacuer leur ville pendant trois jours pour permettre aux Musulmans d’exécuter les divers rites en rapport avec le pèlerinage.
Les Musulmans firent un serment à Muhammad, appelé Serment du Bon Plaisir ou Serment sous l’Arbre.
L’accomplissement du pèlerinage serait une démonstration que l’Islam n’était pas une religion étrangère, mais essentiellement arabe, et en particulier qu’il avait son centre et son foyer à La Mecque. Une démonstration de ce genre et à ce moment inculquerait aux Mecquois que l’Islam n’était pas une menace contre l’importance religieuse de La Mecque. « Autrement dit, au lieu de poursuivre avec vigueur la lutte avec La Mecque, il lançait un hameçon pour la conversion des Koréishites à l’Islam. » (p. 276)
Muhammad avait été déçu de voir certains de ses alliés nomades refuser de participer au pèlerinage. Ils n’avaient pas eu d’espoir de butin et n’avaient même pensé que les Musulmans ne rentreraient pas sains et saufs.
Le Serment du Bon Plaisir (bay’at ar-ridwân) selon certaines sources, fut un serment de combattre jusqu’à la mort (bâya û alâ ‘l-mawl), mais la plupart le nient explicitement et disent que ce fut un serment de ne pas fuir. Le nom arabe, bay’at ar-ridwân, pourrait signifier un serment de faire ce qui semblait bon à Muhammad, mais il dérive presque certainement de la phase coranique: « Allâh a été satisfait (radiya) de ces croyants, lorsqu’ils t’ont juré fidélité sous l’arbre. »
Muhammad dressa un plan d’attaque contre la riche colonie juive de Khaybar, mais autorisant la seule participation de ceux qui avaient prêté le serment d’al-Hudaybiyah. Six mois après le retour de La Mecque, le plan fut exécuté.
Les avantages du traité avec les mecquois étaient: la position d’égalité des signataires, une plus grande liberté pour étendre l’influence de l’organisation religieuse et politique islamique.
« Pourtant, en arrêtant le blocus, Muhammad avait fait une grande concession militaire et économique, et ce qu’il avait obtenu en échange résidait surtout en imponderabilia. Le traité d’al-Hudaybiyah n’était favorable aux Musulmans que pour autant que l’on croyait à l’Islam et à sa force d’attraction. Si Muhammad n’avait pas été capable de maintenir et de renforcer son emprise sur les Musulmans par l’influence des idées religieuses de l’Islam sur leurs imaginations, et s’il n’avait pas été capable d’attirer de nouveaux convertis à l’Islam, le traité d’al-Hudaybiyah n’aurait pas fonctionné à sa faveur. » (p. 278-279)
« Des raisons matérielles jouèrent certes un grand rôle dans la conversion de beaucoup d’Arabes à l’Islam. Mais tout histoirien exempt de préjugés matérialistes doit aussi considérer comme des facteurs de suprême importance la foi de Muhammad dans le message du Qur’ân, sa foi en l’avenir de l’Islam en tant que système religieux et politique et son inébranlable dévouement à la tâche à laquelle, comme il le croyait, Dieu l’avait appelé. » (p. 279)
Conclusion: « Cette expédition et ce traité marquent une nouvelle initiative de la part de Muhammad. C’est son action qui avait provoqué les Koréishites après son départ pour Médine. Leur riposte avait échoué. Le chemin évident de Muhammad pour poursuivre son avantage aurait été de détruire l’influence de La Mecque. Au lieu de cela, il tenta quelque chose de neuf. » (p. 279)

3. Après al-Hudaybiyah
Dans la période de presque deux ans entre le traité d’al-Hudaybiyah (mars 628) et la prise de La Mecque (janvier 630), 17 expéditions musulmanes sont enregistrées.
D’abord, plusieurs d’entre elles sont dirigées contre des tribus qui avaient cessé de s’opposer à Muhammad, mais n’étaient pas encore complètement tranquilles (Ghatafân, Murrah).
Deuxièmement, plusieurs expéditions contre des parties d’Hawâzin. Elles n’eurent peut-être pas une grande importance en soi, mais elles sont une indication de l’expansion géographique du pouvoir de Muhammad.
Troisièmement, il y a les expéditions vers le nord: Dûmat al-Djandal en automne 626, Mu’tah en septembre 629 (V/8). « Muhammad ne dévoilait ses plans qu’à un petit nombre de ses compagnons, et nos sources gardent par conséquent un silence exaspérant sur les événements se rapportant à la politique « septentrionale ». » (p. 280)
Sur l’insuccès de l’expédition de Mu’tah, on a uniquement trois certitudes:
1) il y eut une espèce de rencontre avec une force ennemie;
2) Zayd, Dja’far et ‘Abdallâh furent tués, mais pas beaucoup d’autres;
3) l’armée revint à Médine sur le commandement de Khâlid, sans pertes sérieuses.
Les pertes musulmanes peuvent se chiffrer de 8 à 12 hommes. Il se peut que la rencontre ait été une escarmouche. Il est difficile de concevoir une escarmouche où le général et deux officiers d’état-majeur sont tués, et presque personne d’autre; mais au vu des méthodes arabes de combat, ce n’est pas une impossibilité absolue.
« Avec un pouvoir sur un vaste territoire aussi sûr qu’un pouvoir pouvait l’être chez les Arabes, Muhammad était désormais en mesure de marcher sur La Mecque dès qu’il trouverait une occasion d’intervenir. » (p. 283)

4. Réactions mecquoises devants les succès de Muhammas
Suite à la bataille de Badr, le système des clans de La Mecque entre en désintégration progressive. La politique tend à devenir une affaire d’individus plutôt que de clan.
La mort, à Badr, de tant de chefs rompit l’équilibre des pouvoirs.
Après le premier soupir de soulagement à la signature du traité d’al-Hudaybiyah, La Mecque dut se sentir une ville condamnée.
L’affaire qui mit fin à la paix et amena le triomphe de Muhammad sur La Mecque fut le complot contre ses alliés, les Khuzâ’ah. Après avoir attaqué et tué des gens aliés à Muhammad, les Koréishites avaient trois possibilitès:
1. désavouer les tueurs et laisser Muhammad faire d’eux ce qu’il voulait;
2. payer le prix du sang;
3. déclarer la guerre à Muhammad.
Payer le prix du sang signifierait une grande perte de prestige, tandis qu’une rupture du traité entraînerait une perte économique, et il y avait peu de chances de vaincre Muhammad.
Abû Sufyân choisit la soumission à Muhammad. Reçu à Médine avec beaucoup de froideur, il se voit refusé par le Prophète.
« Le rôle d’Abû Sufyân dans la prise de La Mecque par les Musulmans est beaucoup plus important qu’on ne le croit communément. Il a été probablement délibérément obscurci par les sources pour éviter qu’il ne paraisse plus glorieux que celui d’al-Abbâs. » (p. 293)
Muhammad, à la tête d’une forte armée, approcha de La Mecque. Le « groupe Makhzûm » dirigé par Çafwân, ‘Ikrimah et Suhayl essayait d’organiser une résistance. Abû Sufyân, de son côté, avait décidé avec une partie des Mecquois de capituler. Désireux d’éviter une effusion de sang, Muhammad accorda la protection à ceux qui se réfugieraient dans leur maison ou qui fermeraient leur propre maison. Ainsi, la résistance mecquoise fut fortement réduite.

5. La soumission de La Mecque
La prise de La Mecque n’était pas une fin en soi: Muhammad avait pour but l’unification des Arabes sous son autorité.
« Si La Mecque passait sous son autorité, son prestige et sa puissance se trouveraient grandement accrus, sans La Mecque sa position était relativement faible. » (p. 294)
L’expédition contre La Mecque fut préparée en grand secret. Un petit détachement fut envoyé vers la Syrie pour mettre les hommes sur une fausse piste et les routes de La Mecque furent fermées.
L’armée amassée pour conquérir La Mecque comprenait 10.000 hommes: 1.000 hommes de Muzaynah, 1.000 (ou 700) de Sulaym, 400 d’Aslam et de Ghifâr, et un nombre non spécifié de Djuhaynah, Ashdja, Khuzâ’ah, Damrah, Layth et Sa’d ben Bakr. De petits groupes étaient fournis par Tamîm, Qays et Asad.
Rencontrant l’armée médinoise au camp d’at-Tâ’if, Abû Sufyân a fait sa soumission, et il repartit pour La Mecque avec une promesse d’amnistie générale.
Les forces de Muhammad, divisées en 4 colonnes, entrèrent dans La Mecque par quatre directions. Une seule colonne, celle qui était commandée par Khâlid, rencontra une résistance – rapidement brisée.
Seulement 2 Musulmans, 24 Koréishites et 4 d’Hudhayl eurent éte tués - c’est avec si peu de sang versé que Muhammad obtint son grand triomphe. Cela se passa vers le 11 janvier 630 (20/IX/8).
L’événement de la prise de La Mecque fut bientôt appelé la Fat-h ou la Conquête par excellence. Le mot fat’h signifie proprement « ouverture ». Il est aussi utilisé au sens de « quelque chose qui éclaircira une situaiton douteuse ». Le mot servit à la génération suivante de Musulmans pour désigner l’invasion des empires perse et byzantin.
Une fois entré dans La Mecque, Muhammad a décrété une amnistie générale. Il enterdit aussi tout pillage. Les Mecquois ne furent pas obligés à devenir Musulman.
Muhammad resta 15-20 jours à La Mecque. La Ka’bah et les maisons privées furent vidées de leurs idoles. Certains détachement furent envoyés détruire Manât à Mushallal, ‘Uzza et divers autres sanctuaires païens.
Presque tous les anciens privilèges et charges des Koréishites furent abolis, mais ‘Uthmân ben Talhah de ‘Abd ad-Dâr conserva la garde de la Ka’bah et al-‘Abbâs le droit de fournir l’eau aux pèlerins.
« Dans tout ceci on ne peut qu’être impressioné par la foi de Muhammad en sa cause, par sa vision et par sa sagesse prévoyante. Alors que sa communauté était encore petite et consacrait toutes ses énérgies à éviter d’être submergée par ses ennemis, il avait conçu une Arabie unifiée vers l’extérieur, dans laquelle les Mecquois joueraient un rôle nouveau – rôle non moins important que leur ancien rôle de marchangs. Il les avait harcelés et provoqués; puis il les avait tour à tour courtiés et effrayés; et maintenant pratiquement tous, même les plus grands, s’étaient soumis à lui. Avec des chances contraires, souvent avec des marges étroites, mais presque toujours avec une grande sûreté de touche, il avait avancé vers son but. Si nous n’étions convaincus de l’historicité de ces événéments, peu de gens croiraient qu’un prophète mecquois méprisé rentrerait dans sa ville en conquérant triomphant. » (p. 299-300)

6. La bataille de Hunayn
Durant son séjour à La Mecque, Muhammad envoya trois petites expéditions pour assurer la soumission des tribus avoisinantes.
Menace militaire: Hawâzin et Thaqîf étaient en train de rassembler une armée deux fois plus nombreuse que celle de Muhammad. Hawâzin et Thaqîf étaient de vieux ennemis des Koréishites, sur le fonds d’une rivalité commerciale entre La Mecque et at-Tâ’if (la ville des Banû Taqîf).
On ne trouve pas la moindre suggestion que les chefs de la résistance mecquoise à Muhammad aient demandé du secours à Hawâzin et à Thaqîf. Les sentiments entre ces tribus et les Koréishites devaient être violents.
Muhammad quitta La Mecque le 27 janvier 630 (6/X/8) et le soir de 30 campa à Hunayn, près de l’ennemi.
Plus d’hommes furent engagés à Hunayn que dans toutes les batailles précédentes de Muhammad, sauf peut-être Mu’tah. Mais le combat n’eut rien d’acharné.
Hunayn fut la principale rencontre, durant la vie de Muhammad, entre les Musulmans et les tribus nomades. Personne ne s’aventura à recommencer la tentative de Mâlik ben ‘Awf. Tant que Muhammad vécut, et particulièrement en l’an 9 de l’hégire (avril 630, avril 631), des déportations vinrent à Médine en provenance de toute l’Arabie pour établir des accords et des alliances.

7. Consolidation de la victoire
Après Hunayn, Muhammad assiégea at-Tâ’if. Après 15 jours, il décida d’abandonner le siège. « S’il laissait traîner le siège, ses hommes deviendraient rétifs, le sang coulerait et une réconciliation finale avec Thaqîf serait rendue plus difficile; et aussi un siège prolongé ferait perdre beaucoup du prestige gagné à Hunayn. » (p. 303)
Le butin obtenu suite à la bataille de Hunayn permettait de donner à chaque homme de l’armée musulmane quatre chameaux ou l’équivalent.
A peu près au moment de la répartition du butin à al-Dji’rânah, Mâlik ben ‘Awf et Hawâzin décidèrent d’accepter l’Islam, mais demandèrent qu’on leur rendît leurs femmes et leurs enfants prisionniers à Hunayn. La restitution des femmes fut traitée comme une faveur, non comme quelque chose à quoi les Hawâzin avaient droit.
Après le départ de Muhammad à Médine, les affaires à La Mecque furent confiées à un jeune hommes du clan Umayyah ben ‘Abd Shams – ‘Attâb ben Asîd.
La Mecque ne retrouva pas sa position de centre de négoce. La sécurité accrue sur un vaste territoire favorisait le commerce, mais les nouvelles restrictions, telle celle sur l’usure, imposées par Muhammad, mirent un frein aux lucratives spéculations de jadis. Pour les hommes jeunes et plus souples, la guerre et l’administration offraient de meilleures chances de carrière que les affaires.
« Avec les événéments d’al-Djî’rânah s’achève la phase la plus brillante peut-être de la carrière de Muhammad. Sauf des exceptions négligeables (comme Hubayrah), les hommes, qui, quelques mois plut tôt, avaient été d’implacables ennemis, étaient maintenant passés dans son camp. Ils étaient prêts, non seulement à devenir ses associés, comme ils l’avaient été à Hunayn, mais à le reconnaître comme prophète; et cela impliquait une reconnaissance de sa supériorité politique comme chef de la « supertribu » à laquelle ils appartenaient, certes sans pouvoir autocratique, mais avec divers privilèges qui le plaçaient au-dessus des autres hommes. Si certains s’en tinrent là, un petit nombre en tout cas devinrent l’enthousiastes propagateurs de la nouvelle foi. » (p. 307)

Chapitre IV. L’unification des Arabes
1. Le système tribal face à Muhammad
Dans cet ouvrage, ont été utilisés les mots « tribu » et « clan »; mais l’application en a été arbitraire. La réalité sur le terrain a été elle aussi d’une complexité surprenante: une multiplicité de groupes à l’intérieur de groupes.
Les Arabes ont au moins une demi-douzaine de termes pour des groupes de grandeurs différentes.
« Division et subdivision des tribus ne sont pas une simple question de nomenclature, mais un fait politique important. À l’intérieur de chaque groupe se trouvaient des groupes plus petits intensément jaloux les uns des autres et poursuivant généralement des politiques contraires. Quand on nous parle de la députation d’une tribu auprès de Muhammad, il est probable qu’elle ne représentait qu’une faction dans la tribu. Muhammad avait sans doute une grande connaissance de la politique intérieure de chaque groupe et montra de la sagesse dans le choix des factions à soutenir. Ce qu’il faut garder présent à l’esprit, c’est qu’il eut toujours à affronter une situation très complexe. » (p. 309)
L’an 9 de l’ère islamique (avril 630 – avril 631) est appelé « l’année des députations ». Chaque tribu est censée avoir envoyé auprès de Muhammad son wafd ou « députation » qui confessa l’Islam au nom de la tribu.
Quand Muhammad revint à Médine du « pèlerinage d’adieu » à La Mecque en mars 632 (XX/10), on vit qu’il était en mauvaise santé et des bruits coururent. Sa mort le 8 juin 632 (13/III/11) amena une série de rébellions en divers coins de l’Arabie. Considérées comme essentiellement religieuses, furent appelées Riddah (apostasie).

2. Les tribus à l’ouest de Médine et de la Mecque
Les plus anciens partisans de Muhammad, à part les Emigrants et les Ançâr, vinrent des tribus situés à l’ouest et au sud-ouest de Médine.
Khuzâ’ah avait régné dans le passé sur La Mecque, mais avait été attaquée et expulsée par les Koréishites.
Les relations plus étroites entre les Koréishites et Bakr sont peut-être surtout une conséqune de la menace de Muhammad.
Il existe des traités qui parlent de gens d’Aslam, de Khuzâ’ah et de Muzaynan classés comme Emigrants, même quand ils ne quittaient pas leur domicile.

3. Les tribus à l’est de Médine et de La Mecque
Ces tribus requierent l’essentiel de l’attention de Muhammad dans les années séparant Badr de Hunayn.
Les unes étaient assez amies vers les Mecquois pour désirer se joindre à eux contre récompense. Ashdja’, Fazârah et Murrah (de Ghatafân), en même temps qu’Asad ben Khuzaymah et Sulaym, envoyèrent des contingents au siège de Médine. D’autres (notamment Hawâzin) étaient hostiles.
Asad ben Khazaymah était la tribu la plus proche des Koréishites. On dit que l’ancêtre éponyme avait été le sâdin ou prêtre de la Ka’bah.
Tayyi’. La plus grande partie de la tribu de Tayyi’ se trouvait au-delà d’Asad et il n’y eut pas d’expédition partie de Médine contre elle sauf celle de juillet/août 630 (IV/9), conduite par Alî, pour détruire le dieu de la tribu, al-Fuls (ou al-Fulus ou al-Fils).
Apparement, la tribu Tayyi’ était surtout chrétienne, mais appartenant à la sphère d’influence perse plus qu’à celle de Byzance.
Hudhayl. Tribu très liée aux Koréishites. Ils furent incorporés dans l’Etat islamique aux mêmes conditions que les Koréisihtes, mais les sources mentionnent seulement leur présence à La Mecque et au siège d’at-Tâ’if, et la destruction de leur idole par ‘Amr ben al-‘Âç.
Muhârib. Petite tribu obscure. Elle paraît être rattachée à Ghatafân.
Ghatafân. A l’époque de Muhammad, c’est plus un assemblage de tribus qu’une seule tribu.
Sulaym. Tribu étroitement liée avec les Koréishites.
‘Âmir ben Ça’ça’ah. C’était une partie d’Hawâzin.
Hawâzin. Comprend en principe ‘Âmir ben Ça’ça’ah et Thaqîf.
Thaqîf. Cette tribu, qui habitait la ville d’at-Tâ’if, se composait de deux fractions appelées Banû Mâlik et Ahlâf.

4. Les tribus du Nord
La route du nord tint une place privilégiée dans la pensée stratégique de Muhammad.
En ce qui concerne les expéditions vers le nord, les sources, après nous avoir donné des chiffres suggestifs, sont très réticentes pour les détails.
On peut dire qu’après Uhud Muhammad semble avoir aspiré à devenir le chef de tous les Arabes. Pour tenir les Arabes en son pouvoir, il devait mettre un terme aux combats entre tribus. Mais pour ce faire, il ne suffit pas de persuader d’accepter le prix du sang au lieu de prendre une vie pour une vie, il devait aussi fournir un exutoire aux énergies guerrières des Arabes et à leur excès de population. Selon l’avis de Muhammad, cet exutoire devait se trouver sur la route du nord.
On ne sait si Muhammad connaissait la faiblesse des empires byzantins et perse. Mais ce qu’il a dû comprendre avant sa mort, c’est que l’Etat islamique était désormais assez fort pour détacher de Byzance les tribus des frontière, et que les terres d’établissement seraient ouvertes aux expéditions de pillage des Musulmans.
Le grand problème avec les tribus du nord est qu’elles étaient chrétiennes, et qu’elles pouvaient hésiter à accepter les aspects religieux du mouvement de Muhammad. En plusieurs cas il semble être en contact avec une tribu sans exiger que ses membres devinssent Musulmans.
Sa’d Hudhaym et ‘Udhrah. Au temps de Muhammad il s’agissait de deux tribus distinctes. La deuxième paraît avoir été plus importante. Il est probable que Muhammad eut une sorte d’alliance avec ces tribus avant qu’elles soient devenues musulmanes.
Djudhâm. Tribu en relations étroites avec les Byzantins. « La politique de Muhammad envers Djudhâm montre la juxtaposition de la sévérité et de la bonta qui caractérisa souvent son action. Il pouvait être dur quand les hommes n’étaient pas loyaux avec lui et essayaient de jouer double jeux, mais lorsqu’un homme défendait bravement l’Islam, il pouvait être très généreux. » (p. 344)
Qudaâ’h. Vaste groupe de tribus qui comprenait Djuhaynah, ‘Udhrah, Balî, Bahrâ’ et Kalb.
Balî. Ses membres furent des deux côtés: Musulmans et païens.
Bahrâ’. Très peu d’entre eux devinrent Musulmans ou même alliés de Muhammad.
Lakhm. La tribu vivait vers la frontière syrienne. Ils étaient Chrétiens et coopéraient avec les Byzantins.
Ghassân. Longtemps en relations amicales avec les Byzantins, ils défendaient la frontière byzantine contre les nomades. Ils étaient Chrétiens, mais soutenaient les monophysites et non les orthodoxes.
Kalb. Petite tribu se trouvant autant sur la route d’al-Irâq que sur celle de Syrie. « Un des premiers convertis de cette tribu fut Dihayah ben Khalîfah, mais nous ne savons rien des circonstances ou des motifs de sa conversion, quoiqu’on nous parle beaucoup de sa ressemblance avec l’ange Gabriel! » (p. 349)
Tant que l’empire byzantin parut sur le point de s’effondrer, Muhammad trouva probablement des hommes prêts à écouter avec sympathie ses envoyés. Mais vers 650 cette politique dut apparaître comme un échec. Les tribus devinrent moins amicales, et on alla même jusqu’à assassiner son messager.
La nouvelle politique (à partir de septembre 629) donna aux tribus non musulmans le choix entre l’acceptation de l’Islam et le paiement d’un tribut annuel. Dans l’un et l’autre cas elles devenaient membres du système de sécurité islamique. Si elles refusaient celui-ci, elles étaient anéanties ou mises en esclavage.
« Muhammad n’avait jamais toléré la duplicité, désormais il imposa à un homme la nécessité de déclarer le camp auquel il appartenait. Ceux qui devinrent sujets de Muhammad sans se convertir à l’Islam semblent avoir, en certains cas, été chargés d’un lourd tribut. D’autre part, les clans qui acceptèrent l’Islam furent l’objet d’une grande générosité. » (p. 351)
Muhammad n’avait pu prévoir en détail l’expansion subséquente de l’empire arabe, mais c’est son esprit prévoyant et clairvoyant qui dirigea l’attention des Arabes sur l’importance stratégique de la Syrie pour le nouvel Etat islamique.

5. Les tribus du sud de La Mecque
Il n’y eut à peu près aucun contact entre ces tribus et les Musulmans jusqu’après la prise de La Mecque. Ces tribus souffrent d’une manifeste manque de chefs. Il s’agissait peut-être d’un affaiblissement général de la civilisation du sud de l’Arabie.
Le trait le plus important de la politique de Muhammad avec le sud est l’utilisation extensive de méthodes diplomatiques. Même après la victoire sur La Mecque, il ne fait pas de grande démonstration de force dans le sud.
Dans le sud rien de l’action urgente qui caractérisa sa « politique du nord »; il paraît avoir été disposé à laisser mûrir la situation. Les récits des expéditions montrent bien que Muhammad ne considéra pas le sud comme une sphère favorable pour une activité militaire.
La politique de Muhammad envers les Chrétiens du sud semble avoir ressemblé à celle du nord, c’est-à-dire qu’ils furent autorisés, tout en demeurant Chrétiens, à entrer dans la sphère de la pax Islamica à condition de verser certaines sommes, appelées habituellement djizyah ou capitation.
Au nord, le Christianisme était épaulé par l’empire byzantin; mais au sud les Chrétiens, après un demi-siècle de soutien de la part des Chrétiens monophysites d’Abyssinie, étaient tombés aux mains des Perses, et l’empire perse était officiellement zoroastrien, avait des liens politiques avec les Juifs de Yemen et tendaient à soutenir la forme syrienne orientale ou nestorienne du Christianisme contre la forme monophysite.

6. Las tribus dans le reste de l’Arabie
Marah. Dans cette tribu, deux groupes paraissent être devenus musulmans, mais ils étaient sans doute petits, car lors des combats de la Riddah on découvre qu’il y avait deux facitons dans la tribu, dont aucune n’était musulmane.
Azd ‘Umân. Dans cette tribu, le prince et son frère, Djayfar et ‘Abbâd, fils d’al-Djulundâ, semblent avoir fait d’eux-mêmes les premières avances à Muhammad.
‘Abd al-Qays. Le parti musulman en al-Bahrayn fut relativement plus fort qu’en ‘Umân, si l’on en juge par le déroulement de la Riddah dans ces deux régions. La « députation » d’ ‘Abd al-Qays vint à Médine l’année de la prise de La Mecque, 630/8, et est donc une des premières « députations ».
Hanîfah. De cette tribu fait partie Musaylimah, appelé le « faux prophète », chef d’un mouvement politique et religieux avant la mort de Muhammad. « Quoique Musaylimah est-il dit, ait su manier les hommes, rien ne permet de penser qu’il fut l’égal de Muhammad par la largeur de vues et la clairvoyance; d’autre part, il ne passa pas à côté des réalités politiques de son temps et on ne doit pas le tenir pour un simple fanatique ou visionnaire. Le défi le plus sérieux auquel le califat naissant dut faire face vint de Muhammad, tout ce qu’il faut noter est l’apparition de ce mouvement et son attrait pour la plupart des membres de Hanîfah. » (p. 373)
Tamîm. De nombreux membres de la tribu étaient des Chrétiens de l’église syrienne orientale (ou nestorienne). Pendant la vie de Muhammad, il y eut peu de Musulmans de Tamîm. Pendant la Riddah, une femme de cette tribu, Sadjâh, prétendit être une prophétesse.
Bakr ben Wâ’id et Taghli. Ces deux tribus apparentées sont célèbres dans l’histoire préislamique pour de nombreux exploits, et spécialement pour la guerre fratricide qu’elles se livrèrent durant de nombreux années.

7. Le succès de la politique de Muhammad
L’idée que les Arabes constituaient une unité existait, mais seulement sous une forme rudimentaire. Ce fut grâce aux succès de Muhammad lui-même qu’elle devint plus tangible.
Le mot « Arabe » se trouve rarement dans la poésie préislamique et on dit que l’adjectif « arabe » apparaît pour la première fois dans le Qur’ân. L’expression « un Qur’ân arabe » indique que cette révélation s’adresse à « ceux qui parlent clair » et le contraste suggéré aux auditeurs était certain en ce qui concerne les Abyssins, les Byzantins, les Perses et peut-être les Juifs.
Au début, Muhammad se considera comme envoyé à sa propre tribu (qawm), ce qui désigne vraisemblablement les Koréishites. Avec l’Hégire la notion d’une ummah ou d’une communauté à base religieuse vint au premier plan. Petit à petit, avec la pax Islamica, Muhammad se conçut comme étendant la communauté islamique, c’est-à-dire le corps de ceux qui confessaient l’Islam ou qui, sans confesser l’Islam, croyaient en Dieu et s’étaient placés sous Sa protection et sous celle de Son messager.
« Il importe de savoir que, lorsque Muhammad commença à demander l’acceptation de l’Islam à des alliés éventuels, il ne cessa pas de faire des alliances sans exigence religieuse avec d’autres groupes. Il ne posa pas d’exigences aux Mecquois quand il entra dans leur ville en triomphateur et beaucoup d’entre eux prirent part à la bataille de Hunayn sans être Musulmans. » (p. 181)
Problème économique: si la pax Islamica devait être permanente, il fallait conserver le niveau de vie, et pour cela il fallait une nouvelle source de revenus.
Si l’on veut comprendre l’importance relative des motifs religieux et non religieux dans la conversion d’Arabes du VIIe siècle à l’Islam, on doit se débarrasser de l’idée occidentale courante qui place la politique et la religion dans des compartiments séparés et ne pas attendre des conventions émotionnelles du type décrit par William James. Au Moyen-Orient, religion et politique ont toujours été étroitement liées.
L’Islam produisit un système économique, social et politique, la pax Islamica. La religion était partie intégrante de ce système; on peut l’appeler l’aspect idéologique du système.
Les nomades qui se sentaient attirés vers le nouveau système ne se demandaient pas dans quelle mesure leurs motifs étaient religieux, dans quelle mesure séculiers. Pour la plupart ils concevaient le système comme un tout et ne l’analysaient pas.
Comme dans le mouvement vers l’Islam, dans la Riddah les facteurs politiques et religieux furent inséparablement mêlés.
Même si nous parlons de la Riddah, il faut noter qu’il y eut plus d’une demi-douzaine de mouvements séparés. Le trait spécial de la Riddah fut l’apparition de « faux prophètes » prêchant chacun une nouvelle religion avec lui-même comme centre.
« Ainsi, Muhammad n’avait pas entièrement réussi à unifier l’Arabie, mais il avait fait plus que ce que lui attribuent des savants sceptiques d’Europe. En outre, son influence personnelle lui conféra certainement une puissance et une autorité supérieures à celles qui découlaient d’accords formels, par exemple, dans les affaire de tribus qui étaient alliées avec lui sur un pied d’égalité. Il y eut certes des brèches, mais sauf dans le nord-ouest elles furent négligeables. La charpente de l’unité avait été édifiée, dans laquelle les tribus pouvaient entrer. Beaucoup étaient entrés; d’autres pouvaient aisément les joindre. La base économique du système était saine. Les querelles et les rivalités des tribus n’avaient pas disparu, mais avaient été domptées. » (p. 387)

Chapitre V. La politique intérieure de Médine
1. Groupements sociaux et politiques avant Muhammad
Les sources concernant Médine sont plus vastes que celles pour La Mecque. Nous avons la généalogie complète de peut-être un millier de Médinois du temps de Muhammad, et possédons des renseignements sur leurs mariages.
A l’époque de l’Hégire l’ascendance patrilinéaire semble avoir formé le principe essentiel d’organisation des subdivisions sociales de Médine.
Au sein de la communauté arabe de Médine, il existe au moins trois groupes de noms à considérer. Il y a les deux grandes tribus, les Aws et les Khazradj, puis les huit clans mentionnés dans la Constitution. Enfin, il y a les 33 groupements de moindre importance qu’on trouve dans la liste d’Ibn Sa’d concernant les Ançar présents à Badr.

a) Les vendettas pré-islamiques
Pendant 50-100 ans avant l’Hégire, Médine a été le théâtre de vendettas et de batailles, qui allaient toujours croissant quant au nombre d’hommes en action et quant à la férocité déployée.
La Guerre de Hâtib est le nom donné à une suite d’incidents qui, peu avant l’Hégire, aboutirent à la grande bataille de Bu’âth. Aucune paix en règle ne fut signée après la bataille de Bu’âth; les combattants étaient trop exténués pour continuer activement la lutte. Pour la plupart, les groupements ennemis s’évitèrent, mais un état d’hostilité subsistait, et si un homme ne prenait pas garde et qu’il laissât à ses ennemis une occasion favorable, il était en danger d’être assassiné. Telle était la situation, lorsque commencèrent les négociations avec Muhammad.

b) Description individuelle des clans
‘Abd al-Ash’hal. Au temps de Muhammad, le chef de ce clan était Sa’d ben Mu’âdh.
Hârithah. Ce clan possédait des forteresses.
Zafar. Ce clan semble avoir dépendu de ‘Abd al-Ash’hal.
‘Amr ben ‘Awf. Groupement composite.
Aws Manât, Waqif, Khatmah, Wâ’il etc. Le clan le plus important, au moins à la période islamique, était celui de Khatmah.
An-Nadjdjâr. Le clan ou le groupement le plus nombreux de la tribu des Khazradj et même de l’ensemble des Ançar. C’est un clan ou un clan-groupe dans lequel plusieurs groupes moins importants sont en trian de se faire absorber.
Al-Hârith. Le clan, nommé aussi Ba’l-Hârith, n’était pas très puissant.
Awf; Bal’-Hublâ et Qawâqilah.
Zurayq.
Bayâdah.

c) Eléments influents et tendances observables dans la société médinoise
Soumis aux conditions d’une vie agricole, les groupements qui tentent de se rendre indépendants sont moins importants qu’ils ne le seraient s’ils vivaient au désert. Quand même, la tendance la plus générale est opposée, et entre en jeu pour la formaiton de groupements aux membres plus nombreux.
Les diverses formes de contrat qui lient les hommes les uns aux autres étaient familières aux Arabes de l’Epoque pré-islamique. Le principal de ces contrats était l’alliance réciproque (hilf, tahâhif) conclue entre des groupes ou des individus et par laquelle s’établissaient la qualité réciproque de confédéré (hulafâ). Un autre contrat important s’appelait djiwar, ou protection temporaire d’un voisin (djar), c’est-à-dire, selon la phrase de l’Ancien Testament, « celui qui séjourne à l’intérieur de tes portes ». Cest usage était courant à Médine.
En ce qui concerne la formation d’unités importantes, l’influence des conditions géographiques ou matérielles était prépondérante.
Chacun des trois clans principaux de Médine était, en un sens, un Etat en miniature, puisqu’il était une formation politique indépendante. A l’intérieur du territoire de cet Etat, la sécurité régnait dans une certaine mesure puisque verser le sang d’un autre membre du clan constituait un crime impardonnable.
Les clans qui étaient les plus puissants ne produisirent pas de « leader » remarquable.

2. Les partisans de Muhammad
Ibn Ishâq a présenté trois listes de noms, sous les dénominations « premiers musulmans », « Aqabah 1 » et « Aqabah 2 ». Elles peuvent être considérées comme représentant les trois states de la conversion des Médinois à l’Islam.
De la première liste font partie des hommes de an-Nadjdjâr, de Zurayq et de Salimah. Pour le stade suivant, la première rencontre d’al-‘Aqabah, d’autres hommes s’en joignirent de al-Qawâqilah, de ‘Abd al-Ash’hal et de ‘Amr ben ‘Awf. A la seconde Rencontre d’al-‘Aqabah assistèrent des membres de tous les clans des Aws et de Khazeadj, à l’exception de Aws Manât.
Parmi les premiers groupes qui soutinrent Muhammad le plus fortement à Médine aux premiers temps de l’Islam, le rôle joué par Salimah est remarquable. « Tous les personnages mentionnés dans les premières listes ont un trait commun: ils viennent de clans qui n’ont pas produit eux-mêmes de grand « leader », mais qui avaient souffert du fait des chefs militaires d’autres clans. » (p. 419-420). Il est facile de se rendre compte du fait que les clans, se trouvant dans des situations de ce genre, devaient fatalement être favorables à la venue d’un homme du dehors qui maintiendrait l’équilibre politique de Médine. Le fait que Muhammad arrivait de l’extérieur et la confiance qu’il inspirait sa réputation laissaient espérer une autorité plus acceptable que celle de n’importe quel chef médinois.
Sans la conversion à l’Islam de Sa’d ben Mu’âdh, la voie de la communauté islamique n’aurait pas été aussi triomphale qu’elle le fut en fait. Le moins qu’on puisse lui accorder, c’est d’avoir pressenti quelque chose de tout ce que le nouveau mouvement apporterait à Médine et le mieux qu’on soit autorisé à penser de lui, c’est qu’il crut véritablement au message proclamé par Muhammad. Il se peut fort bien, comme le dit Ibn Ishâq, que ç’ait été la conversion de Sa’d ben Mu’âdh qui ouvrit la voie à l’acceptation générale de l’Islam par tous les Médinois. Selon les sources, l’acceptation de l’Islam fut véritablement générale. Dans les clans, tous les hommes importants et les femmes de quelque notoriété devinrent Musulmans.
S’il se trouva encore des gens pour refuser de devenir Musulmans, c’est qu’ils s’appuyaient sur les Juifs et sans doute purent-ils malaisément prolonger leur refus après l’expulsion des principaux clans hébreux.

3. L’opposition musulmane
Ceux qui s’opposèrent à Muhammad, après avoir formellement professé l’Islam, sont communément appelés les munâfiqûn, ou Hypocrites. L’auteur de cet étude préfère le terme d’« opposition Musulmane », parce qu’ainsi se fait la distinction de l’opposition païenne et de l’opposition juive.
Même parmi les Croyants qui étaient les plus loyaux, il s’en trouvait pour désapprouver la politique de Muhammad. Ce n’est que dans le cas de ceux appelés ignomineusement Hypocrites, que nous trouvons mention de ce qu’ils dirent et firent contre Muhammad.

a) Les cinq premières années
Un des Ançâr qui n’avait pas répondu à l’appel pour la bataille de Badr fut Usayd ben al-Hudayr. Mais au retour de l’armée victorieuse, il fit amende honorable à Muhammad, disant qu’il avait cru à un simple raid de pillage et que, s’il avait su qu’il s’agissait d’un combat, il aurait certainement été présent.
S’il se produisit parmi les Musulmans un début de recul vis-à-vis de Muhammad, recul sans doute encouragé par les Juifs, il est concevable que l’attaque sur la tribu des Banû Qaynuqâ fut décidée par Muhammad, non seulement pour affaiblir les Juifs, mais pour récompenser ses partisans et afin de donner une leçon aux Musulmans trop tièdes, tels que Ibn Ubayy.
Selon toutes les sources, l’opposition commençante des Musulmans médinois à Muhammad fut surtout marquée parmi ceux qui avaient des relations d’amitié avec les Juifs. Le Qur’ân et les sources biographiques nous fournissent des images complémentaires du mécontentement qui régnait à Médine au sujet de la politique du Prophète. Son succès à Badr et contre les Qayunqâ toutefois, ainsi que la manière ferme, mais douce, dont il traitait l’opposition, empâchèrent toute tentative sérieuse de quitter son camp pour rejoindre celui des Mecquois, et quand les Koréishites s’avancèrent sur Médine dans la campagne de Uhud, la communauté islamique demeura intacte sinon tout à fait unie.
Avant le retour à Médine, la jeune femme de Muhammad, A’ishah, qui avait accompagné l’expédition, fut, on ne sait pourquoi, laissée en arrière lors de la dernière halte, et elle arriva à Médine après tout le monde, escortée d’un homme jeune et beau. Les méchantes langues s’agitèrent aussitôt, et Ibn Ubayy fit de son mieux pour amplifier le scandale. Le scandale alla croissant pendant des semaines sans aucun aboutissement. La décision finale vint de Muhammad et fut en faveur d’A’ishah, puisqu’il n’y avait aucune preuve sérieuse à invoquer contre elle. On appelle communément cet incident « l’affaire du démenti » (ifk).
« L’attitude adoptée par Ibn Ubayy péchait par sa faiblesse, et cela parce qu’elle manquait de bases idéologiques. Comme l’un des « leaders » de an-Nadîr l’a remarqué, dit-on, Ibn Ubayy ne savait pas ce qu’il voulait: il n’acquiesçait complètement ni à l’Islam, ni au Judaïsme, ni à l’ancienne religion de son peuple. Son mobile principal devait être l’ambition personnelle, mais il manquait totalement des vues propres à un véritable homme d’Etat, vues qui lui auraient fait mesurer toutes les conséquences complexes de ses actes; il ne possédait pas davantage l’intuition qui lui aurait permis d’utiliser les circonstances du moment et de s’attirer des partisans. » (p. 433)

b) Les cinq dernières années
La trahison d’Abû Lubâhah à propos des Banû Qurayzah marque la transition qui précède la seconde phase de l’opposition des Médinois, non pas tant contre la communauté islamique en tant que telle, mais contre certains aspects de la politique de Muhammad. Malheureusement, l’affaire de Abû Lubâbah est assez obscure.
Rien ne donne à penser qu’Abû Lubâbah n’était pas un membre loyal de la communauté islamique, il ne songeait pas à s’en détacher, mais sur certains points de politique il était en désaccord avec le Prophète.
« Les vues de Muhammad sur les événements étaient tellement plus vastes que celles de la majorité de ses partisans qu’il dut lui être souvent difficiles de leur faire accepter ses décisions lorsque celles-ci entraînaient de durs sacrifices. » (p. 436)
Pendant l’expédition vers Tabûk, un complot se trama contre Muhammad: il devait lui arriver quelque chose par une nuit obscure, au passage d’un route dangereuse et tout pourrait être mis sur le compte d’un accident.
Au retour de Tabûk, les hommes qui n’avaient pas voulu participer à l’expédition furent interrogés de leur alibis vérifiés. Trois d’entre eux, qui n’avaient pas d’excuse valable, furent boycottés pendant cinquante jours. La sévérité de cette punition trahit l’importance de l’affaire, et nombreux sont les versets du Qur’ân d’où l’on peut déduire qu’à cette époque ceux appelés « Hypocrites » étaient pratiquement exclus de la Communauté: il fallait les traiter durement et ils étaient menacés du feu de l’Enfer comme étant des apostats.
« Cette suite d’événements peut être considérée comme constituant la crise finale que subit, pendant la vie du Prophète, la politique intérieure de Médine. Médine était maintenant prospère et certains des Ançâr espéraient jouir tranquillement de leur prospérité. Muhammad, cependant, ou bien persuada les Médinois d’accepter sa politique d’expansion continuelle, ou bien leur fit voir que ses exigences ne pouvaient être repoussées à la légère, puisque sa volonté pouvait être rendue effective par la mise en action d’une force irrésistible. C’est ainsi que Muhammad établit la communauté islamique sur des bases suffisamment solides pour lui permettre de se transformer plus tard en empire. » (p. 438)

Chapitre VI. Muhammad et les Juifs
1. Les Juifs de Yathrib
Nous ne savons pas exactement si les Juifs de Yathrib étaient vraiment de souche hébraïque. Les tribus juives avaient beaucoup de coutumes identiques à celles de leurs voisins arabes et païens, et les membres des deux tribus se mariaient entre eux, mais les Juifs étaient fermement attachés à leur religion ou tout au moins à une forme de religion juive et ils surent se garder une existence distincte.
Lorsque les Aws et les Khazradj arrivèrent à Yathrib, venant du sud, ils trouvèrent la ville sous la domination juive. Les Arabes étaient plus faibles que les Juifs.
Les authentiques tribus juives sont au nombre de trois: Qurayzah, an-Nadîr et Qaynuqâ’. Qaynuqâ’ ne possédait pas de terres propres à l’agriculture, mais habitaient un village assez dense où se tenait un marché et où des artisans exerçaient des métiers divers dont celui d’orfèvre. Qurayzah et an-Nadîr, d’autre part, possédaient quelques-unes des terres les plus riches de l’oisis, consacrées à la culture des palmiers.
On pense communément que les Aws et les Khazeradj devinrent les maîtres de Yathrib et que tous les Juifs leur furent soumis. Mais les sources ne nous offrent rien qui corrobore cette thèse.
« Toute estimation de la répartition des forces, bien entendu, doit tenir compte du fait qu’il existait certainement des discussions sérieuses aussi bien parmi les Arabes que parmi les Juifs; il est improbable qu’il y ait eu une ligue de tous les Arabes ou de tous les Juifs. » (p. 441)
Vers l’époque de l’Hégire, tous les clans juifs de moindre importance étaient devenus impossibles à identifier, ou tout au moins avaient cessé de présenter une importance politique.
« Il n’y avait donc parmi les Juifs de Yathrib qu’une unité précaire. Dans leurs rapports politiques, ils se comportaient à peu près comme des clans arabes, ou des groupements de peu d’importance. Tous étaient les alliés, sous une forme quelconque, des clans arabes, mais, au moins en ce qui concerne les clans juifs les plus puissants, une alliance n’entraînait pas la dépendance. Par eux-mêmes, les Juifs ne constituaient pas une menace pour les Arabes […]. » (p. 443)

2. Les Juifs à l’époque de l’Hégire
Il n’est fait mention d’aucunes négociations directes, qui auraient été entamées avant l’Hégire entre Muhammad et les Juifs.
Le Prophète croyait que la révélation qui lui était faite était identique à celle dont avaient bénéficié les Juifs et les Chrétiens.
Quoi qu’il ait pu se passer avant l’Hégire, Muhammad espérait que, dans les premiers mais de son séjour à Médine, il gagnerait les Juifs par son contact personnel.
Al-Wâqîdî relate que, lors de la venue de Muhammad à Médine, tous les Juifs firent un accord avec lui dont une des conditions étaient « qu’ils ne devraient pas donner leur appui à un ennemi de Muhammad. »
Par exception, un petit nombre de Juifs reconnurent en Muhammad un prophète et devinrent Musulmans.
« En tout cas, la grande majorité des Juifs, non seulement ne reconnaissait pas Muhammad, mais lui devenait de plus en plus hostile. Les nombreux appels adressés aux Juifs et qu’on trouve dans le Qur’ân pourraient presque sous-entendre qu’on s’attend à les voir rejeter ces appels. Très peu de temps après l’Hégire, on dut comprendre clairement que seul un petit nombre de Juifs voudraient reconnaître le Prophète des Gentils. » (p. 446)

3. Tentatives de Muhammad pour se concilier les Juifs
L’année qui précéda l’Hégire, Mus’ah ben ‘Umayr, qui jouait à Médine le rôle d’émissaire de Muhammad, demanda l’autorisation de réunir les Croyants, il lui fut répondu qu’il pouvait le faire à condition de respecter le jour qui pour les Juifs était occupé, par la préparation du Sabbat (c’est-à-dire le vendredi). Ainsi, le culte du Vendredi, qui devint une institution caractéristique de l’Islam, eut en quelque sorte une origine judaïque.
Quand il était encore à La Mecque, Muhammad a pris Jérusalem pour qiblah. Si, à cette période, Muhammad priait face à Jérusalem, cela n’indiquait pas forcément une influence juive, puisque cette pratique était commune également aux Chrétiens.
Le jeûne de l’Ashûrâ a lieu à la date même de la fête juive de l’Expiation. Lorsque arriva le 10 du mois juif de Tishri, Muhammad ordonna certainement aux Musulmans d’observer ce jour de jeûne, bien qu’on ne sache pas exactement dans quel mois musulman se plaçait cette institution. Peut-être certains des Musulmans de Médine avaient-ils déjà l’habitude de l’observer, puisque, quand le jeûne du Ramadan fut ordonné, celui de l’Ashûrâ ne fut pas défendu, mais cessa simplement d’être obligatoire.
Malgré les concessions que Muhammad était prêt à faire, malgré ses efforts pour rendre la religion nouvelle similaire à celle des Juifs, ceux-ci, à mesure que le temps passait, n’étaient pas mieux disposés envers lui. Au contraire, ils devenaient hostile, et clamaient bien haut leurs aigres critiques touchant la qualité de prophète revendiquée par Muhammad.
Un jour, pendant qu’il priait dans le lieu consacré du quartier de Banû Salimah, Muhammad eut une révélation lui ordonnant de se tourner vers la Ka’bah. Il le fit, imité par les assistants, et cet endroit devint l’emplacement de la « Mosquée des Deux Quiblah ».
« […] tant que Muhammad prétendait recevoir des révélations identiques dans leur essence à celle qu’avaient reçues les Juifs, ceux-ci se trouvaient dans une bonne posture, pouvant, ou bien épauler Muhammad en reconnaissant la similitude des deux révélations, ou bien lui nuire en attirant l’attention sur des divergences. Ce fut surtout cette dernière tactique qu’ils adoptèrent et, en conséquence, ils furent un danger pour Muhammad, menaçant de saper les fondements intellectuels de sa position politique et religieuse. Muhammad se montra toujours extrêmement sensible à de telles attaques idéologiques, et par exemple, il traita très durement les poète qui, dans leurs œuvres, s’opposaient à lui. Son durcissement vis-à-vis des Juifs, lorsqu’ils ne se rendaient pas à ses appels, ne fut pas simplement le fait d’une vexation consécutive à un refus, mais la réaction d’un homme en danger vis-à-vis de ceux qui, par leur mauvais vouloir, consent ce danger. » (p. 453-454)

4. Lutte contre les Juifs sur le plan intellectuel
Dans la polémique engagée par le Qur’ân vis-à-vis des Juifs, une place importante est accordée au concept de religion d’Abraham.
Quand vint la rupture entre Juifs et Musulmans, Abraham conserva aux yeux de ces derniers deux titres importants à leur respect: il était, dans un sens physique, le père des Arabes aussi bien que des Juifs, et il vivait avant que la Torah ait été révélée à Moïse et l’Evangile à Jésus – il n’était donc ni un Juif, ni un Chrétien. Ainsi Abraham est dit « muslim » (c’est-à-dire abandonné à la volonté de Dieu) et ne compte pas parmi les idolâtres. La religion d’Abraham est simplement la pure religion de Dieu, puisque tous les prophètes ont reçu dans l’ensemble la même révélation.
Abraham passe dans le Qur’ân pour avoir fondé le sanctuaire de La Mecque avec l’aide d’Ismaël et pour avoir prié afin qu’un prophète envoyé aux Mecquois sorte de sa descendance.
Le corollaire de la conception concernant « la religion d’Abraham » est que la religion juive n’est pas la pure religion d’Abraham. Les Juifs sont accués d’avoir rompu le pacte établi avec Dieu sur le Sinaï. Quand même, les accusations musulmanes visent la corruption individuelle des Juifs et non la corruption de leur religion.
Les Juifs sont représentés comme instruits du fait que Muhammad répond en tout à la description donnée par les Ecritures concernant un prophète à venir.
« Tant que les Musulmans furent peu renseignés sur les textes sacrés des Juifs, il fut possible à ceux-ci d’avoir le dernier mot dans la plupart des argumentations. Mais, à mesure que se développaient leurs connaissances, les Musulmans devinrent capables d’utiliser les Ecritures pour confondre les Juifs. » (p. 457)
Certains des partisans du Prophète avaient sans doute été troublés en voyant comment les Juifs, qu’ils respectaient au point de vue religieux comme étant le Peuple du Livre, se refusaient à reconnaître Muhammad. L’influence d’une telle observation se trouva grandement diminuée par la constatation que ce trait n’était pas nouveau dans l’histoire du peuple juif.
La force des Juifs résidait principalement dans leur convinction absolue qu’ils étaient le peuple élu de Dieu. Quelques-unes des formes les plus présomptueuses prises par cette convinction sont citées dans le Qur’ân. Par exemple, les Juifs croient qu’ils sont « les Justes » et qu’eux seuls iront au Paradis. S’ils devaient pourtant aller en Enfer, ce ne serait que pour un temps limité.

5. Lutte contre les Juifs sur le plan matériel
Pendant les mois et les armées qui suivirent le changement de qiblah, il y eut de nombreuses rencontres armées entre les Musulmans et les Juifs. Mais il ne faut pas supposer que ces événements découlèrent d’une politique voulue qui aurait eu pour but de mater les Juifs ou de s’en débarrasser.
Le premier fait notable est le siège et l’expulsion du clan Qaynuqâ. Quelques jours après la bataille de Badr, un Juif, pendant qu’une femme arabe était assise, occupée à vendre ses marchandises dans le marché des Qaynuqâ, attacha sa robe de telle sorte qu’en se levant, elle montra une bonne partie de sa personne. Un Musulman qui était présent considéra la farce comme une insulte; il tua le Juif qui fut aussitôt vengé par ses camarades. Muhammad regarda l’affaire comme un casus belli et réunit des forces armées pour assiéger le clan. Après un siège de 15 jours, les Juifs se rendirent. Ils furent contraints de quitter Médine, emmenant avec eux leurs femmes et leurs enfants, sans armes.
Les Qaynuqâ’ avaient 700 combattants, sur lesquels 400 portaient une armure, et Muhammad n’aurait pu triompher d’eux sans l’appui total de nombre de leur confédérés arabes.
Vers le début de septembre 624, soit le 10e mois de l’an 3 de l’Hégire survint l’assassinat de Ka’b ben al-Ashraf. Celui-ci avait composé et diffusé à La Mecque des poèmes contre les Musulmans. Muhammad fit connaître qu’il serait heureux d’être débarrassé de Ka’b, et cinq hommes se chargerent de l’élimination. Les Juifs furent très émus par cet assassinat. Ils se plaignirent à Muhammad et encuire signèrent un pacte avec lui.
Presque un an après la mort de Ka’b, dans le 3e mois de l’an 4 de l’Hégire, un deuxième clan juif, Banû n-Nadîr fut chassé de Médine. Muhammad est allé dans le quartier de an-Nadîr pour demander une contribution à la compensation en argent due à Banû Âmir ben Ça’ça’ah pour les deux hommes tués par le survivant de Bi’r Ma’ûnah. Les gens de an-Nadîr se déclarèrent prêts à rendre réponse satisfaisante et prièrent Muhammad et ses compagnons de se reposer pendant qu’ils préparaient un repas. Bientôt, Muhammad partit sans bruit et ne revint pas, et peu à peu ses compagnons s’en allèrent également. Lorsqu’on retrouva Muhammad chez lui, il expliqua qu’il avait reçu un avertissement du Ciel disant qu’an-Nadîr complotait de l’attaquer traîtreusement.
An-Nadîr reçut un ultimatum: le clan juif devait sous peine de mort quitter Médine dans un délai de dix jours. Toutefois, les Juifs seraient toujours regardés comme étant propriétaires de leurs palmiers et recevraient une part de la production.
« Un tel ultimatum paraît disproportionné par rapport à l’offense commise ou plutôt hors de proportion avec les présomptions très vagues qu’on avait au sujet d’une trahison préméditée. Cependant les présomptions pouvaient ne pas être aussi vagues qu’elles le paraissent à première vue pour un Occidental de nos jours. Les deux partis savaient comment certains Musulmans avaient traité Ka’b ben al-Ashraf et d’après les vues courantes en Arabie à cette époque, Muhammad savait très bien que, s’il laissait se présenter la moindre occasion propice, ses adversaires le tueraient. Le retard apporté à la réponse de an-Nadîr offrait l’occasion propice et fut donc asismilé à un acte d’hostilité. » (p. 463)
Les Juifs furent tout d’abord enclin à se soumettre aux exigences de Muhammad. Puis, suite aux promesses d’aide faites par Ibn Ubayy, ils changèrent d’avis. Muhammad les assiégea pendant 15 jours. Les Juifs annoncèrent qu’ils étaient prêts à se soumettre aux conditions exigées au début, mais Muhammad leur imposa d’autres conditions bien plus dures: ils devaient abandonner leurs armes et ne toucheraient rien de la récolte des palmiers.
Les Ançâr convinrent que les habitations et les plantations de palmiers seraient données aux Emigrants, de façon que ceux-ci puissent subvenir à leurs besoins et qu’ils ne dépendent plus de l’hospitalité des Ançâr.
L’expulsion de an-Nadîr ne marqua pas la fin des démêlés de ce clan avec Muhammad. De Khaybar, certains Juifs continuaient d’intriguer assidûment contre Médine, et ils jouèrent un rôle considérable dans la formation de la vaste confédération qui vint assiéger Médine en avril 627 (XI/5).
Pendant le siège de Médine, le clan juif de Qurayzah, neutre en ce qui concerne l’action militaire, avait entamé des négociations avec les ennemis de Muhammad. Dès qu’il fut débarrassé de ses adversaires, Muhammad attaqua Qurayzah afin de montrer que le jeune Etat islamique n’était pas en humeur de tolérer une attitude aussi suspecte. Les Juifs durent se soumettre inconditionnellement. Selon la sentence de Sa’d ben Ma’âdh, les hommes des Qurayzah furent mis à mort et leurs femmes et enfants furent vendus comme esclaves.
Quelques écrivains éuropéens ont critiqué cette sentence qu’ils qualifient de sauvage et inhumaine. Il faut remarquer tout de même que ceux qui ont participé à ces événements ne paraissent pas avoir été épouvantés par la prétendue dureté de la condamnation.
« La désignation de Sa’d ben Mu’âdh comme juge de Qurayzah ne fut pas de la part de Muhammad une tactique imaginée pour dissimuler le pouvoir dictatorial qu’on lui reprochait, puisque à cette époque il ne le possédait pas; c’était pour lui la seule façon habile de se tirer d’une situation délicate. » (p. 468)
Après l’élimination de Qurayzag, il reste encore des Juifs à Médine, et peut-être même un certain nombre.
« La présence permanente à Médine d’au moins quelques Juifs est un argument qui s’oppose aux vues parfois professées par des érudits européens, ceux-ci supposent en effet que, dans la seconde années de l’Hégire, Muhammad adopta une politique rigoureuse, expulsant de Médine tous les Juifs, simplement du fait qu’ils étaient Juifs et qu’il mit ces mesures en pratique avec une dureté de plus en plus grande. Or, en général, il n’était pas dans les habitudes de Muhammad d’adopter une ligne de conduite aussi rigide; il avait plutôt des vues podérées tenant compte des problèmes de base intéressant la situation du moment et des buts en vue à long terme, et c’est en tenant compte de ces données qu’il modelait son attitude au jour le jour, en accord avec les facteurs variables introduits par les événements quotidiens. » (p. 467)
La cause profonde de l’échec de la relation de Muhammad avec les Juifs est le fait que ces derniers lui contestaient la qualité de prophète.
Ayant eu sous les yeux le sort de Qurayzah, les derniers Juifs qui restaient à Médine furent vraisemblablement rendus très circonspects et éviterent toutes relations compromettantes.
Comme les Juifs de Khaybar, le clan an-Nadîr, continuaient d’être animés d’un désir de vengeance, Muhammad s’est vu obligé de les attaquer. Il a choisi pour son action mai-juin 628 (I/7), peu de temps après son expédition de al-Hudybiyah. La marche sur Khaybar fut executée rapidement et les Juifs ne purent prendre à temps les dispositions nécessaires pour résister à un siège. Quand les fortifications de an-Natât et celles de ash-Shiqq furent tombées, il n’y eut plus qu’une faible résistance, et les termes de la reddition furent rapidement négociés pour les forteresses encore intactes de al-Katîbah, de al-Watîh et de Sulâlim. Khaybar fut réduit au servitude et rendu inoffensif.
Vers la même époque, des traités furent imposés aux colonies juives de Fadak, de Wâdi’l-Qurâ et de Taymâ’. Quand fut connue la chute de Khaybar, personne n’osa plus résister.
« Divers facteurs contribuèrent à ce succès des Musulmans: les Juifs avaient une confiance exagérée dans leurs positions de Khaybar et ils ne s’occupèrent pas d’avoir des provisions d’eau suffisantes pour un siège, même court. Si l’on compare les hommes, c’étaient les Musulmans qui étaient les meilleurs soldats, mais cela ne comptait pas beaucoup dans un siège, sauf en cas de sortie forcée des assiégés, sorties qui fut rendue obligatoire par la pénurie d’eau et de ravitaillement général. » (p. 471)

6. Conclusion
Les Juifs s’étaient opposés à Muhammad de toutes leurs forces, et ils furent complètement écrasés. Beaucoup d’entre eux étaient restés dans leurs anciennes demeures, soit à Médine, soit ailleurs, mais, en ce qui concernait la politique arabe, ils avaient cessé de compter, et ils avaient perdu beaucoup de leurs richesses.
« Il est intéressant de spéculer sur ce qui serait arrivé si les Juifs s’étaient ralliés à Muhammad, au lieu de se faire ses adversaires. A certaines périodes, ils auraient pu obtenir de lui des conditions très avantageuses, y compris l’autonomie religieuse, et sur cette base se serait construit un empire arabe dont les Juifs auraient pu faire partie, l’Islam devenant alors une secte judaïque. Combien la face du monde serait maintenant différente! » (p. 472)
L’assurance de Muhammad concernant les messages divins reçus par lui entrait en conflit avec la croyance chère aux Juifs qui se regardaient comme le peuple élu, seul peuple par l’intermédiaire duquel Dieu s’était révélé aux hommes.

Chapitre VII. Caractère de l’Etat islamique
1. La Constitution de Médine
Ibn Ishâq a conservé un ancien document communément appelé « La Constitution de Médine ».

a) Texte du document
Il s’agit d’un traité entre les Emigrants et les Ançâr, qui établit aussi une alliance avec les Juifs, les confirmant dans leur religion et leurs possessions.
Principe constitutionnel: « Les croyants forment une communauté unique (ummah) distincte des autres peuples. » (1)
Principe: « Un croyant ne tue pas un autre croyant à cause d’un incroyant et ne donne pas de l’aide à un incroyant contre un croyant. » (14)
Principe: « Les croyants peuvent se remplacer l’un l’autre pour exercer la vengeance quand un homme a versé son sang dans la voie de Dieu. Les croyants imbus de la crainte de Dieu sont guidés par l’inspiration la meilleure et la plus droite. » (19)
Principe: « Lorsque quelqu’un tue un croyant sans raison, il est alors passible de mort, en représailles, sauf si le représentant de l’homme assassiné se déclare satisfait (par une compensation en argent). Les croyants s’opposent tous au meurtrier; rien d’autre ne peut leur être permis que de s’opposer à lui. » (21)

b) Authenticité, date et unité de ce document
Ce document a été généralement considéré comme authentique. Les raisons de son authenticité ont été présentées par Wellhausen. Aucun falsificateur postérieur, écrivant sous les Omeyyades ou les Abbasides, n’aurait conservé les articles contre les Koréishites et n’aurait donné à Muhammad une place si peu importante. De plus le style est archaïque, et certaines expressions, telle que « les croyants » pour « les Musulmans », employées dans la plupart des articles, appartiennent à la première période médinoise.
Certains chercheurs datent ce document avant Badr (Caetani, Wellhausen), d’autres après Badr (Hubert Grimm).

2. Position de Muhammad à Médine
La seule chose stipulée explicitement en ce qui concerne la position du Prophète, c’est que tous les différends doivent être portés devant Muhammad. Selon la Constitution, ont peut voir que le Prophète est bien éloigné d’être un chef d’Etat autocrate. Il n’est qu’un personnage important parmi tout d’autres.
Divers incidents appartenant à la première moitié de la période médinoise montrent bien la faiblesse théorique de la position occupée par Muhammad. Par exemple: dans « l’affaire du Démenti » où avait été mise en cause la chasteté d’A’ishah et dans laquelle Ibn Ubayy s’était montré si empressé à répandre la calomnie, Muhammad ne put agir directement contre ce dernier. Il dut réunir les Ançâr et demanda l’autorisation de poursuivre Ibn Ubayy à ceux qui se seraient peut-être crus dans l’obligation de venger toute injure faite à celui-ci. En cette occurrence, Muhammad eut aisément gain de cause, car, soit par hasard, soit par calcul, l’inimitié des Aws et des Khazradj se trouva attisée et le déclin de l’influence d’Ibn Ubuyy devint apparent.
Lorsque se poase la question du châtiment encouru par Banû Qurayzah à cause de sa déloyauté, Muhammad ne s’aventura pas à prononcer aucun jugement lui-même; en effet, s’il avait décidé de verser le sang des Qurayzah, l’honneur aurait pu obliger certains confédérés des Juifs, même Musulmans, à venger ceux-ci. La décision concernant le châtiment fut laissée au chef du clan dont les Qurayzah avaient été les confédérés.
« Muhammad, en somme, fait figure de chef d’un de ces nombreux groupes toujours liés pour une action commune, et le Prophète ne se distingue que peu des auters chefs. » (p. 484)
L’idée qu’une des fonctions d’un prophète est de rendre la justice a un fondement coranique. Une partie de l’attirance des Médinois par rapport à Muhammad résidait dans l’espoir qu’il serait capable de mettre fin aux querelles intérieures qui rendaient la vie intolérable à Médine.
L’aspect le plus mystérieux de la position de Muhammad à Médine est l’aspect militaire. Les mots du « serment de guerre » ne parlent que d’action défensive; il n’est rien dit d’opérations offensives; et même dans le cas d’une défensive stricte, on ne dit pas qui doit avoir le commandement. Or, il arriva que les premières expéditions furent offensives.
Au moment où un cinquième (khums) de tout le butin pris dans un expédition Musulmane va à Muhammad, il devient clair que Muhammad fut reconnu comme chef en un certain sens de l’ummah. « Il était habituel en Arabie que le chef d’une tribu reçut le quart du butin, en partie pour son propre usage mais aussi en partie de manière à pouvoir exercer certaines fonctions au nom de la tribu, comme de venir en aide aux pauvres et de donner l’hospitalité. » (p. 487)
Muhammad rencontra à Médine quelque opposition, dans laquelle Ibn Ubayy joua un rôle important. La période entre Badr et le siège de Médine dut être pleine de difficultés pour Muhammad. Nous sommes obligés de conclure qu’à cette période l’obéissance totale à Muhammad, qui se distinguait de l’obéissance à un des préceptes particuliers du Qur’ân, n’était pas formellement prescrite.
Cet état de choses dura jusqu’à l’expédition de al-Hudaybiyah, en mars 628(XI/6). Le « serment du bon plaisir » a été, semble-t-il, un serment de faire tout ce que Muhammad ordonnerait. Le pouvoir du Prophète grandit et quand des tribus cherchaient à obtenir une alliance, il exigeait en retour une promesse d’obéissance.
Un fait qui remonte au début de l’année 631 (an 9 de l’Hégire), montre qu’à cette époque Muhammad avait su se faire obéir. Lorsque Ka’b ben Mâlik et deux autres hommes s’abstinrent, sans excuse raisonnable, de prendre part à l’expédition de Tabûk, ils furent boycottés par les Musulmans, et ce fut le résultat d’un ordre de Muhammad.
L’obligation d’obéir à Muhammad n’est pas stimulée, mais elle est souvent implicite. A une date contemporaine de la conquête de La Mecque, Muhammad agit en tant que chef incontesté de la communauté musulmane, tant pour les questions politiques que pour celles touchant la religion.
Si après al-Hudaybiyah Muhammad écrivit des lettres aux chefs des Etats voisins, c’est parce que, vers cette époque, il se rendit compte du fait qu’il avait dominé toute opposition sérieuse.
Le degré atteint par le pouvoir autocratique de Muhammad, pendant les deux ou trois dernières années de sa vie, est encore mis en lumière par le fait qu’il nommait des responsables pour certaines tâches, comme par exemple les chefs militaires, ou des fonctionnaires administratifs.
« Les nominations administratives de Muhammad illustrent bien la nature et l’étendue de son pouvoir. En théorie, Muhammad n’est que le principal de plusieurs alliés égaux. Sa primauté lui vient de sa qualité de prophète et du fait que beaucoup de ses alliés décidèrent de lui obéir. Les hommes qu’il envoie pour remplir telle ou telle mission ne sont pas les fonctionnaires d’une administration impersonnelle, mais les « agents » de Muhammad: ils font ce que lui-même est habilité à faire, ou encore ce que son influence personnelle lui permet de faire. Sand toute ces délégués du Prophète agissaient-ils plutôt par persuasion que par coercition. Tant que vécut Muhammad, son influence personnelle dut, pour ses contemporains, sembler un ciment qui maintenait tout l’édifice. Cependant la construction était plus solide qu’il n’y paraissait et moins dépendante qu’on ne l’aurait cru de la personnalité du Prophète; les événements futurs se chargèrent de prouver que cet édifice avait en soi de quoi se transformer en une administration impériale. » (p. 494-495)

3. Caractère de l’Ummah
Au temps de Muhammad, les idées politiques des Arabes gravitaient autour d’une organisation tribale. Un membre de la tribu pouvait, pour des raisons d’ordre pratique, devenir membre d’une tribu non apparentée, en tant que confédéré (halîf), « voisin protégé » (djâr), ou client (mawlâ).
« La tribu constituait la base de ce que la communauté pouvait espérer au point de vue sécurité. C’était le fait d’être membre d’une tribu qui rendait la vie tolérable à l’homme, et en retour la tribu exigeait de lui une loyauté totale. » (p. 495)
Les Arabes avaient quelques connaissances superficielles de ce que pouvait être la royauté, mais cette forme de gouvernement leur était antipathique.
La différence la plus évidente entre l’ummah et la tribu réside dans le fait que l’ummah est basée sur la religion, et non sur la parenté. Dieu est le chef et le directeur de l’ummah.
La sécurité dont jouissent les membres de l’ummah et les groupements qui s’y rattachent est regardée comme l’effet de la dhimmah de Dieu, c’est-à-dire le pacte conclu avec Dieu, la garantie qu’Il donne aux siens.
« La conception de cette société théocratique n’a pas été inspirée directement par l’Ancien Testament. C’est plutôt une élaboration arabe indépendante formée à partir de quelques idées de base prises dans l’Ancien Testament, telles que Dieu, la révélation, la qualité de prophète. L’ummah ne ressemble qu’assez peu à la théocratie israélite du temps des Juges, elle se rapproche davantage de celle qui existait sous Moïse; bien qu’il y ait tant de récits concernant Moïse, ils ne nous disent pas grand-chose touchant l’organisation politique de cette période. En réalité, le Qur’ân présente une image des relations existant entre le prophète et la communauté, image dans laquelle on retrouve vaguement le modèle de l’Ancien Testament, mais dont la couleur est spécifiquement arabe. » (p. 497)
Le mot ummah ne vient pas de la racine arabe qu’on trouve dans umm (mère), mais est plutôt dérivé du sumérien, peut-être en passant par l’hébreu ou l’araméen. Quand ce mot est employé pour la première fois dans le Qur’ân, il ne se distingue qu’à peine du mot qawm (tribu).
Ummah est une communauté à laquelle un prophète est envoyé.
L’article 25 de la Constituion de Médine affirme que certains Juifs ont constitué une ummah tout comme les croyants, une commuanité parallèlement à celle des croyants.
Pour les premiers musulmans, faire l’hégire a été plus qu’un simple changement d’habitat: c’était quitter sa tribu pour s’intégrer dans l’ummah.
Les ennemis de l’ummah sont essentiellement les incroyants et les idolâtres, ce qui est conforme aux bases religieuses du groupement. Mais l’attitude prise vis-à-vis d’eux était identique au comportement qu’on adoptait vis-à-vis des tribus hostiles.
« La conduite des Musulmans vis-à-vis de leurs adversaires était, en somme, celle d’une tribu en face d’une autre tribu ennemie, mais avec un mépris total de certaines conventions. En fait, les Arabes n’avaient rien en commun avec leurs ennemis; nulle parenté réelle, et aucune raison ne s’imposait donc d’observer des conventions, sauf quand, en les foulant aux pieds, on se rabaissait soi même (comme en mutilant des cadavres) ou qu’on s’exposait à de dures représailles de la part de l’adversaire. » (p. 501)
L’ummah entrait en relations avec les tribus à peu près de la même manière que le faisait une tribu puissante.
L’idée maîtresse concernant les relations de l’ummah avec d’autres groupements est celle contenue dans le mot dhimmah (pacte donnant une garantie de sécurité, alliance).
En dehors des païens mecquois d’Hunayn, il existe plusieurs exemples d’Arabes qui combattirent sous les ordres de Muhammad avant de se faire Musulmans.
Après l’incorporation de La Mecque dans la communauté islamique, le mot ummah n’est plus employé dans le Qur’ân ni dans les traités. Dans ceux-ci on trouve des termes tels que djamâ’ah et hizb Allâh. Les membres des tribus Musulmanes alliées à Muhammad étaient considérés comme membres à part entière de la communauté (en opposition aux non-Musulmans).
La communauté islamique n’était jamais considérée comme une réunion d’individus, mais comme une réunion de groupes, qui, sous des formes diverses, étaient les alliés ou les confédérés de Muhammad.
Il y a un principe qui a été attribué à Muhammad et qui veut qu’il n’existe pas de confédération hilf dans l’Islam, c’est-à-dire que deux groupes quelconques existant à l’intérieur de la communauté ne devaient pas nouer entre eux de liens spécialement étroits.

4. Les finances
Pendant la période mecquoise, la communauté ne possédait rien qui ressemblât à des finances publiques, quoique Abû Bakr ait dépensé beaucoup pour libérer des esclaves destinés à devenir Musulmans.
L’article 11 de la Constitution de Médine stipule que les croyants doivent aider celui qui est déjà endetté afin qu’il puisse payer la compensation du sang versé ou la rançon.
On ne voit pas clairement de quoi vivaient les Emigrants à l’époque comprise entre l’Hégire et la bataille de Badr. Ils ne furent selon toutes les apparences des agriculteurs, et ils n’eurent sans doute pas l’intention de faire indéfiniment appel à l’hospitalité des Ançâr. On dit qu’en général les Emigrants passaient leur temps sur les marchés, pendant que les Ançâr cultivaient leurs champs. Les choses devinrent plus faciles après l’expulsion de Banû Qaynuqâ.
Le Qur’ân fournit beaucoup de preuves de l’importance prise par les « contributions » volontaires dans l’organisation de la jeune communauté de Médine. Dans la période difficile qui suivit Uhud, quelques-uns des antagonistes de Muhammad essayèrent de faire cesser les dons (çadaqât) en raillant les donateurs.
Au début de la période médinoise, le mot zaqât semble également se rapporter à des contributions ou à des dons; rien n’existe qui nous prouve qu’à cette période la zaqât, qui plus tard prit le sens d’aumône légale, était fixée à un certain pourcentage du capital ou du revenu du donateur. La transformation du sens ne se fit qu’après la mort de Muhammad.
Il est aussi possible qu’il n’y ait eu qu’une différence minime entre les paiements obligatoires dus à Muhammad par les Musulmans et ceux acquittés par les Arabes Chrétiens.
Muhammad est devenu le détenteur du bien public, argent ou marchandises, et particulièrement, il gardait le khums ou cinquième du butin capturé au combat. L’usage du khum fut institué après Badr.
Lorsque les Musulmans avaient eu du butin, non pas dans des combats, mais grâce à un accord, Muhammad réclamait le tout.
« Une façon amusante de mesurer la richesse accrue de Muhammad est de remarquer le nombre sans cesse plus important des chevaux utilisés dans les expéditions guerrières: à Bard en 624/2 il y avait 300 hommes et seulement 2 chevaux; à Badr al-Maw’îd en 626/4 il y avait 1600 hommes et 10 chevaux; à Khaybar en 628/7 il y avait à peu près le même nombre d’hommes, mais 200 chevaux; à Hunayn, en 630/8, 700 Emigrants avaient à eux seuls 300 chevaux et 4000 Ançâr en avaient 500; finalement, lors de la grande expédition de Tabûk en 630/9, il y avait, dit-on, 30000 hommes et 10000 chevaux. » (p. 518)
Le Qur’ân contient plusieurs séries de directives concernant les dépenses à faire: les riches doivent donner de leurs biens à des proches moins fortunés, à des orphelins, à des pauvres, aux « fils de la route » (les voyageurs), pour la libération des captifs, à ceux qui ont des dettes. L’idée sous-jacente est que, à la base de bien des maux sociaux, se trouve l’attitude faussée des gens riches.
« En lisant entre les lignes, on peut voir que les maux de cette époque sont liés au développement de l’individualisme. Les hommes se considèrent en premier lieu comme des individus et non comme les membres d’une tribu ou d’un clan. En conséquence, ils deviennent égoïstes et négligent les obligations traditionnelles qui les lient aux autres membres de la tribu ou du clan, et même aux membres de leur propre famille. » (p. 520)
« Le fait pour Muhammad de prélever des dotations pour ses épouses et ses proches sur le tribut annuel payé par les Juifs de Khaybar pourrait indiquer une tendance à profiter personnellement des circonstances. Il faut se rappeler, cependant, que Muhammad avait des relations spéciales avec les clans de Hâshim et de al-Muttalib; de tous les Musulmans c’étaient lui le chef. Selon les préceptes du Qur’ân, en conséquence, les membres pauvres et nécessiteux de la communauté devaient avoir surtout recours à lui. De plus, alors que les chefs des autres clans des Emigrants, tels que ‘Abd ar-Rahmân ben ‘Awf, avaient toute facilité de passer leur temps à faire du commerce et à distribuer à leurs proches les profits qu’ils en tiraient, Muhammad devait consacrer tout son temps à ses devoirs politiques; il était très juste qu’il pût utiliser pour les siens une partie de l’argent qui lui était remis. Comme nous l’avons vu, le groupement lié par la parenté avait encore son rôle à jouer dans la communauté islamique, et quand un homme possédait quelque bien, ses proches y avaient également droit. Il ne serait donc pas exagéré de dire que, si Muhammad fit participer ses épouses et ses proches aux richesses prises à Khaybar, c’était pour mettre en pratique l’idéal coranique de générosité envers sa famille et ses amis. » (p. 522-523)

Chapitre VIII. Réforme de la structure sociale
D’une certaine manière, la nouvelle religion était une réponse au « mal du siècle »: la naissance de l’individualisme inhérent à l’économie sédentaire.

1. Mesures prises pour la sécurité de la vie et de la propriété
Avant Muhammad, la sécurité de la vie était assurée par le principe de la vendetta et de la loi du talion. « Il convient d’insister sur le fait qu’il ne s’agit pas là d’une pratique barbare réclamant une prompte abolition, mais d’une forme de justice, ou tout au moins d’une force destinée à éviter les meurtres inconsidérés. Du point de vue d’une société moderne, ces principes semblent barbares, mais c’est parce qu’ils appartiennent à un certain niveau d’organisation sociale que nous avons dépassé. » (p. 524-525)
La vendetta est en honneur dans une société formée de groupes, surtout constitués de membres unis par un lien de parenté. La responsabilité à la fois de l’acte primitif et de la vengeance à exercer est supportée par la communauté. Quand un membre du groupe offenseur avait payé de sa vie, la vengeance était satisfaite et les deux groupes étaient supposés vivre en paix. C’était une coutume généralement reconnue. Mais en pratique il était souvent nécessaire l’arbitrage des tiers.
Les hommes les plus sages et les plus avancés de leur temps semblent avoir reconnu les avantages qu’il y avait à substituer une compensation en argent en cas de meurtre, au sacrifice réel d’une autre vie.
Le système du talion fonctionnait très bien à La Mecque, mais pas à Médine. « A deux points de vue, les rouages de ce système étaient liés à la communauté et non à l’individu. Premièrement, il reposait sur un principe de responsabilité collective des crimes. Quand il existe un sens très fort de la loyauté due au groupement, il est toujours possible pour une tribu de cacher un coupable, surtout dans le désert où seul est pratiquable le transport à dos de chameau, mais il n’est pas toujours facile à une tribu tout entière de se cacher indéfiniment. Dans de telles conditions, la seule façon de maintenir l’ordre est de rendre le groupement responsible des agissements de ses membres, et c’est en fait l’attitude adoptée par les gouvernements modernes et civilisés dans des circonstances analogues. Deuxièmement, le système en question vise en apparence à maintenir ou à restaurer la force respective des tribus impliquées dans la querelle. Si un membre d’une tribu est tué, alors la tribu responsable de la mort doit être affaiblie au même degré. Cette idée se retrouve dans certaines des réglementations de Muhammad. » (p. 527-528)
Muhammad a conservé en général les principes qui servaient de base au système traditionnel, en réformant les abus les plus graves. Ummah, bien que différente de la notion de tribu, fonctionnait en pratique comme une tribu.
Quand Muhammad n’était plus allié à une tribu, c’est qu’il était vraisemblablement en état de guerre avec elle, soit en fait, soit théoriquement, et dans l’état de guerre, presque tout était permis.
« Pour Muhammad et ses contemporains l’exécution des hommes de Banû Qurayzah ne devait sans doute pas avoir été considérée comme un acte de guerre contre un ennemi, mais bien comme le châtiment d’un allié qui avait agi en traître. » (p. 529)
Plus le pouvoir de Muhammad s’agrandissait, plus les autres tribus devaient choisir: si elles étaient païennes, elles avaient le choix entre la soumission à l’Islam et un perpétuel état de guerre. Si elles étaient Chrétiennes ou Juives, elles pouvaient faire leur soumission au Prophète et garder leur foi en payant le tribut (djizyah).
Le corollaire de la conception de ummah a été l’abolition des obligations afférentes à la loi du talion. Principe: « la conversion à l’Islam supprime tout ce qui existait avant ».
Les transformations apportées par le Prophète atteignirent le but visé, qui était d’assurer la paix dans une large mesure à l’intérieur de la communauté.
On peut emettre l’hypothèse que Muhammad, à l’origine, essaya d’éliminer de son système de sécurité les anciens groupements liés par la parenté, mais qu’il trouva une telle force à ce principe des liens du sang qu’il dut renoncer à son projet. « L’hypothèse en question est évidemment séduisante, mais elle ne peut pas être retenue parce qu’elle ne tient pas compte de certains faits. » (p. 531)
La réalité est que le système de sécurité à Médine s’appuya sur le principe de la vengeance du sang par le sang réalisée par le plus proche parent. Mais, sous des réserves: la première est que la peine infligée ne soit pas plus grande que la faute qu’elle devait sanctionner. La seconde règle stipulait que, une fois la vengeance exercée, l’affaire devait être considérée comme terminée.
Les exhortations coraniques au pardon ne signifient pas une rémission totale de la peine, mais ce que les Arabes nommaient « du lait pour du sang »: substituer des chameaux (une amende) à une vie humaine. Néanmoins, jamais personne n’était absolument obligé d’accepter l’argent en remplacement du sang.
La charia prévoyait plusieurs situations en connexion avec le crime:
- si un croyant tue sciemment un autre croyant, l’Enfer sera son châtiment;
- si un croyant tue un autre croyant involontairement, alors il doit une compensation en argent à la famille de l’homme qu’il a tué, sauf dans le cas où l’homme était croyant et sa famille incroyante;
- en plus, dans tous les cas de meurtre involontaire d’un croyant, la personne responsible doit payer pour l’affranchissement d’un esclave croyant.
On doit mentionner l’infanticide des filles dans l’époque préislamique, qui n’était pas considéré par les Arabes comme un meurtre. Les filles étaient supprimées à cause de la misère, à laquelle s’ajoutait la nécessité de maintenir dans la tribu un certain niveau souhaitable d’âge et de sexe: « il y avait une limite au nombre de femmes, d’enfants et d’animaux que les hommes en âge de porter les armes pouvaient efficacement protéger. » (p. 535) Le Qur’ân déclare que cette pratique est un grand péché et exhorte à se fier à Dieu qui pourvoit aux besoins humains.
« Dans les conditions où se trouvait l’Arabie du temps de Muhammad, rien de mieux n’était possible: Muhammad n’avait pas de police. L’idée même d’une organisation de ce genre était probablement inconnue aux Arabes: tous les hommes étaient des policiers ou des malfaiteurs en puissance. En admettant qu’il ait possédé un pouvoir surhumain, Muhammad n’aurait rien pu d’autre que de châtier les malfaiteurs; mais pendant la plus grande partie de la période médinoise, il n’eut guère de forces disponibles pour cet usage. » (p. 537)

2. Le mariage et la famille
a) Situation existante
Il est difficile de savoir avec certitude quel était l’état de l’institution du mariage dans la Djâhiliyah, mais on peut quand même avoir quelques opinions qui ne sont pas sans fondement.
Dans les récits concernant l’Arabie pré-islamique, nous trouvons de nombreuses preuves d’un système social matriarcal. Les hommes et les femmes appartiennent au clan de leur mère, ils sont désignés sous le vocable « fils de telle ou telle ». Les biens sont administrés normalement par le frère utérin de la femme (ou frère de la mère). Après le mariage, les femmes restaient dans la demeure familiale et les maris y venaient de temps à autre.
Si le système matriarcal prédominait dans la plus grande partie de l’Arabie, l’organisation patriarcale existait aussi à certains endroits, par exemple à La Mecque. Dans l’organisation patriarcale, la famille se composait des parents du côté du père; les individus portaient le nom de leur père et les tribus étaient désignées par le nom de « fils de tel ou tel ».
Vers l’époque de l’Hégire, des coutumes matriarcales et patriarcales coexistaient dans la société arabe et souvent étaient même entremêlées.
L’individualisme peut être mis en relation avec le patriarcat, parce qu’il signifie, entre autres, qu’un homme s’approprie pour son usage personnel les biens qui, jusque-là, étaient considérés comme propriété de la communauté. Il aurait été naturel pour lui de s’intéresser plus particulièrement à ses propres enfants, et de désirer qu’ils héritent plus tard de la fortune qu’il s’était appropriée. Dans une famille régie par le matriarcat, l’administration des biens familiaux devait normalement passer d’un homme au fils de sa sœur.

b) Reconnaissance de la paternité
Dès que les hommes commencent à s’intéresser à leurs enfants, il devint naturel qu’ils cherchent à avoir la certitude de leur paternité physique. La réforme coranique encourage cette tendance: l’insistance sur la ‘iddah ou le tarabbus, temps d’attente qu’une veuve ou une divorcée doit observer avant de se remarier.

c) La polygamie
Le Qur’ân ne dit rien sur l’habitation de la femme. Lors des mariages de Muhammad, ses femmes habitaient avec lui, mais chacune avait son appartement particulier.
Le verset qui est à la base de la polygamie islamique est celui de sourate 4, vers 3. Il s’agit quand même d’une exhortation, et non une restriction.
Dans les biographies présentées par Ibn Sa’d on trouve de nombreux exemples d’hommes possédant plus d’une femme, mais il y a également des exemples de femmes possédant plus d’un seul mari.
« […] mais en réalité nous ne savons rien de l’organisation sociale de l’époque où cela se passait et il serait imprudent de se baser sur ces récits pour généraliser. Il semble bien que nous ayons de bonnes raisons de croire qu’en Arabie préislamique et surtout à Médine, il était inaccoutumé pour un homme d’avoir plus d’une femme vivant avec lui dans sa demeure. » (p. 542)
La tradition dit que le verset sur la polygamie a été révélé après la bataille de Uhud. Dans ce combat, environ 70 Musulmans, la plupart Médinois, furent tués, si bien que le nombre de veuves dont le soin incombait à la communauté islamique dut être considérable.
La polygamie doit être mise en relation avec les encouragements du Qu’rân dans la direction du mariage et la procréation des enfants.
« Concluons donc que la polygamie (les femmes habitant chez leurs époux), qui pendant longtemps constitua aux yeux des Chrétiens la caractéristique de l’Islam, fut une innovation due à Muhammad. Il y en eux peut-être quelques exemples avant sa venue, mais ils étaient peu répandus et cette coutume était particulièrement étrangère aux vues des Médinois. Ce changement remédiait à quelques-uns des abus dus à l’accroissement de l’individualisme; la polygamie permetait aux femmes trop nombreuses de se marier honorablement; elle mettait fin à l’oppression des femmes isolées mises en tutelle et diminuait la tentation des unions temporaires autorisées par une société arabe aux coutumes matriarcales. En comparaison de certains usages jusqu’alors courants, cette réforme doit être considérée comme un progrès important apporté à l’organisation sociale. » (p. 544)

d) Attitude du Qur’ân vis-à-vis des unions autres que le mariage
Le Qur’ân sous-entend une distinction entre les femmes qui n’ont de commerce qu’avec un seul homme pour un temps donné (monandres) et celles qui (apparemment avec l’assentiment total des usages) ne s’en tiennent pas là (polyandres). Les recommandations coraniques sont dans pour diminuer la polyandrie.
Des unions temporaires avec des femmes polyandres semblent avoir été sanctionnées dans la sourate 4, versets 24-28.
La pratique de la mut’ah est généralement qualifiée de « mariage temporaire » dans les livres de droit islamique, bien qu’il ne s’agisse guère d’un véritable mariage et que le nom d’épouse ne puisse être appliqué à proprement parler à la femme. Cette pratique n’est permise que parmi une petite fraction des Shî’ah. La tradition dit que ‘Umar prohiba l’usage de la mut’ah.
Vis-à-vis les hommes et les femmes convaincus d’adultère (zinâ), ce qui signifie qu’ils ont contracté une union secrète et peut-être sans observers l’’iddah, le Qur’ân prononce une condamnation à recevoir cent coups de fuet, et il leur est défendu d’épouser des croyants.

e) Degrés de parenté empêchant le mariage
La loi islamique, se basant sur le Qur’ân (4, 22, 26) défend qu’un homme épouse sa mère, sa fille, sa sœur (demi-sœur, sœur consaguine ou utérine), sa tante (paternelle ou maternelle), la fille de son frère ou de sa sœur, la mère ou la fille de sa femme, ou la femme de son père ou de son fils. La parenté due au lait à le même effet que celle du sang et le mariage avec la mère nourrice ou la sœur de lait était expressément interdit.
La loi coranique concernant les degrés de parenté prohibitifs équivaut à appliquer au côté paternel les règles valables pour le côté maternel.
Une des particularités de la réorganisation du mariage apportées par le Qur’ân est l’importance donnée à la paternité et à la lignée paternelle.
« On a souvent allégué que la permission d’épouser l’ancienne femme d’un fils adoptif fut promulguée uniquement parce que Muhammad voulait épouser Zaynab. C’est une déduction injustifiée. Ce cas n’est pas le seul pour lequel on aura mis en cause le véritable lien physique qui peut exister. Le verset dont une partie a été précédemment citée s’attaque à la pratique du zihâr, qui consiste à divorcer irrévocablement en jurant que vous regardez votre épouse comme vous regardez votre mère; or, dit le Qur’ân, ce n’est pas en jurant qu’une épouse deviuendra réellement votre mère, et c’est pourquoi cette pratique est condamnée. » (p. 550)
Si certaines règles concernant le mariage semblent avoir été inspirées par le Judaïsme, il y a des différences nettes: le Prophète a défendu, par exemple, le mariage avec une nièce.
La femme, sous l’Islam, est traitée comme un individu, c’est-à-dire qu’elle reçoit personnellement un douaire payé par l’époux (douaire est la traduction habituelle de nahr dans les livres de droit islamique).
Le concubinage avec des esclaves ou des captives était permis et même réglementé.

f) Aspects sociaux des mariages de Muhammad
Au moment de l’Hégire, Muhammad n’avait qu’une femme, Sawdah, et quand fut construite à Médine la résidence du Prophète elle se vit attribuer un appartement dans cette demeure.
La tradition veut que Muhammad ait été dormir à tour de rôle dans l’appartement de chacune de ses femmes.
Le premier pas fait pour différencier les femmes du Prophète des autres femmes fut de leur imposer le hidjâb (mot traduit habituellement par « voile »). Plusieurs récits variés expliquent les raison de cette règle. Au repas de noces de Zynab bint Djash, certains invités furent importuns: en l’absence de toutes commodités intérieures, les femmes étaient obligées de sortir la nuit et elles furent parfois insultées par Hypocrites; les insultes étaient peut-être voulues, mais les coupables purent donner comme excuses qu’ils avaient pris les femmes de Muhammad pour les esclaves. Objectivement parlant, la résidence du Prophète devenait de plus un plus un lieu public.
Muhammad a utilisé ses unions et même celles de ses Compagnons les plus intimes à des fins politiques:
- Khadidjah lui avait apporté sa fortune et des éléments d’influence qui ouvrirent à Muhammad la voie politique mecquoise;
- dans le cas de Sawdah, ce mariage était une façon d’assurer la vie d’une veuve de Musulmand fidèle;
- la même chose pour Zaynab bint Khuzaymah;
- A’ishah était la fille d’ ‘Abu Bakr;
- Hafsah était la fille d’ ‘Umar;
- Umm Salamah, veuve, était une proche parente du « leader » du clan mecquois de Makhzûm;
- Djuwayriyah était fille du chef de la tribu de al-Mustaliq, avec laquelle Muhammad avait des ennuis particuliers;
- Zaynab bint Djahsh, cousine du Prophète, appartenait à un clan confédéré du clan mecquois de ‘Abd Shams.
- le mariage avec Maymûnah devait aider à établir de bonnes relations avec son beau-frère, l’oncle de Muhammad, al-Abbâs;
- il put y avoir des raisons politiques aux mariages avec les Juives, Çafiyah et Rayhanah.
Muhammad n’eut pas d’épouses médinoises. Il s’en est rendu compte qu’il ne pouvait réussir à Médine que s’il était impartial, et son impartialité devait être très sérieusement entamée par des unions maritales.

g) Conclusion
« Dans le domaine du mariage et des relations familiales, Muhammad effectua une réorganisation profonde et étendue de la structure sociale. Avant lui, de nouvelles tendances individualistes étaient certainement présentes, mais leur effet était plutôt destructif que constructif. L’œuvre essentielle de Muhammad, à ce point de vue, consista à se servir de ces tendances individualistes pour la formation d’une nouvelle structure. Les coutumes et les pratiques des sociétés tribales s’étaient effondrées; Muhammad en sauva ce qui était encore valable et le transforma à la nouvelle société individualiste. De cette façon, il put faire naître une organisation familiale, qui, sous bien des rapports, s’avéra satisfaisante et séduisante pour une société qui passait du stade de la collectivité à celui de l’individualisme.
A la fois d’après les normes de l’Europe Chrétienne comme d’après celles de l’Islam, beaucoup des pratiques archaïques étaient immorales; et à ce point de vue, la réorganisation voulue par Muhammad constitua un progrès moral. Le vieux système nomade avait pu demeurer valable dans les conditions particulières au désert tant qu’il resta intact. Dès que commença la désintégration, toutefois, le système devint inopérant et dut être liquidé. C’est à l’honneur de Muhammad d’avoir su lui substituer une organisation viable. » (p. 558)

3. Les héritages
Des règles données par le Qur’ân, les juristes ont tiré plus tard tout un système complexe de partage.
Les lois édictées par Muhammad visaient à éliminer les abus qu’engendrait le passage d’un système de propriété collective à celui de la possession individuelle.
A Médine, où la société était surtout matriarcale, une femme ne pouvait pas posséder de biens; ses biens étaient administrés par son oncle maternel ou son frère utérin, ou son fils.
Dans le système d’administration individuelle, les forts s’emparaient de tout et les faibles n’avaient rien.
« Quand le grand-père de Muhammad mourut, le père de Muhammad était déjà mort et Muhammad n’était pas majeur; en conséquence, il n’eut rien. Le mort n’avait pas part à l’héritage et Muhammad était trop jeune pour avoir droit à une part équivalente à celle de ses oncles. C’est là une des raisons pour lesquelles le Qur’ân insiste tant sur la nécessité de bien traiter les orphelins. Mais ce principe voulant que les morts n’héritent pas, et que les vivants ne puissent pas représenter les morts, devait être profondément enraciné, pour que le Qur’ân n’essaie pas de changer quoi que ce soit sur ce point. » (p. 560)
Le but visé par la loi coranique était d’assurer qu’aucun mineur, qu’aucune femme confiés à un tuteur ne soient lésés par celui-ci de leur part d’héritage normale. D’après cette loi, avant que l’héritage ne passe entre les mains des héritiers normaux ou agnatiques(asahât), des parts fixées devaient être distribuées à certaines personnes dans certaines conditions. Ces personnes étaient appelées « légataires » (ashâb al-farâ’id) ou « héritiers coraniques ». Les légataires principaux sont le veuf, ou la veuve, les parents, les filles, et en certains cas les filles du fils, et les frères et sœurs utérins du défunt. Après la paiement des parts prescrites, le « résidu » (normalement la plus grosse partie du bien) allait aux fils, au père et aux frères, dans l’ordre indiqué.
Des exemples de partage des biens d’après les cas qui se présentent le plus fréquemment (toutes les chiffres sont basées sur l’interprétation du Qur’ân d’après le type Hanafîte du droit Sunnite; il existe de légères différences dans d’autres types de droit islamique):
- épouse, fils: parts respectives, 1/8, 7/8;
- épouse, fils, fille, 1/8, 7/12, 7/24;
- épouse, deux fils, deux filles, 1/8, 7/24 (2), 7/48 (2);
- mari, deux fils, deux filles, 1/4, ¼ (2), 1/8 (2);
- deux filles, père ou agnats éloignés, 1/3 (2), 1/3;
- deux filles, père, mère, 1/3 (2), 1/6, 1/6;
- père, mère, 2/3, 1/3;
- père, mère, frère, 5/6, 1/6, rien;
- père, mère, épouse, deux fils, deux filles, 1/6, 1/6, 1/8, 13/72 (2). 13/114 (2);
- mari, fils, ¼, ¾;
- mari, père, ½, ½;
- père du père, deux frères, 2/3, 1/6 (2);
- sœur sans enfants, ½;
- frère, sœur sans enfants, 1/3, 1/6.
Le système est essentiellement patriarcal. Les héritiers normaux sont le fils, le père, les frères. Les fils d’une fille n’héritent pas, puisqu’ils ne sont pas membres du groupe patriarcal.
La loi coranique exprime l’idée suivante: « […] même si un homme est possesseur de ses biens pendant sa vie et s’il peut en disposer comme il lui plaît, il en est aussi dans un sens comptable vis-à-vis de sa famille. Nous constatons ainsi combien le Qur’ân va loin pour répondre aux vues individualistes de l’époque, tout en n’étant pas purement individualiste. » (p. 563)

4. Réformes diverses
a) Esclavages
L’attitude du Qur’ân vis-à-vis de l’esclavage est assez semblable à celle du Nouveau Testament. Les deux acceptent l’esclavage et s’efforcent de l’atténuer.
La cause la plus commune de l’esclavage à l’époque pré-islamique était probablement l’état de guerre constant entre les tribus arabes. En principe, rien ne s’opposait à ce qu’on vendît des adultes du sexe masculin. En pratique, cependant, il eût été difficile de garder utilement un captif adulte; il se serait probablement efforcé de s’échapper à la première occasion. Un homme né en esclavage, d’autre part, n’aurait normalement pas eu de tribu pour l’accueillir en cas de fuite.
« Dans l’ensemble, cependant, les esclaves semblent avoir été bien traités. Malgré une situation inférieure, ils jouissaient, dans la famille comme dans le clan, d’un statut reconnu, et partageaient en grande partie la bonne et la mauvaise fortune de leur maître. » (p. 564)
Les affranchis (mawâlî) ne quittaient guère leurs patrons, de la protection desquels ils dépendaient.
Le statut inférieur des esclaves ne les empêchait pas de devenir Musulmans.
Abu Bakr acheta des esclaves pour les affranchir, chose qui fut toujours considérée comme un acte de piété.
Affranchir des esclaves, même croyants, n’était pas absolument obligatoire: la concubine du Prophète, Mâriah la Copte, qui était chrétienne, ne fut sans doute jamais libérée.
« Les critiques peuvent dire que, étant donné le pouvoir politique qu’il s’était assuré à la fin de sa vie, Muhammad aurait pu faire davantage pour alléger le sort des esclaves. Un tel reproche procède d’une fausse appréciation de la situation dans laquelle se trouvait Muhammad. Il y avait beaucoup de choses qui demandaient à être redressées d’urgence, mais la question de l’esclavage n’était pas de celles-là. Dans l’ensemble, les esclaves n’étaient pas maltraités; le principal inconvénient de leur condition était de ne pouvoir librement quitter le groupe auquel ils appartenaient. En Arabie, au début du VIIe siècle, la condition d’esclave était toutefois beaucoup moins fâcheuse qu’elle n’aurait pu l’être dans une société aux vues plus individualistes. […] Pour leur protection, et même pour leur gagne-pain, les hommes et les femmes ordinaires dépendaient du groupement auquel ils ou elles appartenaient. Un homme sûr de lui pouvait s’en aller loin de son groupe et même se faire le chef d’un sous-groupement. Pour un individu ordinaire, cependant, la question de quitter le groupe ne pouvait guère se poser. Même lorsqu’une femme se mariait et allait vivre dans la famille de son mari, elle dépendait toujours, dans une large mesure, de sa propre famille. Si nous songeons que les esclaves étaient, soit des femmes ou des hommes nés en esclavage, ou des hommes enlevés très jeunes à leur clan familial, il est évident que, par leur incapacité de se séparer du groupe, ils ne différaient que peu des autres personnes également dépendantes. La liberté n’aurait eu de valeur pour eux que si elle avait entraîné leur rattachement à un groupement où ils auraient plus de privilèges, ou si elle leur avait permis d’obtenir des privilèges plus grands dans le groupe où ils étaient esclaves. En pratique, lors de l’émancipation d’un esclave, c’était ce dernier cas qui prévalait. Le nouvel affranchi ne quittait pas le groupe auquel il appartenait comme esclave, mais son statut à l’intérieur du groupe était transformé: le chef du groupe qui, auparavant, était son « maître » devenait son « patron ». » (p. 565-566)
On peut dire que Muhammad a amélioré la situation des esclaves en Arabie: l’extension de la Pax Islamica, en restreignant les guerres et les raids, supprima les occasions de se procurer des esclaves. Il devint impossible pour un Musulman de réduire en esclavage un autre Musulman.
L’idée de la fraternité de tous les Musulmans a aidé à l’adoucissement et à l’abolition de l’esclavage.

b) L’usure
La prohibition de l’usure (ribâ) en Islam date du commencement de la période médinoise.
Dans les premières années passées à Médine, Muhammad était officiellement l’allié des Juifs, mais dans la suite, il dut lancer un appel pour avoir de l’argent, soit pour venir en aide aux Emigrants les plus pauvres, ou encore en vue des préparatifs militaire. Cet appel fut lancé aux Juifs comme aux Musulmans. La plupart des Juifs refusèrent, mais dirent qu’ils étaient disposés à prêter de l’argent moyennant des intérêts. Muhammad finit par se rendre compte du fait qu’il était contraire à la loi juive de prêter de l’argent avec intérêt à un coreligionnaire. Aux yeux de Muhammad, Juifs et Musulmans étaient des coreligionnaires et en conséquence les Juifs devaient donner leur contribution en argent pour la cause du Prophète, ou tout au moins prêter de l’argent sans demander d’intérêt. De cette manière, la question de l’usure devint un des aspects de la querelle qui opposa Muhammad aux Juifs, ceux-ci refusant d’admettre sa qualité de prophète.
« L’idée qui présida à la prohibition de l’usure était celle de la fraternité des croyants, fraternité qui entraînait une aide mutuelle aussi bien dans les question financières que dans d’autres difficultés. » (p. 569)

c) Le vin
La prohibition des boissons enivrantes est l’un des traits bien connus de la civilisation islamique.
Au moment de la conquête de La Mecque, Muhammad refusa du vin qu’on lui offrait en cadeau et il le fit jeter.
« […] le tempérament sémite comporte une veine d’ascétisme, et même avant que Muhammad commençât sa prédication, il existait des hommes à La Mecque, comme ‘Uthmân ben Maz’ûn, qui évitait de boire du vin. On relate aussi certaines histoires concernant les fâcheux effets de l’ivresse qui incommodèrent même les Compagnons du Prophète. » (p. 570)
Dans les versets du Qur’ân nous trouvons le vin (khamr) toujours lié au maysir (l’habitude d’acheter un chameau à dix, à le tuer, à le dépecer, puis à en faire des lots de viande qu’on tirait au sort au moyen de flèches). Il s’agit là d’une forme de jeux de hasard.

d) Le calendrier
Le calendrier arabe pré-islamique comportait des mois lunaires, mais s’alignait sur l’année solaire au moyen de mois intercalaires rajoutés quand il le fallait. Muhammad a aboli ces mois intercalaires.
« Cette question du mois intercalaire comporte tant d’obscurité qu’il est difficile de dire quelles pouvaient être les raisons profondes qui motivèrent l’adoption de l’année lunaire. » (p. 372)
L’adoption de l’année lunaire montre bien le caractère non agraire de l’Islam.

5. Conclusion
La prohibition de l’usure, du vin et des mois intercalaires a fait beaucoup pour donner au pays islamiques l’aspect moral qu’il présentent au voyageur.
« Dans la structure de la société islamique, l’esprit d’individualisme et l’esprit de clan ont donc tous deux leur part. Les groupes formés sur la base des liens de parenté demeurent importants au point de vue des nécessités sociales et administratives, mais dans le domaine religieux, la qualité de membre du clan ou de la tribu fait place à la qualité de membre de la communauté islamique et l’humanisme tribal cède le pas à la religion de l’Islam. » (p. 574)

Chapitre IX. La nouvelle religion
1. Institutions religieuses de l’Islam
L’histoire des premières institutions de l’Islam est un sujet obscur et difficile à retracer. Il y eut une époque où la nouvelle religion copia le Judaïsme, mais une autre période où elle en prit le contre-pied. On peut trouver dans l’Islam des ressemblances avec le Judaïsme ainsi que des contrastes marqués.
Le nom de la religion de Muhammad ne fut pas toujours l’Islam. A la période mécquoise, le nom semble avoir été tazakki, « droiture ». Lorsque Muhammad rompit avec les Juifs, il déclara qu’il suivait la religion d’Abraham, la hanîf, et pendant quelque temps le nom a été Hanîfîyah. Il est difficile de dire à quelle époque hanîf et Hanîfîyah furent remplacés par muslim et Islam.
« Islam » est certainement la meilleure appellation. Ce mot possède un sens religieux profond, signifiant « résignation ou soumission à la volonté de Dieu ». « On a émis l’hypothèse que l’usage de ce mot provenait du récit relatant le scrifice du fils d’Abraham, récit qui est fait dans le Qur’ân, où il est dit qu’Abraham et son fils « furent résignés » (aslamâ). S’il en est ainsi, il se pourrait fort bien qu’il y ait eu une transition facile entre l’expression « la religion d’Abraham » et « l’Islam ». » (p. 577)
La plus importante institution islamique est la salât, l’Adoration ou la Prière solennelle. La traduction habituelle de salât est « prières », mais ce mot correspond plutôt à du’â. « L’Adoration ne consistait pas à demander à Dieu ses faveurs, mais était un acte reconnaissant Sa puissance et Sa majesté. » (p. 577)
« L’idée même qui préside à cette forme de prière paraît très étrange aux Occidentaux, mais, par sa reconnaissance emphatique d’un Dieu tout-puissant, elle est en pleine harmonie avec la toute première proclamation prophétique de Muhammad. » (p. 577)
Lorsque Muhammad mourut, et il fut enterré dans sa demeure, dans l’appartement d’A’ishah, il fut ensuite naturel que son habitation devienne la mosquée de Médine.
La seconde institution islamique et la zakât ou l’aumône légale.
Le troisième pilier de l’Islam est le jeûne (çawm) du Ramadân.
Le quatrième pilier est le pèlerinage (hadj), parfois appelé le « grand pèlerinage » pour le distinguer de l’umrah, ou petit pèlerinage. « Ce pèlerinage contribue ainsi d’une façon importante à rendre les Musulmans conscients du fait qu’ils forment une communauté, qu’ils constituent une puissante fraternité. » (p. 581)
Le dernier des cinq piliers de l’Islam est la profession de foi (sh’ ahâdah): « Il n’y a pas d’autre dieu qu’Allâh et Muhammad est Son Messager. »
« […] il convient de remarquer l’esprit d’individualisme qui s’en dégage [de l’Islam]. La prière, pour un Musulman, est essentiellement quelque chose qui concerne seulement Dieu et l’individu qui prie. Si plusieurs fidèles sont réunis, il est normal qu’ils accomplissent ensemble les rites de la prière; mais si un seul prie isolément, il remplit ses obligations vis-à-vis de la Divinité tout autant que s’il se trouvait dans une assemblée de croyants. Bref, toutes les lois très strictes du culte Musulman pourraient être appliquées, s’il n’y avait qu’un seul Musulman dans le monde. » (p. 582)
On peut dire que l’Islam est une communauté composée d’individus aux idées individualistes ou encore une fraternité dont les membres sont unis par des devoirs communs, mais qui, en dernier ressort, ne sont nullement nécessaires les uns aux autres.

2. L’Islam vis-àvis du paganisme arabe
Au commencement de la mission publique du Prophète, de l’ancien paganisme ne restaient que des rites magiques et des cérémonies dont on avait oublié la signification.
La critique sévère contre l’idolâtrie est restée un trait distinctif de l’Islam.
Les Musulmans continauent de croire en des êtres surnaturels inférieurs à la Divinité, tels que les anges, djinn, démons (shayâtîn). Lorsqu’il s’agit de renoncer aux divinités païennes, la première idée fut de les rangir parmi les êtres surnaturels secondaires, mais plus tard on en vint à dire que ce n’était que des noms.
La vieille idée sémitique sur le caractère sacré de certains endroits fut conservée, tout au moins sous une forme modifiée: « […] les endroits ne sont pas sacrés en eux-mêmes, ils ne sont pas non plus sanctifiés par aucune des soi-disant divinités païennes; ces endroits ne deviennent sacrés que par l’action divine. » (p. 585)
Les survivances des temps païens, lorsqu’elles se trouvaient incorporées à l’Islam, étaient presque toujours transformées.
Vis-à-vis des serments et des vœux, l’attitude de l’Islam est de les considérer en tant que transactions et, si elles sont rompues, c’est une faute qu’il faut expier. « Un serment, selon les païens, c’était essentiellement se soustraire à la protection d’une divinité protectrice, ou bien le fait de s’exposer à être puni par cette divinité. Mais Dieu, tel que le concevaient les Musulmans, ne peut être influencé de cette façon par les paroles et les actions humaines. » (p. 588)

3. L’Islam et le Christianisme
On peut se demander pourquoi Muhammad ne se fit pas chrétien. Dès le début il considéra que le monothéisme auquel il croyait et qu’il prêchait était identique au monothéisme judaïque ou chrétien. Pour les Arabes du Hidjaz, le Christianisme était avant tout la religion des Abyssins et des Byzantins.
L’idée qu’on trouve exprimée dans le Qur’ân à l’époque qui suivit l’Hégire, c’est que le Christianisme est une religion à part, mais parallèle au Judaïsme et à l’Islam. L’accroissement de l’hostilité entre Juifs et Musulmans n’entraîna toutefois pas de diminution dans les bonnes relations entre Chrétiens et Musulmans.
Une étude minutieuse du verset coranique où est relatée la crucifixion de Jésus montre qu’il ne s’agit pas là de nier la doctrine chrétienne, mais de nier la prétention des Juifs à avoir triomphé des Chrétiens, et le Qur’ân va jusqu’à affirmer la supérieurité de l’espérance chrétienne.

Chapitre X. L’Homme et sa grandeur
Selon les sources « Muhammad était d’une taille moyenne ou un peu au-dessus de la moyenne; large d’épaules et de poitrine, il était dans l’ensemble solidement bâti. Ses bras étaient longs, ses mains et ses pieds sans délicatesse. Il avait un front haut et bombé, un nez aquilin et de grands yeux noirs pailletés de brun, de longs et épais cheveux, plats ou légèrement frisés. Sa barbe également était fournie et une mince ligne de poils légers marquait son cou et sa poitrine; il avait des joues maigres, une grande bouche, un sourire agréable, un teint pâle. Il marchait toujours comme s’il descendait une pente en courant et on avait du mal à le suivre. Lorsqu’en marchant, il changeait de direction, il se tournait tout d’une pièce du côté où il allait.
Muhammad était enclin à la tristesse et pouvait demeurer longtemps silencieux lorsqu’il était absorbé dans ses réflexions; il ne se reposait jamais, étant toujours occupé de diverses manières. Sa bouche ne s’ouvrait jamais pour des paroles inutiles et ce qu’il disait était toujours précis et suffisamment explicite pour le faire clairement comprendre, mais totalement dépourvu de précautions oratoires. Sa parole fut toujours rapide. Il savait maîtriser ses sentiments. Lorsqu’il était satisfait, il baissait les yeux. Il savait partager son temps minutieusement entre ses nombreuses occupations; dans ses rapports avec ses semblables, il faisait surtout preuve d’un grand tact. Il pouvait parfois être dur, mais dans l’ensemble, il était dou plutôt que rude. Son rire n’était la plupart du temps qu’un sourire. » (p. 597-598)
Beaucoup de récits illustrent la douceur et la sensibilité de Muhammad. Il semble avoir éprouvé une tendresse particulière pour les enfants, et s’être toujours fait aimer. Peut-être était-ce chez lui l’expression du tendre regret d’un homme dont les fils étaient tous morts en bas âge. Sa bonté s’étendait même aux animaux, ce qui est remarquable pour l’époque à laquelle il vivait et pour cette partie du monde.
Muhammad gagnait le respect et la confiance des gens par le fait des motifs religieux qui étaient à la base de son action et par des qualités telles que le courage, la résolution, l’impartialité, une fermeté qui touchait à la dureté, mais qui était tempérée par sa générosité. En plus de ces qualités, le charme de ses manières lui assurait l’affection et le dévouement de ceux qui l’approchaient.

2. Prétendus manquements à la morale
De tous les grands hommes du monde entier, aucun n’a eu autant de détracteurs que Muhammad.
Pendant des siècles, l’Islam fut le grand ennemi de la Chrétienté. L’Empire byzantin, après avoir perdu ses provinces de Syrie et d’Egypte, avait été attaqué en Asie Mineure, pendant que l’Europe occidentale était menacée en Espagne et en Sicile. Même avant que les Croisades aient concentré l’attention des Chrétiens sur l’expulsion des Sarrasins de Terre Sainte, une propagande médiévale en faveur de la guerre, propagande dénuée de toute objectivité, était employée à former dans les esprits la conception du « grand ennemi ». Muhammad devenait Mahound, le Prince des Ténèbres. Quand vint le XIe siècle, les idées concernant l’Islam et les Musulmans, qui étaient courantes parmi les Croisés, se trouvaient être de telles fables qu’elles eurent en définitive un effet déplorable: les Croisés avaient été prévenus de s’attendre au pire de la part des ennemis, et lorsqu’ils virent parmi ces ennemis plus d’un guerrier chevaleresque, ils furent remplis de méfiance vis-à-vis des autorités religieuses chrétiennes. Ce fut pour remédier à cette situation que Pierre le Vénérable tenta de diffuser des renseignements plus exacts concernant Muhammad et la religion qu’il prêchait.
Les critiques concernant la morale de Muhammad portent sur trois points principaux: imposture, sensualité et déloyauté.
L’accusation d’imposture fut vigoureusement combattue, il y a plus de cent ans, par Thomas Carlyle, et depuis lors, elle a été de plus en plus repoussée par les érudits. « La forme extrême de cette opinion consiste à dire que Muhammad ne croyait pas à ses révélations et qu’il ne les reçut en aucune façon d’une source extérieure à lui-même, mais bien qu’il les composa délibérément, puis les rendit publiques de telle façon qu’il trompa les gens jusqu’à en faire ses adeptes, s’assurant ainsi assez de pouvoir pour satisfaire son ambition et son appétit de luxure. Une telle vue des choses est incroyable. Surtout elle ne’explique pas de façon satisfaisante pourquoi Muhammad, à l’époque mecquoise, était prêt à endurer tant de privations, ni pourquoi il avait droit, d’autre part, au respect d’hommes à la haute intelligence et au caractère droit; cela ne nous fait pas non plus comprendre comment il réussit à fonder une religion de diffusion mondiale qui a produit des hommes d’une sainteté évidente. Tout cela ne s’explique de façon satisfaisante que si l’on suppose la sincérité de Muhammad, c’est-à-dire si l’on croit qu’il était véritablement convaincu du fait que ce qui est maintenant le Qur’ân n’était pas un produit de son imagination, mais que tout lui était communiqué par Dieu et était donc vrai. » (p. 602)
Les versets cités comme pièce à conviction de l’imposture sont le verset 37 de la sourate 33 qui justifie le mariage de Muhammad avec Zaynab bint Djash et les versets 49-50 de la mêms sourate qui lui confèrent des privilèges particuliers pour ses mariages.
La théorie présentée par Richard Bell et d’autres, selon laquelle Muhammad aurait « révisé » certains passages du Qur’ân, n’est pas nécessairement en contradiction avec sa sincérité. L’orthodoxie Musulmane admet, dans sa doctrine, que certains versets aient été abrogés, parce qu’ils avaient cessé d’être applicable aux Musulmans: la doctrine reconnaît donc qu’il y a eu révision.
« Muhammad obéissait peut-être à une technique personnelle par laquelle il « écoutait » ou « attendait » une révélation modificatrice, et il se peut qu’il ait également eu recours à ce système, quand il jugeait une révélation souhaitable pour aplanir une difficulté. Enfin, quelle qu’ait été sa méthode, quand les paroles « lui venaient », il existait sans doute pour lui un moyen de juger si elles venaient bien de Dieu. Dire qu’il était sincère signifie simplement que, s’il présentait les paroles entendues comme venant de Dieu, c’est qu’il le croyait vraiment et qu’il ne les confondait pas avec ses propres pensées. » (p. 603)
Il n’y a pas de raisons suffisantes pour que nous considérions Muhammad comme un imposteur. Au contraire, il y a de fortes présomptions en faveur de sa sincérité.
Lorsqu’il s’agit des deux autres allégations, celles de la déloyauté et de la sensualité de Muhammad, la discussion porte, non seulement sur des faits, mais aussi sur les règles morales d’après lesquelles les actes doivent être jugés. En ce qui concerne les faits précis, on est d’accord sur les deux points de sa rupture du traité de al-Hudaybiyah et de son mariage avec Zaynab, femme divorcée de son fils adoptif.
En ce qui concerne les règles morales, deux possibilités principales se présentent: « Muhammad était-il vertueux au sens des principes moraux de l’Arabie de son temps » ou bien « Muhammad était-il vertueux d’après les règles morales admises par les gens du niveau le plus élevé de l’an 1950 »?
L’accusation de déloyauté portée sur Muhammad s’applique à des actes tels que la rupture de ses accords avec les Juifs et sa dénonciation unilatérale du traité conclu à al-Hudaybiyah avec les Mecquois. Cette accusation peut également comprendre la violation du mois sacré, ou du territoire sacré, lors de l’expédition à Nakhlah où coula pour la première fois le sang des Mecquois, les exécutions massives des Juifs de Qurayzah, enfin les ordres ou les encouragements donnés à ses partisans pour supprimer par l’assassinat de dangereux adversaires. « Dans tout cela, sauf les événements de Nakhlah, rien qui ait pu troubler la conscience des adeptes de Muhammad; une telle affirmation peut paraître incroyable à des Européens, mais il nous est ainsi possible de mesurer toute la distance qui sépare l’idéal moral de l’Arabie ancienne et le nôtre. A certains égards, les Arabes nomades avaient un idéal élevé touchant une certaine sorte de comportement, mais ils n’avaient aucune notion concernant les moindres égards dus aux êtres humains du simple fait que ce sont des êtres humains. Ils ignoraient tout d’une loi morale universelle du type kantien. A l’intérieur des tribus, il existait des devoirs et des obligations qui devaient être remplis également par tous ceux rattachés à la tribu en tant que confédérés, clients ou esclaves; c’est à de tels devoirs que se rapportait l’idéal arabe d’une conduite honorable. En dehors de la tribu, plus aucune obligation ni aucun devoir. Vis-à-vis d’un étranger sans protection on pouvait agir en toute liberté. Quand une tribu était en guerre avec une autre tribu, plus de restriction vis-à-vis de l’ennemi ou même d’un étranger aux tribus, sauf celles imposées par la crainte de représailles ou la peur inspirée par les puissances surnaturelles. » (p. 605)
Si les contemporains montrèrent quelque surprise devant l’exécution de tous les hommes de Qurayzah, ce fut plutôt une surprise due au fait que Muhammad ne craignait pas les conséquences d’un tel acte. Les agissements de Qurayzah au moment du siège de Médine étaient regardés comme ayant mis fin à tout accord avec Muhammad.
On considérait que les Mecquois avaient contrevenu aux termes du traité de al-Hudaybiyah avant que Muhammad l’ait dénoncé; les individus qui furent assassinés s’étaient rendu impossible toute réclamation concernant de bons traitements de la part de Muhammad par la propagande qu’ils avaient faite contre lui. Les Musulmans qui tuèrent les Mecquois étaient si loin de se sentir coupables que l’un d’eux décrivant le retour de l’exécution, disait qu’ils revinrent portant les têtes de leurs victimes et qu’ils étaient « cinq hommes d’honneur sans peur et sans reproches, et Allâh qui était avec nous était le sixième ».
Cependant, l’expédition de Nakhlah provoqua la désapprobation totale de l’action de Muhammad et des Musulmans, mais non à partir des raisons égoïstes: elle eut une base non pas morale, mais religieuse. En l’occurrence, Muhammad décida délibérément de faire front à l’opinion publique, pensant ainsi qu’il suivait les ordres d’Allâh et qu’il combattait les superstitions païennes. Dans ce cas, Muhammad a agi en réformateur et non en homme sans scrupules.
Une accusation à la fois européenne et chrétienne fait de Muhammad un sensuel, ou même, dans la langue plus rude du XVIIe siècle, un « vieux débauché ». Or, cette accusation tombe si on l’examine à la lumière des idées qui prévalaient à l’époque de Muhammad. Les premiers Musulmans avaient mauvaise opinion du célibat et s’y opposaient en toutes circonstances; même des ascètes très convaincus étaient, en Islam, généralement mariés. « Ses contemporains n’avaient pas moins bonne opinion de lui du fait de ses multiples opinions; pour eux c’était bien là ce qui convenait à un homme d’une telle puissance politique. » (p. 607)
La seule critique que se permirent les contemporains Musulmans du Prophète fut dirigée contre son mariage avec Zaynab bint Djash. Au moment de l’Hégire, elle était soit non mariée, soit veuve. Muhammad la fit épouser contre son gré son fils adoptif, Zayd ben Hârithah. Quelque temps après, Muhammad alla chez Zayd pour avoir un entretien avec lui; Zayd était absent, mais il aperçut Zaynab en déshabillé et en tomba amoureux sur-le-champ. Il partit en se répétant à lui même: « Allâh soit loué, luange à Celui qui dirige les cœurs! » Zaynab avertit Zayd de la visite de Muhammad, de son refus d’entrer et de ses paroles incompréhensibles. Zayd alla immédiatement trouver Muhammad et lui offrit de se séparer de Zaynab, mais Muhammad lui dit de garder sa femme. Après cela, cependant, la vie avec Zaynab devint intolérable pour Zayd et il divorça. Après le temps d’attente légal (‘iddah) le mariage avec Muhammad fut conclu, mariage que vint justifier une révélation.
Les islamiques critiques de Muhammad ne furent nullement choqués, comme auraient pu l’être des gens d’Europe, par le côté sensuel et voluptueux que trahissaient cette conduite. Ils étaient opposés au mariage parce que, à leurs yeux, une telle union était un inceste. Cette façon de voir était certainement basée sur le Qur’ân et s’inspirait aussi du vieux principe selon lequel un fils adoptif comptait comme un véritable fils.
Or, le mariage avec Zaynab démontra aux croyants qu’il n’y avait aucun empêchement à épouser la femme divorcée d’un fils adoptif.
« Il n’est pas exagéré de dire que tous les mariages de Muhammad ont eu un but politique. Nous sommes donc autorisés à dire que, dans le cas de Zaynab bint Djash, Muhammad ne fut pas victime d’une passion sans recours, mais qu’il vit clairement les avantages politiques de cette union. Il faut considérer deux points importants: Zaynab était une proche parente de Muhammad et les gens de sa famille étaient ou avaient été les confédérés du père de Abû Sufyân. Comme le mariage de Zaynab eut lieu longtemps avant celui de Muhammad avec la fille d’Abû Sufyâb et en un temps où ce dernier dirigeait la campagne mecquoise contre le Prophète, cet aspect du mariage ne peut avoir échappé à ce dernier […]. » (p. 609)
L’hypothèse de l’attraction physique de Zaynab est assez infondée: « Malgré les récits romanesques, il est peu vraisemblable que Muhammad ait été ainsi subjugué par les charmes physiques de Zaynab. Les autres épouses, dit-on, craignaient l’empire de sa beauté, mais Zaynab, lorsqu’elle épousa le Prophète, avait déjà trente-cinq ans, ou même trente-huit ans, ce qui est déjà un âge relativement avancé pour une Arabe. » (p. 610)
En réalité, il n’y avait rien dans la vie conjugale de Muhammad qui puissent être jugé par ses contemporains comme incompatible avec la qualité de prophète. Il n’était considéré ni comme un voluptueux, ni comme un gredin. Il a été critiqué, bien sûr, mais les critiques ne prenaient pas comme point de départ un critérium moral, mais des conceptions archaïques proches de la superstition.
« Bien que des écrivains Musulmans aient ultérieurement présenté des histoires pittoresques touchant la sensibilité de Muhammad au charme féminin, et bien que nous n’ayons aucune raison de supposer qu’il négligeait totalement le facteur dû à l’attrait physique, il est pratiquement certain qu’il restait parfaitement maître de ses sentiments vis-à-vis du beau sexe et qu’il ne contractait des mariages que s’ils étaient souhaitaibles politiquement et socialement. » (p. 610)
Muhammad a adapté aux besoins des communautés sédentaires tout ce qu’il se trouvait bon chez les nomades; il a établi un cadre religieux où s’est intégré la vie d’un sixième de la race humaine d’aujourd’hui. Ce n’est pas là l’œuvre d’un traître ou d’un débauché.
On a dit que tout pouvoir a une action corruptrice et que le pouvoir absolu est totalement corrupteur. Il n’existe aucune raison sérieuse de croire que la personnalité du Prophète déclina après l’Hégire. Aux deux périodes de La Mecque et de Médine, les contemporains de Muhammad le regardaient comme un homme vertueux et droit, et l’histoire a reconnu en lui un réformateur des valeurs morales et sociales.
« Jusqu’à présent, la personnalité de Muhammad n’a été considérée que d’après les principes moraux de son temps, mais il y a encore une autre façon de juger le Prophète, c’est d’après les règles morales universelles. Je ne me propose pas de prononcer un tel jugement, je serai seulement satisfait si j’ai pu présenter d’une façon à peu près complète les témoignages qui peuvent motiver ce jugement. Mes lecteurs comprendront vraisemblablement des Chrétiens et des Musulmans, et même s’il y a aussi des divergences qui font qu’un livre tel que celui-ci ne peut pas prétendre réfuter toutes les objections qu’un tel jugement susciterait certainement. Il y a toujours quelque chose qu’on peut dire à ce sujet. » (p. 611)
Comme le monde tend vers l’uniformité des coutumes, un jour viendra où une certaine catégorie de principes moraux sera universellement reconnue comme telle. Les Musulmans proclament que Muhammad est, pour toute l’humanité, un modèle de loyauté et de moralité.
« La façon dont le monde jugera Muhammad sera, à un certain point, influencée par la façon dont agissent les Musulmans d’aujourd’hui. Ils ont encore une possibilité de présenter leur défense mieux et plus complètement au reste du monde. Pourront-ils se tourner vers la vie de Muhammad et, en en extrayant les valeurs universelles qu’ils sépareront des influences particulières, sauront-ils découvrir des principes moraux qui seront une contribution effective à l’amélioration de la situation mondiale actuelle? Ou bien, si c’est trop espérer, pourront-ils au moins montrer que leur Prophète, par sa vie, offre un des exemples possibles de l’homme idéal évoluant dans un monde aux valeurs morales unifiées? Si les Musulmans présentent une défense habile, il y a des Chrétiens qui seront prêts à les écouter et à apprendre d’eux tout ce qui peut être appris. » (p. 612)
Encore au niveau des opinions personnelles de l’auteur: « Les difficultés qui confrontent les Musulmans sont sans bornes. Un mélange d’érudition solide et d’intuition morale aiguë leur serait indispensable; cette combinaison est rare. Je ne dissimulerai pas mes vues personnelles: les Musulmans connaîtront difficilement le succès dans leur effort pour influencer l’opinion mondiale, tout au moins en ce qui touche aux principes moraux. Dans le domaine plus vaste des idées religieuses, ils peuvent probablement contribuer à l’enrichissement du monde parce qu’ils ont conservé une grande intensité d’expression pour certaines idées comme la réalité de Dieu, idées qui ont été négligées ou même oubliées dans bien des subdivisions importantes d’autres religions monothéistes. Quant à moi, je reconnais volontiers la dette contractée vis-à-vis d’un écrivain tel que al-Ghazâlî. Dans la voie de convaincre l’Europe Chrétienne de la valeur morale qui se dégage de Muhammad, bien peu de chose et même rien n’a été accompli jusqu’ici. » (p. 613)

3, Les fondements de la grandeur de Muhammad
Beaucoup de forces ont aidé l’ascension de Muhammad: l’agitation sociale de La Mecque et de Médine, le mouvement en faveur du monothéisme, la réaction de la Syrie et de l’Egypte contre l’Hellénisme, le déclin des empires perse et byzantin, une tendance accrue, chez les Arabes, à profiter de toutes les occasions de pillage qu’ils trouvaient autour d’eux dans les communautés sédentaires.
« Cependant toutes ces forces et d’autres encore qu’on pourrait leur adjoindre ne sauraient en elles-mêmes expliquer la formation d’un empire tel que le califat omeyyade, ni l’évolution qui fit de l’Islam une religion mondiale. Rien d’inévitable ni rien d’automatique n’a caractérisé l’expansion des Arabes, ni la formation de la communauté islamique. Si ce n’avait été le mélange remarquable de qualités diverses qu’on trouve en Muhammad, il est improbable que l’expansion ait pu se faire et ces forces puissantes, mises en jeu, auraient fort bien pu se dépenser en raids sur la Syrie et l’Iraq sans engendrer de conséquences durables. » (p. 613)
Trois dons importants, que Muhammad avaient reçus, ont été nécessaires à l’œuvre totale du Prophète.
Prmièrement, il avait été doué d’une faculté spéciale pour voir l’avenir. A travers Muhammad, le monde arabe fut pourvu d’une base idéologique grâce à laquelle les difficultés d’ordre social purent être résolues.
Deuxièmement, Muhammad fut un homme d’Etat plein de sagesse. La structure de base qu’on trouve dans le Qur’ân n’était destiné qu’à soutenir tout un édifice de dispositions politiques concrètes et d’institutions réalistes.
Troisièmement, Muhammad fut un administrateur plein de tact et d’habileté. Il eut un discernement remarquable dans le choix des hommes destinés à être délégués par lui pour le choix des hommes destinés à être délégués par lui pour les questions administratives de détail.
« Plus on réfléchit à l’histoire de Muhammad et à celle des débuts de l’Islam et plus on est stupéfait devant la grandeur d’une telle œuvre. Les circonstances favorisèrent évidemment le Prophète en lui offrant des chances de réussite telles que peu d’hommes en ont eues, mais l’homme était pleinement à la hauteur des circonstances. Si ce n’avait été pour ses dons de prophète, d’homme d’Etat et d’administrateur, et au delà de ces dons s’il n’avait placé sa confiance en Dieu et en la ferme convinction que Dieu l’avait envoyé, un important chapitre de l’histoire humaine n’aurait jamais été écrit. J’ai l’espoir que cette étude de la vie de Muhammad pourra contribuer à susciter un renouveau de l’intérêt auquel a droit l’un des plus grands des « fils d’Adam ». » (p. 614)


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