14 août 2006

Georges Bernanos, Journal d’un curé de campagne, (fragments)





Paru chez Plon, 1974.

« […] le bien et le mal doivent s’y faire équilibre, seulement le centre de gravité est placé bas, très bas. Ou, si vous aimez mieux, l’un et l’autre s’y superposent sans se mêler, comme deux liquides de densité différente. » (p. 29)

« On dira peut-êter que le monde est depuis longtemps familiarisé avec l’ennui, que l’ennui est la véritable condition de l’homme. Possible que la semence en fût répandue partout et qu’elle germât çà et là, sur un terrain favorâble. Mais je me demande si les hommes ont jamais connu cette contagion de l’ennui, cette lèpre? Un désespoir avorté, une forme de turpitude du désespoi, qui est sans doute comme la fermentation d’un christianisme décomposé. » (p. 30-31)

« L’optimisme des supérieurs est bien mort. Ceux qui le professent encore l’enseignent par habitude, sans y croire. A la moindre objection, ils vous prodiguent des sourires entendus, demandent grâce. Les vieux prêtres ne s’y trompent pas. En dépit des apparences et si l’on reste fidèle à un certain vocabulaire, d’ailleurs immuable, les thèmes de l’éloquence officielle ne sont pas les mêmes, nos aînés ne les reconnaissent plus. Jadis, par exemple, une tradition séculaire voulait qu’un discours épiscopal ne s’achevât sans une prudente allusion – convaincue, certes, mais prudente – à la persécution prochaine et au sang des martyrs. Ces prédictions se font beaucoup plus rares aujourd’hui. Probablement parce que la réalisation en paraît moins incertaine. » (p. 31)

« Pour quiconque a l’habitude de la prière, la réflexion n’est trop souvent qu’un alibi, qu’une manière sournoise de nous confirmer dans un dessein. Le raisonnement laisse aisément dans l’ombre ce que nous souhaitons d’y tenir caché. L’homme du monde qui réfléchit calcule ses chances, soit! Mais que pensent nos chances, à nous autres, qui avons accepté, une fois pour toutes, l’effrayante présence du divin à chaque instant de notre pauvre vie? A moins de perdre la foi – et que lui reste-t-il alors, puisqu’il ne peut la perdre sans se renier? – un prêtre ne saurait avoir de ses propres intérêts la claire vision, si directe – on voudrait dire si ingénue, si naïve – des enfants du siècle. Calculer nos chances, à quoi bon? On ne joue pas contre Dieu. » (p. 33)

« Le bon Dieu n’a pas écrit que nous étions le miel de la terre, mon garçon, mais le sel. Or, notre pauvre monde ressemble au vieuc père Job sur son fumier, plein de plaies et d’ulcères. Du sel sur une peau à vif, ça brûle. Mais ça empêche aussi de pourrir. » (p. 39)

« Un vrai prêtre n’est jamais aimé, retiens ça. Et veux-tu que je te dise? L’Eglise s’en moque que vous soyez aimés, mon garçon. Soyez d’abord respectés, obéis. L’Eglise a besoin d’ordre, Faites de l’ordre a longueur du jour. Faites de l’ordre en pensant que le désordre va l’emporter encore le lendemain parce qu’il est justement dans l’ordre, hélas! que la nuit fiche en l’air votre travail de la veille – la nuit appartient au diable. » (p. 39)

« Que veux-tu, mon petit, j’ai mes idées sur la harpe du jeune David. C’était un garçon de talent, sûr, mais toute sa musique ne l’a pas préservé du péché. Je sais bien que les pauvres écrivains bien-pensants, qui fabriquent des Vies de saints pour l’exportation, s’imaginent qu’un bonhomme est à l’abri dans l’extase, qu’il s’y trouve au chaud et en sûreté!... Oh! naturellement, rien n’est plus facile parfois que de grimper là-haut: Dieu vous y porte. Il s’agit seulement d’y tenir, et, le cas, échéant, de savoir descendre. Tu remarqueras que les saints, le vrais, montraient beaucoup d’embarras au retour. Une fois surpris dans leurs travaux d’équilibre, ils commençaient par supplier qu’on leur gardât le secret: « Ne parlez à personne de ce que vous avec vu… » Ils avaient un peu honte, comprends-tu? Honte d’être des enfants gâtés du Père, d’avoir bu à la coupe de béatitude avant tout le monde! Et pourquoi? Pour rien. Par faveur. Ces sortes de grâces!... Le premier mouvement de l’âme est de les fuir. On peut l’entendre de plusieurs manières, va, la parole du Livre: « Il est terrible de tomber entre les maind du Dieu vivant! » Que dis-je! Entre ses bras, sur son cœur, le cœur de Jésus! Tu tiens ta petite partie dans le concert, tu joues du triangle ou des cymbales, je suppose, et voilà qu’on te prie de monter sur l’estrade, on te donne un stradivarius et on te dit: « Allez, mon garçon, je vous écoute ». Brr!... » (p. 41)

« Tiens, je vais te définir un peuple chrétien par son contraire. Le contraire d’un peuple chrétien, c’est un peuple triste, un peuple de vieux. Tu me diras que la définition n’est pas trop théologique. D’accord. Mais elle a de quoi faire réfléchir les messieurs qui bâillent à la messe du dimanche. Bien sûr qu’ils bâillent! Tu ne voudrais pas qu’en une malheureuse demi-heure par semaine, l’Eglise puisse leur apprendre la joie! Et même s’ils savaient par cœur le catéchisme du Concile de Trente, ils n’en seraient probablement pas plus gais. » (p. 44-45)

« D’où vient que le temps de notre petite enfance nous apparaît si doux, si rayonnant? Un gosse a des peines comme tout le monde, et il est, en somme, si désarmé contre la douleur, la maladie! L’enfance et l’extrême vieillesse devraient être les deux grandes épreuves de l’homme. Mais c’est du sentiment de sa propre impuissance que l’enfant tire humblement le principe même de sa joie. Il s’en rapporte à sa mère, comprends-tu? Présent, passé, avenir, toute sa vie, la vie entière tient dans un regard, et ce regard est un sourire. Hé bien, mon garçon, si l’on nous avait laissés faire, nous autres, l’Eglise eût donné aux hommes cette espèce de sécurité souveraine. Retiens que chacun n’en aurait pas moins eu sa part d’embêtements. La faim, la soif, la pauvreté, la jalousie, nous ne serons jamais assez forts pour mettre le diable dans notre poche, tu penses! Mais l’homme se serait su le fils de Dieu, voilà le miracle! Il aurait vécu, il serait mort avec cette idée dans la caboche – et non pas une idée apprise seulement dans les livres, - non. Parce qu’elle eût inspiré, grâce à nous, les mœurs, les coutumes, les distractions, les plaisirs et jusqu’aux plus humbles nécessités. Ça n’aurait pas empêché l’ouvrier de gratter la terre, le savant de piocher sa table de logarithmes ou même l’ingénieur de construire ses joujoux pour grandes personnes. Seulement nous aurions aboli, nous aurions arraché du cœur d’Adam le sentiment de sa solitude. Avec leur ribambelle de dieux, les païens n’étaient pas si bêtes: ils avaient tout de même réussi à donner au pauvre monde l’illusion d’une grossière entente avec l’invisible. Mais le truc maintenant ne vaudrait plus un clou. Hors l’Eglise, un peuple sera toujours un peuple de bâtards, un peuple d’enfants trouvés. Evidemment, il leur reste encore l’espoir de se faire reconnaître par Satan. Bernique! Ils peuvent l’attendre longtemps, leur petit Noël noir! Ils peuvent les mettre dans la cheminée, leurs souliers! Voilà déjà que le diable se lasse d’y déposer des tas de mécaniques aussi vite démodées qu’inventées, il n’y met plus maintenant qu’un minuscule paquet de cocaïne, d’héroïne, de morphine, une saleté de poudre quelconque qui ne lui coûte pas cher. Pauvres types! Ils auront usé jusqu’au pêché. Ne s’amuse pas qui veut. La moindre poupée de quatre sous fait les délices d’un gosse toute une saison, tandis qu’un vieux bonhomme bâillera devant un jouet de cinq cent francs. Pourquoi? Parce qu’il a perdu l’esprit d’enfance. Hé bien, l’Eglise a été chargée par le bon Dieu de maintenir dans le monde cet esprit d’enfance, cette ingénuité, cette fraîcheur. Le paganisme n’était pas l’ennemi de la nature, mais le christianisme seul l’agrandit, l’exalte, la met à la mesure de l’homme, du rêve de l’homme. Je voudrais tenir un de ces savantasses qui me traitent d’obscurantiste, je lui dirais: « Ce n’est pas de ma faute si je porte un costume de croque-mort. Après tout, le Pape s’habille bien en blanc, et les cardinaux en rouge. J’aurais le droit de me promener vêtu comme la Reine de Saba, parce que j’apporte la joie. Je vous la donnerais pour rien si vous me la demandiez. L’Eglise dispose de la joie, de toute la part de joie réservée à ce triste monde. Ce que vous avez fait contre elle, vous l’avez fait contre la joie. Est-ce que je vous empêche, moi, de calculer la précession des équinoxes ou de désintégrer les atomes? Mais que vous servirait de fabriquer la vie même, si vous avez perdu le sens de la vie? Vous n’auriez plus qu’à vous faire sauter la cervelle devant vos cornues. Fabriquez de la vie tant que vous voudrez! L’image que vous donnez de la mort empoisonne peu à peu la pensée des misérables, elle assombrit, elle décolore lentement leurs dernières joies. Ça ira encore tant que votre industrie et vos capitaux vous permettront de faire du monde une foire, avec des mécaniques qui tournent à des vitesses vertigineuses, dans le fracas des cuivres et l’explosion des feux d’artifices. Mais attendez, attendez le premier quart d’heure de silence. Alors, ils l’entendront, la parole – non pas celle qu’ils ont refusée, qui disait tranquillement: « Je suis la Voie, la Vérité, la Vie » - mais celle qui monte de l’abîme: « Je suis la porte à jamais close, la route sans issue, le mensonge et la perdition. » (p. 46 – 48)

« Nous conservons, soit. Mais nous conservons pour sauver, voilà ce que le monde ne veut pas comprendre, car il ne demande qu’à durer. Or, il ne peut plus se contenter de durer.
L’ancien monde, lui, aurait pu durer peut-être. Durer longtemps. Il était fait pour ça. Il était terriblement lourd, il tenait d’un poids énorme à la terre. Il avait pris son parti de l’injustice. Au lieu de ruser avec elle, il l’avait acceptée d’un bloc, tout d’une pièce, il en avait acceptée d’un bloc, tout d’une pièce, il en avait fait une constitution comme les autres, il avait institué l’esclavage. Oh! sans doute, quel que fût le degré de perfection auquel il pût jamais atteindre, il n’en serait pas moins demeuré sous le coup de la malédiction portée contre Adam. Ça, le diable ne l’ignorait pas, il le savait même mieux que personne. Mais ça n’en était pas moins une rude entreprise que de la rejeter presque tout entière sur les épaules d’un bétail humain, on aurait pu réduire d’autant le lourd fardeau. La plus grande somme possible d’ignorance, de révolte, de désespoir réservée à une espèce de peuple sacrifié, un peuple sans nom, sans histoire, sans bien, sans alliés – du moins avouables – sans famille – du moins légale, sans nom et sans dieux. Quelle simplification du problème social des mèthodes de gouvernement!
Mais cette institution qui paraissait inébranlable était en réalité la plus fragile. Pour la détruire à jamais, il suffisait de l’abolir. Un siècle. Un jour peut-être aurait suffi. Une fois les rangs de nouveau confondus, une fois dispersé le peuple expiatoire, quelle force eût été capable de lui faire reprendre le joug?
L’institution est morte, et l’Ancien Monde s’est écroulé avec elle. On croyait, on feignait de croire à sa nécessité, on l’acceptait comme un fait. On ne la rétablira pas. L’humanité n’osera plus courir cette chance affreuse, elle risquerait trop. La loi peut tolérer l’injustice ou même la favoriser sournoisement, elle ne la sanctionnera plus. L’injustice n’aura jamais plus de statut légal, c’est fini. La société, qui n’oserait plus l’utiliser pour bien d’un petit nombre, s’est ainsi condamnée à poursuivre la destruction d’un mal qu’elle porte en elle, qui, chassée des lois, reparaît presque aussitôt dans les mœurs pour commencer à rebours, inlassablement, le même infernal circuit. Bon gré, mal gré, elle doit partager désormais la condition de l’homme courir la même aventure surnaturelle. Jadis indifférente au bien ou au mal, ne connaisant d’autre loi que celle de sa propre puissance. Le christianisme lui a donné une âme à perdre ou à sauver. » (p. 73-74)

« Quand tu rencontres une vérité en passant, regarde-la bien, de façon à pouvoir la reconnaître, mais n’attends pas qu’elle te fasse de l’œil. Les vérités de l’Evangile ne font jamais de l’œil. Avec les autres dont on n’est jamais fichu de dire au juste où elles ont traîné avant de t’arriver, les conversations particulières sont dangereuses. Je ne voudrais pas citer en exemple un gros bonhomme comme moi. Cependant, lorsqu’il m’arrive d’avoir une idée – une de ces idées qui pourraient être utiles aux âmes, bien entendu, parce que les autres!... – j’essaie de la porter devant le bon Dieu, je la fais tout suite passer dans ma prière. C’est étonnant comme elle change d’aspect. On ne la reconnaît plus, des fois…
[…] La société peut bien renier son maître, elle a été rachetée elle aussi, ça ne peut déjà plus lui suffire d’administrer le patrimoine commun, la voilà partie comme nous tous, bon gré, mal gré, à la recherche du royaume de Dieu. Et ce royaume n’est pas de ce monde. Elle ne s’arrêtera donc jamais. Elle ne peut s’arrêter de courir. « Sauve-toi ou meurs! » Il n’y a pas à dire le contraire. » (p. 74-75)

« L’ancienne Loi tolérait l’esclavage et les apôtres l’ont toléré comme elle. Ils n’ont pas dit à l’esclave: « Affranchis-toi de ton maître », tandis qu’ils disaient au luxurieux par exemple: « Afranchis-toi de la chair et tout de suite! » C’est une nuance. Et pourquoi ça? Parce qu’ils voulaient, je suppose, laisser au monde le temps de respirer avant de le jeter dans une aventure surhumaine. Et crois bien qu’un gaillard comme saint Paul ne se faisait pas non plus illusion. L’abolition de l’esclavage ne supprimerait pas l’exploitation humaine. A bien prendre la chose, un esclave coûtait cher, ça devait toujours lui valoir de son maître une certaine considération. Au lieu que j’ai connu dans ma jeunesse un salopard de maître verrier qui faisait souffler dans les cannes des garçons de quinze ans, et pour les remplacer quand leur pauvre petite poitrine venait à crever, l’animal n’avait que l’embarras du choix. J’aurais cent fois préféré d’être l’esclave d’un de ces bons bourgeois romains qui ne devaient pas, comme de juste, attacher leur chien avec des saucisses. Non, saint Paul ne se faisait pas d’illusions! Il se disait seulement que le christianisme avait lâché dans le monde une vérité que rien n’arrêterait plus parce qu’elle était d’avance au plus profond des consciences et que l’homme s’était reconnu tout de suite en elle: Dieu a sauvé chacun de nous, et chacun de nous vaut le sang de Dieu. Tu peux traduire ça comme tu voudras, même en langage rationaliste – le plus bête de tous – ça te force à rapprocher des mots qui explosent au moindre contact. La société future pourra toujours essayer de s’asseoir dessus! Ils lui mettront le feu au derrière, voilà tout.
N’empêche que le pauvre monde rêve toujours plus ou moins à l’antique contrat passé jadis avec les démons et qui devait assurer son repos. Réduire à la condition d’un bétail, mais d’un bétail supérieur, un quart ou un tiers du genre humain, ce n’était pas payer trop cher, peut-être, l’avènement des surhommes, des pur-sang, du véritable royaume terrestre… On le pense, on n’ose pas le dire. Notre-Seigneur en épousant la pauvreté a tellement élevé le pauvre en dignité, qu’on ne le fera plus descendre de son piédestal. Il lui a donné un ancêtre – et quel ancêtre! Un nom – et quel nom! On l’aime encore mieux révolté que résigné, il semble appartenir déjà au royaume de Dieu, où les premiers seront les derniers, il a l’air d’un revenant, - d’un revenant du festin des Noces avec sa robe blanche… Alors, que veux-tu, l’Etat commence par faire contre mauvaise fortune bon cœur. Il torche les gosses, panse les éclopés, lave les chemises, cuit la soupe des clochards, astique le crachoir des gâteux, mais regarde la pendule et se demande si on va lui laisser le temps de s’occuper de ses propres affaires. Sans doute espère-t-il encore un peu faire tenir aux machines le rôle jadis dévolu aux esclaves. Bernique! Les machines n’arrêtent pas de tourner, les chômeurs de se multiplier, en sorte qu’elles ont l’air de fabriquer seulement des chômeurs, les machines, vois-tu ça? C’est que le pauvre a la vie dure. Enfin, ils essaient encore, là bas, en Russie… Remarque que je ne crois pas que les Russes pis que les autres – tous fous, tous enragés, les hommes d’aujourd’hui! – mais ces diables de Russes ont de l’estomac. Ce sont les Flamands de l’Extrême-Nord, ces gars-là. Ils avalent de tout, ils pourront bine, un siècle ou deux, avaler du polytechnicien sans crever.
Leur idée, en somme, n’est pas bête. Naturellement, il s’agit toujours d’exterminer le pauvre – le pauvre est le témoin de Jésus-Christ, l’héritier du peuple juif, quoi! – mais au lieu de le détruire en bétail, ou de le tuer, ils ont imaginé d’en faire un petit rentier ou même – supposé que les choses aillent de mieux en mieux – un petit fonctionnaire. Rien de plus docile que ça, de plus régulier. » (p. 75-77)

« […] la misère et la luxure, hélas! Se cherchent et s’appellent dans les ténèbres, ainsi que deux bêtes affamées. » (p. 79)

« Enseigner, mon petit, ça n’est pas drôle! Je ne parle pas de ceux qui s’en tirent avec des boniments: tu en verras bien assez au cours de ta vie, tu apprendras à les connaître. Des vérités consolantes, qu’ils disent. D’ailleurs, elle délivre d’abord, elle console après. D’ailleurs, on n’a pas le droit d’appeler ça une consolation. Pourquoi pas des condoléances? La parole de Dieu! c’est un fer rouge. Et toi qui l’enseignes, tu voudrais la prendre avec des pincettes, de peur de te brûler, tu ne l’empoignerais pas à pleines mains? Laisse-moi rire. Un prêtre qui descend de la chaire de Vérité, la bouche en machin de poule, un peu échauffé, mais content, il n’a pas prêché, il a ronronné, tout au plus. Remarque que la chose peut arriver à tout le monde, nous sommes de pauvres dormants, c’est le diable, quelquefois, de se réveiller, les apôtres dormaient bien, eux, à Gethsémani! Mais enfin, il faut se rendre compte. Et tu comprends aussi que tel ou tel qui gesticule et sur comme un déménageur n’est pas toujours plus réveillé que les autres, non. Je prétends simplement que lorsque Seigneur tire de moi, par hasard, une parole utile aux âmes, je la sens au mal qu’elle me fait. » (p. 80)

« L’idéal, vois-tu, ce serait de ne prêcher l’Evangile qu’aux enfants. Nous calculons trop, voilà le mal. Ainsi, nous ne pouvons pas faire autrement que d’enseigner l’esprit de pauvreté, mais ça, mon petit, vois-tu, ça c’est dur! Alors, on tâche de s’arranger plus ou moins. Et d’abord on commence par ne s’adresser qu’aux riches. Satanés riches! Ce sont des bonhommes très forts, très malins, et ils ont une diplomatie de premier choix, comme de juste. Lorsqu’un diplomate doit mettre sa signature au bas d’un traité qui lui déplaît, il en discute chaque clause. Un mot changé par-ci, une virgule déplacée par-là, tout finit par se tasser. Dame, cette fois, la chose en valait la peine: il s’agissait d’une malédiction, tu penses! Enfin, il y a malédiction et malédiction, paraît-il. En l’occurrence, on glisse dessus. « Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’au riche d’entrer au royaume des cieux… » Note bien que je suis le premier à trouver le texte très dur et que je ne me refuse pas aux distinctions, ça ferait d’ailleurs trop de peine à la clientèle des jésuites. Admettons donc que le bon Dieu ait voulu parler des riches, vraiment riches, des riches qui ont l’esprit de richesse. Bon! Mais quand les diplomates suggèrent que le trou de l’aiguille était une des portes de Jérusalem – seulement un peu plus étroite – en sorte que pour y entrer dans le royaume, le riche ne risquait que de s’égratigner les mollets ou d’user sa belle tunique aux coudes, que veux-tu, ça m’embête! Sur des sacs d’écus, Notre-Seigneur aurait écrit de sa main: « Danger de mort » comme fait l’administration des ponts et chaussées sur les pylônes de transformateurs électriques […]. » (p. 82-83)

« La pitié, vois-tu, c’est une bête. Une bête à laquelle on peut beaucoup demander, mais pas tout. Le meilleur chien peut devenir enragé. Elle est puissante, elle est vorace. Je ne sais pourquoi on se la représente toujours un peu pleurnicheuse, un peu gribouille. Une des plus fortes passions de l’homme, voilà ce qu’elle est. » (p. 85)

« L’avons-nous gardée, la parole? Et si nous l’avons gardée intacte, ne l’avons-nous pas mise sous le boisseau? L’avons-nous donnée aux pauvres comme aux riches? Evidemment, Notre-Seigneur parle tendrement à ses pauvres, mais comme je te le disais tout à l’heure, il leur annonce la pauvreté, pas moyen de sortir de là, car l’Eglise a la garde des pauvres, bien sûr. C’est le plus facile. Tout homme compatissant assure avec elle cette protection. Au lieu qu’elle est seule, - tu m’entends -, seule, absolument seule à garder l’honneur de la pauvreté. Oh! nos ennemis ont la part belle. « Il y aura toujours des pauvres parmi vous », ce n’est pas une parole de démagogue, tu penses! Mais c’est la Parole, et nous l’avons reçue. Tant pis pour les riches qui feignent de croire qu’elle justifie leur égoïsme. Tant pis pour nous qui servons ainsi d’otages aux Puissants, chaque fois que l’armée des misérables revient battre les murs de la Cité! C’est la parole la plus triste des Evangiles, la plus chargée de tristesse. Et d’abord, elle est adressée à Judas. Judas! Saint Luc nous rapporte qu’il tenait les comptes et que sa comptabilité n’était pas très nette, soit! Mais enfin, c’était le banquier des Douze, et qui a jamais vu en règle la comptabilité d’une banque? Probable qu’il forçait un peu sur la commission, comme tout le monde. A en juger par sa dernière opération, il n’aurait pas fait un brillant commis d’agent de change, Judas! Mais de bon Dieu prend notre pauvre société telle quelle, au contraire des farceurs qui en fabrique une sur le papier, puis la réforment à tour de bras, toujours sur le papier, bien entendu! Bref, Notre-Seigneur savait très bien le pouvoir de l’argent, il a fait près de lui une petite place au capitalisme, il lui a laissé sa chance, et même il a fait la première mise de fonds; je trouve ça prodigieux, que veux-tu! Tellement beau! Dieu ne méprise rien. Après tout, si l’affaire avait marché, Judas aurait probablement subventionné des sanatoria, des hôpitaux, des bibliothèques ou des laboratoires. Tu remarqueras qu’il s’intéressait déjà au problème du paupérisme, ainsi que n’importe quel millionnaire. « Il y aura toujours des pauvres parmi vous, répons Notre-Seigneur, mais moi, vous ne m’aurez pas toujours. » Ce qui veut dire: « Ne laisse pas sonner en vain l’heure de la miséricorde. Tu ferais mieux de rendre tout de suite l’argent que tu m’as volé, au lieu d’essayer de monter la tête de mes apôtres avec tes spéculations imaginaires sur les fonds de parfumerie et tes projets d’œuvres sociales. De plus, tu crois ainsi flatter mon goût bien connu pour les clochards, et tu te trompes du tout au tout. Je n’aime pas mes pauvres comme les vieilles Anglaises aiment les chats perdus, ou les taureaux les corridas. Ce sont là manières de riches. J’aime la pauvreté d’un amour profond, réfléchi, lucide – d’égal à égal – ainsi qu’une épouse au flanc fécond et fidèle. Je l’ai couronnée de mes propres mains. Ne l’honore pas qui veut, ne la sert pas qui n’ait d’abord revêtu la blanche tunique de lin. Ne rompt pas qui veut avec elle le pain d’amertume. Je l’ai voulu humble et fière, non servile. Elle ne refuse pas le verre d’eau pourvu qu’il soit offert en mon nom, et c’est en mon nom qu’elle le reçoit. Si le pauvre tenait son droit de la seule nécessité, votre égoïsme l’aurait vite condamné au strict nécessaire, payé d’une reconnaissance et d’une servitude éternelle. Ainsi, t’emportes-tu aujourd’hui contre cette femme qui vient d’arroser mes pieds d’un nard payé très cher, comme si mes pauvres ne devaient jamais profiter de l’industrie des parfumeurs. Tu es bien de cette race de gens qui, avant donné deux sous à un vagabond, se scandalisent de ne pas le voir se précipiter du même coup chez le boulanger pour s’y bourrer du pain de la veille, que le commerçant lui aura d’ailleurs vendu pour du pain frais. A sa place, ils iraient aussi chez le marchand du vin, car un ventre de misérable a plus besoin d’illusion que de pain. Malheureux! l’or dont vous faites tous tant de cas est-il autre chose qu’une illusion, un songe, et parfois seulement la promesse d’un songe? La pauvreté pèse lourd dans les balances de mon Père Céleste, et tous vos trésors de fumée n’équilibreront pas les plateaux. Il y aura toujours des pauvres parmi vous, pour cette raison qu’il y aura toujours des riches, c’est-à-dire des hommes avides et durs qui recherchent moins la possession que la puissance. De ces hommes, il en est parmi les pauvres comme parmi les riches et le misérable qui cuve au ruisseau son ivresse est peut-être plein des mêmes rêves que César endormi sous ses courtines de pourpre. Riches ou pauvres, regardez-vous donc plutôt dans la pauvreté comme dans un miroir car elle est l’image de votre déception fondamentale, elle garde ici-bas la place du Paradis perdu, elle est le vide de vos cœurs, de vos mains. Je ne l’ai placée aussi haut, épousée, couronnée, que parce que votre malice m’est connue. Si j’avais permis que vous la considériez en ennemie, ou seulement en étrangère, si je vous avais laissé l’espoir de la chasser un jour du monde, j’aurais du même coup condamné les faibles. Car les faibles vous seront toujours un fardeau insupportable, un poids mort que vos civilisations orgueilleuses se repassent l’une à l’autre avec colère et dégoût. J’ai mis mon signe sur leur front, et vous n’osez plus les approcher qu’en rampant, vous dévorez la brebis perdue, vous n’oserez plus jamais vous attaquer au troupeau. Que mon bras s’écarte un moment, l’esclavage que je hais ressusciterait de lui-même, sous un nom ou sous un autre, car votre loi tient ses comptes en règle, et le faible n’a rien à donner que sa peau. » (p. 88-91)

« Dieu nous préserve aussi des saints! Ne protestez pas, ce n’est d’ailleurs qu’une boutade, écoutez-moi d’abord. Vous savez parfaitement que l’Eglise n’élève sur ses autels, et le plus souvent longtemps après leur mort, qu’un très petit nombre de justes exceptionnels, dont l’enseignement et les héroïques exemples, passés au crible d’une enquête sévère, constituent le trésor commun des fidèles, bien qu’il ne leur soit nullement permis, remarquez-le, d’y puiser sans contrôle. Il s’ensuit, révérence gardée, que ces hommes admirables ressemblent à ces vins précieux, mais lents à se faire, qui coûtent tant de peines et de soins au vigneron pour ne réjouir que le palais de ses petits-neveux… Je plaisante, bien entendu. Cependant vous remaraquerez que Dieu semble prendre garde de multiplier chez nous, séculiers, parmi ses troupes réguliers, si j’ose dire, les saints à prodiges et à miracles, les aventuriers surnaturels qui font parfois trembler les cadres de la hiérarchie. Le curé d’Ars n’est-il pas une exception? La proportion n’est-elle pas insignifiante de cette vénérable multitude de clercs zélé, irréprochables, consacrant leurs forces aux charges écrasantes du ministère, à ces canonisés? Qui oserait cependant prétendre que la pratique des vertus héroïques soit le privilège des moines, voire de simples laïques?
Comprenez-vous maintenant que dans un sens, et toutes réserves faites sur le caractère un peu irrespectueux, paradoxal, d’une telle boutade, j’aie pu dire: Dieu nous préserve des saints? Trop souvent ils ont été une épreuve pour l’Eglise avant d’en devenir la gloire. Et encore je ne parle pas de ces saints ratés, incomplets, qui fourmillent autour des vrais, en sont comme la menue monnaie, et, comme les gros sous, servent beaucoup moins qu’ils n’encombrent! Quel pasteur, quel évêque souhaiterait de commander à de telles troupes? Qu’ils aient l’esprit d’obéissance, soit! Et après? Quoi qu’ils fassent, leurs propos, leur attitude, leur silence même risquent toujours d’être un scandale pour les médiocres, les faibles, les tièdes. Oh! je sais, vous allez me répondre que le Seigneur vomit les tièdes. Quels tièdes au juste? Nous l’ignorons. Sommes-nous sûrs de définir comme lui cette sorte de gens? Pas du tout. D’autre part l’Eglise a des nécessités – lâchons le mot – elle a des nécessités d’argent. Ces besoins existent, vous devez l’admettre avec moi – alors inutile d’en rougir. L’Eglise possède un corps et une âme: il lui faut pourvoir aux besoins de son corps. Un homme raisonnable n’a pas honte de manger. Voyons donc les choses telles qu’elles sont. Nous parlions tout à l’heure des commerçants. De qui l’Etat tire-t-il le plus clair de ses revenus? N’est-ce pas justement de cette petite-bourgeoisie, âpre au gain, dure au pauvre comme à elle-même, enragée à l’épargne? La société moderne est son œuvre.
Certes, personne ne vous demande de transiger sur les principes, et le catéchisme d’aucun diocèse n’a rien changé, que je sache, au quatrième commandement. Mais pouvons-nous mettre le nez dans les livres de compte? Plus ou moins dociles à nos leçons lorsqu’il s’agit, par exemple, des égarements de la chair – où leur sagesse mondaine voit un désordre, un gaspillage, sans s’élever d’ailleurs beaucoup plus haut que la crainte du risque ou de la dépense – ce qu’ils appellent les affaires semble à ces travailleurs un domaine réservé où le travail sanctifie tout, car ils ont la religion du travail. Chacun pour soi, voilà leur règle. Et il ne dépend pas de nous, il faudra bien du temps, des siècle peut-être, pour éclairer ces consciences, détruire ce préjugé que le commerce est une sorte de guerre et qui se réclame des mêmes privilèges, des mêmes tolérances que l’autre. Un soldat, sur un champ de bataille, ne se considère pas comme un homicide. Pareillement le même négociant qui tire de son travail un bénéfice usuraire ne se croit pas un voleur, car il se sait incapable de prendre dix sous dans la poche d’autrui. Que voulez-vous, mon cher enfant, les hommes sont les hommes! Si quelques-uns de ces marchands s’avisaient de suivre à la lettre les prescriptions de al théologie touchant le gain légitime, leur faillite serait certaine.
Est-il désirable de rejeter ainsi dans la classe inférieure des citoyens laborieux qui ont eu tant de peine à s’élever, sont notre meilleure référence vis-à-vis d’une société matérialiste, prennent leur part des frais du culte et nous donnent aussi es prêtres, depuis que le recrutement sacerdotal est presque tari dans nos villages? La grande industrie n’existe plus que de nom, elle a été digérée par les banques, l’aristocratie se meurt, le prolétariat nous échappe, et vous iriez proposer aux classes moyennes de résoudre sur-le-champ, avec éclat, un problème de conscience dont la solution demande beaucoup de temps, de mesure, de tact. L’esclavage n’était-il pas une plus grande offense à la loi de Dieu? Et cependant les apôtres… » (p. 93-96)

« Il me semble, par exemple, que j’aurais volontiers servi un vrai maître – un prince, un roi. On peut mettre ses deux mains jointes entre les mains d’un autre homme et lui jurer la fidélité d’un vassal, mais l’idée ne viendrait à personne de procéder à cette cérémonie aux pieds d’un millionnaire, parce que millionnaire, ce serait idiot. La notion de richesse et celle de puissance ne peuvent encore se confondre, la première reste abstraite. Je sais bien qu’on aurait beau jeu de répondre que plus d’un seigneur a dû jadis son fief aux sacs d’écus d’un père usurier, mais enfin, acquis ou non à la pointe de l’épée, c’est à la pointe de l’épée qu’il devait le défendre comme il eût défendu sa propre vie, car l’homme et le fief ne faisaient qu’un au point de porter le même nom… N’est-ce point à ce signe mystérieux que se reconnaissaient les rois? Et le roi, dans nos saints livres, ne se distingue guère du juge. Certes, un millionnaire dispose, au fond de ses coffrets, de plus de vies humaines qu’aucun monarque, mais sa puissance est comme les idoles, sans oreilles et sans yeux. Il peut tuer, voilà tout, sans même savoir ce qu’il tue. Ce privilège est peut-être aussi celui des démons.
(Je me dis parfois que Satan, qui cherche à s’emparer de la pensée de Dieu, non seulement la hait sans la comprendre, mais la comprend à rebours. Il remonte à son insu le courant de la vie au lieu de le descendre et s’épuise en tentatives absurdes, effrayantes, pour refaire, en sens contraire, tout l’effort de la Création). » (p. 99)

« Nous payons cher, très cher, la dignité surhumaine de notre vocation. Le ridicule est toujours si près du sublime! Et le monde, si indulgent d’ordinaire aux ridicules, hait le nôtre, d’instinct. La bêtise féminine est déjà bien irritante, la bêtise cléricale l’est plus encore que la bêtise féminine, dont elle semble d’ailleurs parfois le mystérieux surgeon. L’éloignement de tant de pauvres gens pour le prêtre, leur antipathie profonde, ne s’explique peut-être pas seulement comme on voudrait nous le faire croire, par la révolte plus ou moins consciente des appétits contre la Loi et ceux qui l’incarnent… A quoi bon le nier? Pour éprouver un sentiment de répulsion devant la laideur, il n’est pas nécessaire d’avoir une idée très claire du Beau. Le prêtre médiocre est laid.
Je ne parle pas du mauvais prêtre. Ou plutôt le mauvais prêtre est le prêtre médiocre. L’autre est un monstre. La monstruosité échappe à toute commune mesure. Qui peut savoir les desseins de Dieu sur un monstre? A quoi sert-il? Quelle est la signification surnaturelle d’une si étonnante disgrâce? J’ai beau faire, je ne puis croire, par exemple, que Judas appartienne au monde – à ce monde pour lequel Jésus a mystérieusement refusé sa prière… - Judas n’est pas de ce monde-là… » (p. 101-102)

« Que savons-nous du péché? Les géologues nous apprennent que le sol qui nous semble si ferme, si stable, n’est réellement qu’une mince pellicule au-dessus d’un océan de feu liquide et toujours frémissante comme la peau qui se forme sur le lait prêt à bouillir… Quelle épaisseur a le péché? A quelle profondeur faudrait-il creuser pour retrouver le gouffre d’azur?... » (p. 103)

« Ceux qui croient que le sacrement nous permet d’entre d’emblée dans le secret des âmes sont bien naïfs! Que ne pouvons-nous les prier de faire eux-mêmes l’expérience! Habitué jusqu’ici à mes petits pénitents du séminaire, je ne puis réussir encor à comprendre par quelle affreuse métamorphose les vies intérieures arrivent à ne donner d’elles-mêmes que cette espèce d’image schématique, indéchiffrable… Je crois que, passé l’adolescence, peu de chrétiens se rendent coupables de communions sacrilèges. Il est si facile de ne pas se confesser du tout! Mais il y a pis. Il y a cette lente cristallisation, autour de la conscience, de menus mensonges, de subterfuges, d’équivoques. La carapace garde vaguement la forme de ce qu’elle recouvre, c’est tout. A force d’habitude, et avec le temps, les moins subtils finissent par se créer de toutes pièces un langage à eux, qui reste incroyablement abstrait. Ils ne cachent pas grand-chose, mais leur sournoise franchise ressemble à ces verres dépolis qui ne laissent passer qu’une lumière diffuse, où l’œil ne distingue rien.
Que reste-t-il alors de l’aveu? A peine effleure-t-il la surface de la conscience. Je n’ose pas dire qu’elle se décompose par-dessous, elle se pétrifie plutôt. » (p. 113-114)

« […] l’Eglise n’est pas seulement ce qu’il imagine, une espèce d’Etat souverain avec ses lois, ses fonctionnaires, ses armées, - un moment, si glorieux qu’on voudra, de l’histoire des hommes. Elle marche à travers le temps comme une troupe de soldats à travers des pays inconnus où tout ravitaillement normal est impossible. Elle vit sur les régimes et les sociétés successives, ainsi que la troupe sur l’habitat, au jour le jour.
Comment rendrait-elle au Pauvre, héritier légitime de Dieu, un royaume qui n’est pas de ce monde? Elle est à la recherche du Pauvre, elle l’appelle sur tous les chemins de la terre. Et le Pauvre est toujours à la même place, à l’extrême pointe de la cime vertigineuse, en face du Seigneur es Abîmes qui lui répète inlassablement depuis vingt siècles, d’une voix d’Ange, de sa voix sublime, de sa prodigieuse Voix: « Tout cela est à vous, si, vous prosternant, vous m’adorez… »
Telle est peut-être l’explication surnaturelle de l’extraordinaire résignation des multitudes. La Puissance est à la portée de la main du Pauvre, et le Pauvre l’ignore, ou semble l’ignorer. Il tient ses yeux baissés vers la terre, et le Seducteur attend de seconde en seconde le mot qui lui livrerait notre espèce, mais qui ne sortira jamais de la bouche auguste que Dieu lui-même a scellée.
Problème insoluble: rétablir le Pauvre dans son droit, sans l’établir dans la Puissance. Et s’il arrivait, par impossible, qu’une dictature impitoyable, servie par une armée de fonctionnaires, d’experts, de statisticiens, s’appuyant eux-mêmes sur des millions de mouchards et de gendarmes, réussissait à tenir en respect, sur tous les points du monde à la fois, les intelligences carnassières, les bêtes féroces et rusées, faites pour le gain, la race d’hommes qui vit de l’homme – car sa perpétuelle convoitise de l’argent n’est sans doute que la forme hypocrite, ou peut-être inconsciente, de l’horrible, de l’inavouable faim qui la dévore – le dégoût viendrait vite de l’aurea mediocritas ainsi érigée en règle universelle, et l’on verrait refleurir partout les pauvretés volontaires, ainsi qu’un nouveau printemps.
Aucune société n’aura raison du Pauvre. Les uns vivent de la sottise d’autrui, de sa vanité, de ses vices. Le Pauvre, lui, vit de la charité. Quel mot sublime. » (p. 120)

« Oh! la révolte qui s’épuise d’elle-même en injures, en blasphèmes, cela n’est rien, peut-être?... La haine de Dieu me fait toujours penser à la possession. « Alors le diable s’empara de lui (Judas). » Oui, à la possession, à la folie. Au lieu qu’une certaine crainte sournoise du divin, cette fuite oblique le long de la Vie, comme à l’ombre étroite d’un mur, tandis que la lumière ruisselle de toutes parts… Je pense aux bêtes misérables qui se traînent jusqu’à leur trou après avoir servi aux jeux cruels des enfants. La curiosité féroce des démons, leur épouvantable sollicitude pour l’homme, est tellement plus mystérieuse… Ah! Si nous pouvions voir, avec les yeux de l’Ang, ces créatures mutilées! » (p. 121)

« Les enfants ont un sens très vif du ridicule et ils savent parfaitement, une situation donnée, le développer jusqu’à ses dernières conséquences, avec une logique surprenante. » (p. 125)

« Oh! je sais parfaitement que le désir de la prière est déjà une prière, et que Dieu n’en saurait demander plus. » (p. 128)

« Nous nous faisons généralement de la prière une si absurde idée! Comment ceux qui ne la connaissent guère – peu ou pas – osent-ils en parler avec tant de légèreté? Un trappiste, un chartreux, travaillera des années pour devenir un homme de prière, et le premier étourdi venu prétendra juger de l’effort de toute une vie! Si la prière était réellement ce qu’ils pensent, une sorte de bavardage, le dialogue d’un maniaque avec son ombre, ou moins encore – une vaine et superstitieuse requête en vue d’obtenir les biens de ce monde, - serait-il croyable que des milliers d’êtres y trouvassent jusqu’à leur dernier jour, je ne dis pas même tant de douceurs – ils se méfient des consolations sensibles – mais une dure, forte et plénière joie! Oh! sans doute, les savants parlent de suggestion. C’est qu’ils n’ont sûrement jamais vu de ces vieux moines, si réfléchis, si sages, au jugement inflexible, et pourtant tout rayonnants d’entendement et de compassion d’une humanité si tendre. Par quel miracle ces demi-fous, prisonniers d’un rêve, ces dormeurs éveillés semblent-ils entrer plus avant chaque jour dans l’intelligence des misères d’autrui? Etrange rêve, singulier opium qui, loin de replier l’individu sur lui-même, de l’isoler de ses semblables, le fait solidaire de tous, dans l’esprit de l’universelle charité!
J’ose à peine risquer cette comparaison, je prie qu’on l’excuse, mais peut-être satisfera-t-elle un grand nombre de gens dont on ne peut attendre aucune réflexion personnelle s’ils n’y sont d’abord encouragés par quelque image inattendue qui le déconcerte. Pour avoir quelque fois frappé au hasard, du bout des doigts, les touches d’un piano, un homme sensé se croirait-il autorisé à juger de haut la musique? Et si telle symphonie ed Beethoven, telle fugue de Bach le laisse froid, s’il doit se contenter d’observer sur le visage d’autrui le reflet des hautes délices inaccessibles, n’en accusera-t-il pas que lui-même?
Hélas! on en croit sur parole des psychiatres, et l’unanime témoignage des Saints sera tenu pour peu ou rien. Ils auront beau soutenir que cette sorte d’approfondissement intérieur ne ressemble à aucun autre, qu’au lieu de nous découvrir à mesure notre propre complexité il about it à une soudaine et totale illumination, qu’il débouche dans l’azur, on se contentra de hausser les épaules. Quel homme de prière a-t-il pourtant jamais avoué que la prière l’ait déçu? » (p. 128-130)

« J’ai beaucoup réfléchi depuis quelques jours au péché. A force de le définir un manquement à la loi divine, il me semble qu’on risque d’en donner une idée trop sommaire. Les gens disent là-dessus tant de bêtises! Et, comme toujours, ils ne prennent jamais la peine de réfléchir. Voilà des siècles et des siècles que les médecins discutent entre eux de la maladie. S’ils s’étaient contentés de définir un manquement aux règles de la bonne santé, ils seraient d’accord depuis longtemps. Mais ils l’étudient sur le malade, avec l’intention de le guérir. C’est justement ce que nous essayons de faire, nous autres. Alors, les plaisanteries sur le péché, les ironies, les sourires ne nous impressionnaient pas beaucoup.
Naturellement, on ne veut pas voir plus loin que la faute. Or la faute n’est, après tout, qu’un symptôme. Et les symptômes les plus impressionnants pour les profanes ne sont pas toujours les plus inquiétants, les plus graves.
Je crois, je suis sûr que beaucoup d’hommes n’engagent jamais leur être, leur sincérité profonde. Ils vivent à la surface d’eux-mêmes, et le sol humain est si riche que cette mince couche superficielle suffit pour une maigre moisson, qui donne l’illusion d’une véritable destinée. Il paraît qu’au cours de la dernière guerre, de petits employés timides se sont révélés peu à peu des chefs; ils avaient la passion du commandement sans le savoir. Oh! certes, il n’y a rien là qui ressemble à ce que nous appelons du nom si beau de conversion – convertere – mais enfin, il avait suffi à ces pauvres êtres de faire l’expérience de l’héroïsme à l’état brut, d’un héroïsme sans pureté. Combien d’hommes n’auront jamais la moindre idée de l’héroïsme surnaturel, sans quoi il n’est pas de vie intérieure! Et c’est justement sur cette vie-là qu’ils seront jugés: des qu’on y réfléchit un peu, la chose paraît certaine, évidente. Alors?... Alors, dépouilés par la mort de tous ces membres artificiels que la société fournit aux gens de leur espèce, ils se retrouveront tels qu’ils sont, qu’ils étaient à leur insu – d’affreux monstres non développés, des moignons d’hommes.
Ainsi faits, que peuvent-ils dire du péché? Qu’en savent ils? Le cancer qui les ronge est pareil à beaucoup de tumeurs – indolore. Ou, du moins, ils n’en ont ressenti, pour la plupart, à une certaine période de leur vie, qu’une impression fugitive, vite effacée. Il est rare qu’un enfant n’ait pas eu – ne fût-ce qu’à l’état embryonnaire – une espèce de vie intérieure, au sens chrétien du mot. Un jour où l’autre, l’élan de sa jeune vie a été plus fort, l’esprit d’héroïsme a remué au fond de son cœur innocent. Pas beaucoup, peut-être juste assez cependant pour que le petit être ait, vaguement entrevu, parfois obscurément accepté, le risque immense du salut, qui fait tout le divin de l’existence humaine. Il a su quelque chose du bien et du mal, une notion du bien et du mal pure de tout allaige, encore ignorante des disciplines et des habitudes sociales. Mais, naturellement, il a réagi en enfant, et l’homme mûr ne gardera de telle minute décisive, solennelle, que le souvenir d’un drame enfantin, d’une apparente espièglerie dont le véritable sens lui échappe, et dont il parlera jusqu’à la fin avec ce sourire attendri, trop luisant, presque lubrique, des vieux… » (p. 132-134)

« Le péché contre l’espérance – le plus mortel de tous, et peut-être le mieux accueilli, le plus caressé. Il faut beaucoup de temps pour le reconnaître, et la tristesse qui l’annonce, le précède, est si douce! C’est le plus riche des élixirs du démon, son ambroise. » (p. 135)

« Nous sommes à la guerre, que veux-tu? Il faut regarder l’ennemi en face, - faire face, comme il disait, souviens-tu? C’était sa devise. A la guerre, qu’un bonhomme de troisième ou quatrième ligne, qu’un muletier du service des étapes lâche pied, ça n’a pas autrement d’importance, pas vrai? Et, s’il s’agit d’un gâteux de civil qui n’a qu’à lire le journal, qu’est-ce que tu veux que ça fasse au généralissime? Mais il y a ceux de l’avant. A l’avant, une poitrine est une poitrine. Une poitrine de moins, ça compte. Il y a les Saints. J’appelle Saints ceux qui ont reçu plus que les autres. Des riches. J’ai toujours pensé, à part moi, que l’étude des sociétés humaines, si nous savions les observer dans un esprit surnaturel, nous donnerait la clef de bien des mystères. Après tout, l’homme est à l’image et à la ressemblance de Dieu: lorsqu’il essaie de créer un ordre à sa mesure, il doit maladroitement copier l’autre, le vrai. La division des riches et des pauvres, ça doit répondre à quelque grande loi universelle. Un riche, aux yeux de l’Eglise, c’est le protecteur du pauvre, son frère aîné, quoi! Remarque qu’il l’est souvent malgré lui, par le simple jeu des forces économiques, comme ils disent. Un milliardaire qui saute, et voilà des milliers de gens sur le pavé. Alors, on peut imaginer ce qui se passe dans le monde invisible lorsque trébuche un de ces riches dont je parle, un intendant des grâces de Dieu! La sécurité du médiocre est une bêtise. Mais la sécurité des Saints, quel scandale! Il faut être fou pour ne pas comprendre que la seule justification de l’inégalité des conditions surnaturelles, c’est le risque. Notre risque. Le tien, le mien. » (p. 141-142)

« Cette expression de « perdre la foi » comme on perd sa bourse ou un trousseau de clefs m’a toujours paru d’ailleurs un peu niaise. Elle doit appartenir à ce vocabulaire de piété burgeoise et comme il faut légéu par ces tristes prêtres du XVIIIe siècle si bavards.
On ne perd pas la foi, elle cesse d’informer la vie, voilà tout. Et c’est pourquoi les vieux directeurs n’ont pas tort de se montrer sceptiques à l’égard de ces crises intellectuelles, beaucoup plus rares sans doute qu’on ne prétend. Lorsqu’un homme cultivé en est venu peu à peu, et d’une manière insensible, à refouler sa croyance en quelque recoin de son cerveau, où il la retrouve par un effort de réflexion, de mémoire, eût-il encore de la tendresse pour ce qui n’est plus, aurait pu être, on ne saurait donner le nom de foi à un signe abstrait, qui ne ressemble pas plus à la foi, pour reprendre une comparaison célèbre que la constellation du Cygne à un cygne. » (p. 146)

« Que des milliers d’êtres passent leur vie dans le désordre et prolongent jusqu’au seuil de la vieillesse – parfois bien au-delà – les curiosités jamais assouvies de l’adolescence, je ne le nie pas, certes. Qu’apprendre de ces créatures frivoles? Elles sont le jouet des démons, peut-être, elles n’en sont pas la vraie proie. Il semble que Dieu, dans je ne sais quel dessein mystérieux, n’ait pas voulu permettre qu’elles engageassent réellement leur âme. Victimes probables d’hérédités misérables dont elles ne présentent qu’une caricature inoffensive, enfants attardés, marmots souillés mais non corrompus, la Providence permet qu’elles bénéficient de certaines immunités de l’enfance… Et puis quoi? Que conclure? Parce qu’il existe des maniaques inoffensifs, doit-on nier l’existence des fous dangereux? Le moraliste définit, le psychologue analyse et classe, le poète fait sa musique, le peintre joue avec ses couleurs comme un chat avec sa queue, l’histrion éclate de rire, qu’importe! Je répète qu’on ne connaît pas plus la folie que la luxure et la société se défend contre elles deux, sans trop l’avouer, avec la même crainte sournoise, la même honte secrète, et presque par les mêmes moyens… Si la folie et la luxure ne faisaient qu’un? » (p. 149)

« Le tort de beaucoup de prêtres plus zélés que sages est de supposer la mauvaise foi: « Vous ne croyez plus parce que la croyance vous gêne. » Que de prêtres ai-je entendus parler ainsi! Ne serait-il pas plus juste de dire: la pureté ne nous est pas prescrite ainsi qu’un châtiment, elle est une des conditions mystérieuses mais évidentes – l’expérience l’atteste – de cette connaissance surnaturelle de soi-même, de soi-même en Dieu, qui s’appelle la foi. L’impureté ne détruit pas cette connaissance, elle en anéantit le besoin. On ne croit plus, parce qu’on ne désire plus croire. Vous ne désirez plus vous connaître. Cette vérité profonde, la vôtre, ne vous intéresse plus. Et vous aurez beau dire que les dogmes qui obtenaient hier votre adhésion sont toujours présents à votre pensée, que la raison seule les repousse, qu’importe! On ne possède réellement que ce qu’on désire, car il n’est pas pour l’homme de possession totale, absolue. Vous ne vous désirez plus. Vous ne désirez plus votre joie. Vous ne pouviez vous aimer qu’en Dieu, vous ne vous aimez plus. Et vous ne vous aimerez plus ajamsi en ce monde ni dans l’autre – éternellement. » (p. 150-151)

« Je ne suis qu’un pauvre prêtre très indigne et très malheureux. Mais je sais ce que c’est que le péché. Vous ne le savez pas. Tous les péchés se ressemblent, il n’est qu’un seul péché. Je ne vous parle pas un langage obscur. Ces vérités sont à la portée du plus humble chrétien, pourvu qu’il veuille bien les recueillir de nous. Le monde du péché fait face au monde de la grâce ainsi que l’image reflétée d’un paysage, au bord d’une eau noire et profonde. Il y a une communion des saints, il y a aussi une communion des pêcheurs. Dans la haine que les pécheurs se portent les uns aux autres, dans le mépris, ils s’unissent, ils s’embrassent, ils s’agrègent, ils se confondent, ils ne seront plus un jour, aux yeux de l’Eternel, que ce lac de boue toujours gluant sur quoi passe et repasse vainement l’immense marée de l’amour divin, la mer de flammes vivantes et rugissantes qui a fécondé le chaos. Qu’êtes-vous pour juger la faute d’autrui? Qui juge la faute ne fait qu’un avec elle, l’épouse. » (p. 162-163)

« Car Satan est un maître trop dur: ce n’est pas ui qui ordonnerait, comme l’Autre, avec sa simplicité divine: Imitez-moi! Il ne souffre pas que ses victimes lui ressemblent, il ne leur permet qu’une caricature grossière, abjecte, impuissante, dont se doit régaler, sans jamais s’en assouvir, la féroce ironie de l’abîme.
Le monde du Mal échappe tellement, en somme, à la prise de notre esprit! D’ailleurs, je ne réussis pas toujours à l’imaginer comme un monde, un univers. Il est, il ne sera toujours qu’une ébauche, l’ébauche d’une création hideuse, avortée, à l’extrême limite de l’être. Je pense à ces poches flasques et translucides de la mer. Qu’importe au monstre un criminel de plus ou de moins! Il dévore sur-le-champ son crime, l’incorpore à son épouvantable substance, le digère sans sortir un moment de son effrayante, de son éternelle immobilité. Mais l’historien, le moraliste, le philosophe même, ne veulent voir que le criminel, ils refont le mal à l’image et à la ressemblance de l’homme. Ils ne se forment aucune idée du mal lui-même, cette énorme aspiration du vide, du néant. Car si notre espèce doit périr, elle périra de dégoût, d’ennui. La personne humaine aura été lentement rongée, comme une poutre par ces champignons invisibles qui, en quelques seimaines, font d’une pièce de chêne une matière spongieuse que le doigt crève sans effort. Et le moraliste discutera des passions, l’homme d’Etat multipliera les gendarmes et les fonctionnaires, l’éducateur rédigera des programmes – on gaspillera des trésors pour travailler inutilement une pâte désormais sans levain.
(Et par exemple, ces guerres généralisées qui semblent témoigner d’une activité prodigieuse de l’homme, alors qu’elles dénoncent au contraire son apathie grandissante… Ils finiront par mener vers la boucherie, à époques fixes, d’immenses troupeaux résignés.)
Ils disent qu’après des milliers de siècles, la terre est encore en plein jeunesse, comme aux premiers stades de son évolution planétaire. Le mal, lui aussi, commence. » (p. 168-169)

« Tous les désordres procèdent du même père, et c’est le père du mensonge. » (p. 172-173)

« Qu’importe à Dieu le prestige, la dignité, la science, si tout cela n’est qu’un suaire de soie sur un cadavre pourri. » (p. 181)

« Il n’y a d’autre fondement de la puissance que l’illusion des misérables. » (p. 182)

« Dieu veut que le misérable mendie la grandeur comme le reste, alors qu’elle rayonne de lui, à son insu. » (p. 183)

« Les prêtres se sont tus trop souvent, et je voudrais que ce fût seulement par pitié. Nous sommes lâches. Le principe une fois posé, nous laissons dire. Et qu’est-ce que vous avez fait de l’enfer, vous autres? Une espèce de prison perpétuelle, analogue aux vôtres, et vous y enfermez sournoisement par avance le gibier humain que vos polices traquent depuis le commencement du monde – les ennemis de la société. Vous voulez bien y joindre les blasphémateurs et les sacrilèges. Quel esprit sensé, quel cœur fier accepterait sans dégoût une telle image de la justice de Dieu? Lorsque cette image vous gêne, il vous est trop facile de l’écarter. On juge l’enfer d’après les maximes de ce monde et l’enfer n’est pas de ce monde. Il n’est pas de ce monde, et moins encore du monde chrétien. Un châtiment éternel, une éternelle expiation – le miracle est que nous puissions en avoir l’idée ici-bas, alors que la faute à peine sortie de nous, il suffit d’un regard, d’un signe, d’un muet appel pour que le pardon fonce dessus, du haut des cieux, com eun aigle. Ah! c’est que le plus misérable des hommes vivants, s’il croit ne plus aimer, garde encore la puissance d’aimer. Notre haine même rayonne et le moins torturé des démons s’épanouirait dans ce que nous appelons le désespoir, ainsi que dans un lumineux, un triomphal matin. L’enfer, madame, c’est de ne plus aimer. Ne plus aimer, cela sonne à vos oreilles ainsi qu’une expression familièr. Ne plus aimer signifie pour un homme vivant aimer moins, ou aimer ailleurs. Et si cette faculté qui nous paraît inséparable de notre être, notre être même – comprendre est encore une façon d’aimer – pouvait disparaître, pourtant? Ne plus aimer, ne plus comprendre, vivre quand même, ô prodige! L’erreur commune à tous est d’attribuer à ces créatures abandonnées quelque chose encore de nous, de notre perpétuelle mobilité alors qu’elles sont hors du temps, hors du mouvement, fixées pour toujours. Hélas! Si Dieu nous menait par la main vers une de ces choses douloureuses, eût-elle été jadis l’ami le plus cher, quel langage lui parlerions-nous? Certes, qu’un homme vivant, notre semblable, le dernier de tous, vil entre les vils, soit jeté tel quel dans ces limbes ardentes, je voudrais partager son sort, j’irais le disputer à son bourreau. Partager son sort!... Le malheur, l’inconcevable malheur de ces pierres embrasées qui furent des hommes, c’est qu’elles n’ont plus rien à partager. » (p. 164-165)

« […] personne ne sait par avance ce qui peut sortir, à la longue, d’une mauvaise pensée. Il en et des mauvaises comme des bonnes: pour mille que le vent emporte, que les ronces étouffent, que le soleil dessèche, une seule pousse des racines. La semence du mal et du bien vole partout. Le grand malheur est que la justice des hommes intervienne toujours trop tard; elle réprime ou flétrit des actes, sans pouvoir remonter plus haut ni plus loin que celui qui les a commis. Mais nos fautes cachées empoisonnent l’air que d’autres respirent, et tel crime, dont un misérable portait le germe à son insu, n’aurait jamais mûri son fruit, sans ce principe de corruption. » (p. 187)

« Je crois que si Dieu nous donnait une idée claire de la solidarité qui nous lie les uns aux autres, dans le bien et dans le mal, nous ne pourrions plus vivre, en effet. » (p. 187)

« Il m’arrive de rencontrer des pécheurs endurcis. La plupart ne se défendent contre Dieu que par une espèce de sentiment aveugle, et il est même poignant de retrouver sur les traits d’un vieillard, plaidant pour son vice, l’expression à la fois niaise et farouche d’un enfant boudeur. » (p. 188)

« […] on ne marchande pas avec le bon Dieu, il faut se rendre à lui, sans condition. Donnez-lui tout, il vous rendra plus encore. » (p. 190)

« […] il n’y a pas un royaume des vivants et un royaume des morts, il n’y a que le royaume de Dieu, vivants ou morts, et nous sommes dedans. » (p. 191)

« […] si notre Dieu était celui des païens ou des philosophes (pour moi, c’est la même chose) il pourrait bien se réfugier au plus haut des cieux, notre misère l’en précipiterait. Mais vous savex que le nôtre est venu au-devant. Vous pourriez lui montrer le poing, lui cracher au visage, le fouetter des verges et finalement le clouer sur une croix, qu’importe? Cela est déjà fait […] » (p. 192)

« L’enfer, c’est de ne plus aimer. Tant que nous sommes en vie, nous pouvons nous faire illusion, croire que nous aimons par nos propres forces, que nous aimons hors de Dieu. Mais nous ressemblons à des fous qui tendent les bras vers la lune dans l’eau. » (p. 192)

« Il n’y a plus de nobles, mon cher ami, mettez-vous cela dans la tête. J’en ai connu deux ou trois, au temps de ma jeunesse. C’étaient des personnages ridicules, mais extraordinairement caractérisés. Ils me faisaient penser à ces chênes de vingt centimètres que les Japonais cultivent dans de petits pots. Les petits pots sont nos usages, nos mœurs. Il n’est pas de famille qui puisse résister à la lente usure de l’avarice lorsque la loi est égale pour tous, et l’opinion juge et maîtresse. Les nobles d’aujourd’hui sont des bourgeois honteux. » (p. 206-207)

« Je crois de plus en plus que ce que nous appelons tristesse, angoisse, désespoir, comme pour nous persuader qu’il s’agit de certains mouvements de l’âme, est cette âme même, que, depuis la chute, la condition de l’homme est telle qu’il ne saurait plus rien percevoir en lui et hors de lui que sous la forme de l’angoisse. Le plus indifférent au surnaturel garde jusque dans le plaisir la conscience obscure de l’effrayant miracle qu’est l’épanouissement d’une seule joie chez un être capable de concevoir son propre anéantissement et force de justifier à grand-peine, par ses raisonnements toujours précaires, la furieuse révolte de sa chair contre cette hypothèse absurde, hideuse. N’était la vigilante pitié de Dieu, il me semble qu’à la première conscience qu’il aurait de lui-même, l’homme retomberait en poussière. » (p. 217-218)

« Ta prière s’écoule en rêve. Rien de plus grave pour l’âme que cette hémorragie-là! » (p. 222)

« […] ces gens de lettres sont tous pareils: dès qu’ils veulent toucher à la sainteté, ils se barbouillent de sublime, ils se mettent du sublime partout! La sainteté n’est pas sublime […] » (p. 223)

« Le Moyen Age avait bien compris ça, le Moyen Age a compris tout. Mais va donc empêcher les imbéciles de refaire à leur manière le « drame de l’Incarnation », comme ils disent! Alors qu’ils croient devoir, pour le prestige, habiller en guignols de modestes juges de paix, ou coudre des galons sur la manche des contrôleurs de chemin de fer, ça leur ferait trop honte d’avouer aux incroyants que le seul, l’unique drame, le drame des drames – car il n’y en a pas d’autres – s’est joué sans décors et sans passementeries. Pense donc! Le Verne s’est fait chair, et les journalistes de ce temps-là n’en ont rien su! Alors que l’expérience de chaque jour leur apprend que les vraies grandeurs, même humaines, le génie, l’héroïsme, l’amour même – leur pauvre amour – pour les reconnaître, c’est le diable! Tellement que quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, ils vont porter leurs fleurs de rhétorique au cimetière, ils ne se rendent qu’aux morts. La sainteté de Dieu! La simplicité de Dieu, l’effrayante simplicité de Dieu qui a damné l’orgueil des Anges! Oui, le démon a dû essayer de la regarder en face et l’immense torche flamboyante à la cime de la création s’est abîmée d’un seul coup dans la nuit. Le peuple juif avait la tête dure, sans quoi il aurait compris qu’un Dieu fait homme, réalisant la perfection de l’homme, risquait de passer inaperçu, qu’il fallait ouvrir l’œil. Et tiens, justement, cet épisode de l’entrée triomphale à Jérusalem, je le trouve si beau! Notre-Seigneur a daigné goûter au triomphe comme au reste, comme à la mort, il n’a rien refusé de nos joies, il n’a refusé que le péché. Mais sa mort, dame! il l’a soignée, rien n’y manque. Au lieu que son triomphe, c’est un triomphe pour enfants, tu ne trouves pas? Une image d’Epinal, avec le petit de l’ânesse, les rameaux verts, et les gens de la campagne qui battent des mains. Une gentille parodie, un peu ironique, des magnificences impériales. Notre-Seigneur a l’air de sourire. – Notre Seigneur sourit souvent – il nous dit: « Ne prenez pas ces sortes de choses trop au sérieux, mais enfin il y a des triomphes légitimes, ça n’est pas défendu de triompher, quand Jeanne d’Arc rentrera dans Orléans, sous les fleurs et les oriflammes, avec sa belle huque de drap d’or, je ne veux pas qu’elle puisse croire mal faire. Puisque vous y tenez tant, mes pauvres enfants, je l’ai sanctifié, votre triomphe, je l’ai béni, comme j’ai béni le vin de vos vignes. » Et pour les miracles, note bien, c’est la même chose. Il n’en fait pas plus qu’il ne faut. Les miracles, ce sont les images du livre, les belles images! Mais remarque bien maintenant, petit: la Sainte Vierge n’a eu ni triomphe ni miracles. Son fils n’a pas permis que la gloire humaine l’effleurât, même du plus fin bout de sa grande aile sauvage. Personne n’a vécu, n’a souffert, n’est mort aussi simplement et dans une ignorance aussi profonde de sa propre dignité, d’une dignité qui la met pourtant au-dessus des Anges. Car enfin, elle était née sans péché, quelle solitude étonnante! Une source si pure, si limpide, si limpide et si pure, qu’elle ne pouvait même pas y voir refléter sa propre image, faite pour la seule joie du Père – ô solitude sacrée! Les antiques démons familiers de l’homme, maîtres et serviteurs tout ensemble, les terribles patriarches qui ont guidé les premiers pas d’Adam au seuil du monde maudit, la Ruse et l’Orgueil, tu les vois qui regardent de loin cette créature miraculeuse placée hors de leur atteinte, invulnérable et désarmée. Certes, notre pauvre espèce ne vaut pas cher, mais l’enfance émeut toujours ses entrailles, l’ignorance des petits lui fait baisser les yeux – ses yeux qui savent le bien et le mal, ses yeux qui ont vu tant de choses! Mais ce n’est que l’ignorance après tout. La Vierge était l’Innocence. Rends-toi compte de ce que nous sommes pour elle, nous autres, la race humaine? Oh! naturellement, elle déteste le péché, mais enfin, elle n’a de lui nulle expérience, cette expérience qui n’a pas manqué aux plus grands saints, au saint d’Assise lui-même, tout séraphique qu’il est. Le regard de la Vierge est le seul regard vraiment enfantin, le seul vrai regard d’enfant qui se soit jamais levé sur notre honte et notre malheur. » (p. 228-230)

« On ne va jamais jusqu’au fond de sa solitude. » (p. 240-241)

« Le bonheur! Une sorte de fierté, d’allégresse, une espérance absurde, purement charnelle, la forme charnelle de l’espérance, je crois que c’est ce qu’ils appellent le bonheur. » (p. 252)

« Il n’est pas si mauvais d’affronter Dieu […]. Cela force un homme à s’engager à fond – à engager à fond l’espérance, toute l’espérance dont il est capable. Seulement Dieu se détourne parfois… » (p. 256)

« La première laïcisation a été celle du soldat. Et elle ne date pas d’hier. Quand vous pleurnichez sur les excès du nationalisme, vous devriez vous souvenir que vous avez fait jadis risette aux légistes de la Renaissance qui mettaient le droit chrétien dans leur poche et reformaient patiemment sous votre nez, à votre barbe, l’Etat païen, celui qui ne connaît d’autre loi que celle de son propre salut – les impitoyables patries, pleines d’avarice et d’orgueil. » (p. 261)

« Mon Dieu, je vous donne tout, de bon cœur. Seulement je ne sais pas donner, je donne ainsi qu’on laisse prendre. Le mieux est de rester tranquille. Car si je ne sais pas donner, Vous, vous savez prendre… Et pourtant j’aurais souhaité d’être une fois, rien qu’une fois, libéral et magnifique envers Vous! »

Aucun commentaire: