22 janvier 2006

René Guénon, Le symbolisme de la croix, (note de lectura)

Paru chez Guy Trédaniel, Editions de la Maisnie, 1984.
Le livre est dédié « à la mémoire vénérée de Esh-Sheikh Abder-Rahman Elish El-Kebir El-Alim El-Malki El-Maghribi, à qui est due la première idée de ce livre”.
Le livre est daté Meçr El-Qâhirah, 1329-1349 H.

Avant-Propos
Le présent ouvrage continue la série des ouvrages métaphysiques, série commencée avec L’Homme et son devenir selon le Vêdânta.
Dans L’Homme et son devenir selon le Vêdânta a été montré comment un être tel que l’homme est envisagé par une doctrine traditionnelle et d’ordre purement métaphysique.
Remarque sur l’unité transcendente des religions: « En effet, nous n’avons jamais entendu nous renfermer exclusivement dans une forme déterminée, ce qui serait d’ailleurs bien difficile dès lors qu’on a pris conscience de l’unité essentielle qui se dissimule sous la diversité des formes plus ou moins extérieures, celles-ci n’étant en somme que comme autant de vêtements d’une seule et même vérité. » (p. 8)
Il existe une différence capitale entre « synthèse » et « syncrétisme ».
« Le syncrétisme consiste à rassembler de dehors des éléments plus ou moins disparates et qui, vus de cette façon, ne peuvent jamais être vraiment unifiésl ce n’est en somme qu’une sorte d’éclectisme, avec tout ce que celui-ci comporte toujours de fragmentaire et d’incohérent. C’est là quelque chose de purement extérieur et superficiel; les éléments pris de tous côtés et réunis ainsi artificiellement n’ont jamais que le caractère d’emprunts, incapables de s’intégrer effectivement dans une doctrine digne de ce nom. » (p. 9)
« Le synthèse, au contraire, s’effectue essentiellement du dedans; nous voulons dire par là qu’elle consiste proprement à envisager les choses dans l’unité de leur principe même, à voir comment elles dérivent et dépendent de ce principe, et à les unir ainsi, ou plutôt à prendre conscience de leur union réelle, en vertu d’un lien tout intérieur, inhérent à ce qu’il y a de plus profond dans leur nature. » (p. 9)
Rien de valable de peut résulter du syncrétisme.
Il y a une synthése quand on part de l’unité même, et on ne la perd jamais de vue à travers la multiplicité de ses manifestations.
Les concordances entre toutes les formes traditionnelles représentent des « synonymies » réelles.
Le syncrétisme est un point de vue « profane », incompatible avec la science sacrée.
La croix est un symbole qui, sous formes diverses, se rencontre à peu près partout, et cela dès les époques les plus reculées. Elle est fort loin d’appartenir proprement et exclusivement au Christianisme.
Le Christianisme, sous son aspect extérieur et généralement connu, a quelque peu perdu le caractère symbolique de la croix pour ne plus la regarder que comme le signe d’un fait historique. « En effet, on a trop souvent tendance à penser que l’admission d’un sens symbolique doit entraîner le rejet du sens littéral ou historique; une telle opinion ne résulte que de l’ignorance de la loi de correspondances qui est le fondement même de tout symbolisme, et en vertu de laquelle chaque chose, procédant essentiellement d’un principe métaphysique dont elle tient toute sa réalité, traduit ou exprime ce principe à sa manière et selon son ordre d’existence, de telle sorte que, d’un ordre à l’autre, toutes choses s’enchaînent et se correspondent pour concourir à l’harmonie universelle et totale, qui est, dans la multiplicité de la manifestation, comme un reflet de l’unité principielle elle-même. C’est pourquoi les lois d’un domaine inférieur peuvent toujours être prises pour symboliser les réalités d’un ordre supérieur, où elles ont leur raison profonde, qui est à la fois leur principe et leur fin […]. » (p. 12-13)
Les modernes se trompent quand ils formulent leurs interprétations « naturalistes » pour les antiques doctrines traditionnelles. Ils renversent la hiérarchie des rapports entres les différents ordres de réalités. Les symboles et les mythes n’ont jamais eu pour rôle de représenter le mouvement des astres, mais on y a trouvé souvent des figures inspirées de celui-ci et destinées à exprimer analogiquement tout autre chose, parce que les lois de ce mouvement traduisent physiquement les principes métaphysiques dont elles dépendent.
Tout phénomène naturel, par là même qu’il dérive des principes supérieurs et transcendants, et un symbole de ceux-ci. Les faits historiques se soumettent à la même règle.
Le caractère symbolique est particulièrement net pour ceux qui relèvent de l’histoire sacrée, et on le trouve d’une façon très frappante dans toutes les circonstances de la vie du Christ.
« […] si le Christ est mort sur la croix, c’est, pouvons-nous dire, en raison de la valeur symbolique que la croix possède en elle-même et qui lui a toujours été reconnue par toutes les traditions; et c’est ainsi que, sans diminuer en rien sa signification historique, on peut la regarder comme n’étant que dérivée de cette valeur symbolique même. » (p. 13)
Une autre conséquence de la loi des correspondance, c’est la pluralité des sens inclus en tout symbole.
L’effet peut être pris comme un symbole de la cause, parce que tout ce qu’il est n’est que l’expression de quelque chose qui est inhérent à la nature de cette cause.
Les sens symboliques multiples et hiérarchiquement superposés ne s’excluent nullement les uns les autres, pas plus qu’ils n’excluent le sens littéral. Par contre, ils se complètent et se corroborent, en s’intégrant dans l’harmonie de la synthèse totale.
Le symbolisme est « […] le langage initiatique par excellence, le véhicule indispensable de tout enseignement traditionnel. » (p. 14)

Chapitre premier. La multiplicité des états de l’Etre
Un être quelconque peut être envisagé à bien des points de vue différents, même une indéfinité de points de vue d’importance fort inégale, à la condition qu’aucun d’eux ne prétende dépasser ses limites propres, ni surtout devenir exclusif et aboutir à la négation des autres.
« Aucune doctrine qui se borne à la considération des êtres individuels ne saurait donc mériter le nom de métaphysique, quels que puissent être d’ailleurs son intérêt et sa valeur à d’autres égards […]. » (p. 17)
Bien loin d’être en lui-même une unité absolue et complète, comme le voudraient les philosophes modernes, l’individu n’est qu’une unité relative et fragmentaire. « L’individu, même envisagé dans toute l’extension dont il est susceptible, n’est pas un être total, mais seulement un état particulier de manfiestation d’un être, étant soumis à certaines conditions spéciales et déterminées d’existence, et occupant une certaine place dans la série indéfinie des états de l’être total. » (p. 18)
Sur la distinction fondamentale entre le « Soi » et le « moi »: « Le « Soi » […] est le principe transcendant et permanent dont l’être manifesté, l’être humain par exemple, n’est qu’une modification transitoire et contingente, modification qui ne saurait aucunement affecter le principe. Immuable en sa nature propre, il développe ses possibilités dans toutes les modalités de réalisation, en multitude indéfinie, qui sont pour l’être total autant d’états différents, états dont chacun a ses conditions d’existence limitative et déterminantes, et dont un seul constitue la portion ou plutôt la détermination particulière de cet être qui est le « moi » ou l’individualité humaine. » (p. 19)
Le « Soi » est le principe par lequel existent, chacun dans son domaine propre, tous les êtats de l’être.
« […] ce « Soi » lui-même n’est que par soi, n’ayant et ne pouvant avoir, dans l’unité totale et indivisible de sa nature intime, aucun principe qui lui soit extérieur. » (p. 20)
Le mot « exister » ne peut pas s’appliquer proprement au non-manifesté, c’est à dire à l’état principiel.
« Lorsque nous parlerons de l’Existence, nous entendrons donc par là la manifestation universelle, avec tous les états ou degrés qu’elle comporte, degrés dont chacun peut être désigné également comme un « monde », et qui sont en multiplicité indéfinie; mais ce terme ne conviendrait plus au degré de l’Etre pur, principe de toute la manifestation et lui-même non-manifesté, ni, à plus forte raison, à ce qui est au delà de l’Etre même. » (p. 20)
L’Existence est unique dans sa nature intime, comme l’Etre est un en soi-même, précisément parce que l’Existence universelle est la manifestation intégrale de l’Etre.
L’« unicité » de l’Existence n’exclut pas la multiplicité des modes de la manifestation ou n’en est affectée.
L’Existence, dans son « unicité », comprend une indéfinité de degrés, correspondant à tous les modes de la manifestation universelle. Cette multiplicité indéfinie des degrés de l’Existence implique pour un être quelconque envisagé dans sa totalité, une multiplicité pareillement indéfinie d’états possibles, dont chacun doit se réaliser dans un degré déterminé de l’Existence.
La multiplicté des états de l’être est une vérité métaphysique fondamentale.
L’Existence ne renferme que les possibilités de manifestation, et encore avec la restriction que ces possibilités ne sont conçues qu’en tant qu’elles se manifestent effectivement, parce que, en tant qu’elles ne se manifestent pas, elles sont au degré de l’Etre.
L’Existence est loin d’être toute la possibilité, conçue comme véritablement universelle et totale, en dehors et au delà de toutes les limitations, y compris même cette première limitation que constitue la détermination la plus primordiale de toutes: l’affirmation de l’Etre pur.
« Il est à remarquer que les philosophes, pour édifier leurs systèmes, prétendent toujours, consciemment ou non, imposer quelque limitation à la Possibilité universelle, ce qui est contradictoire, mais ce qui est exigé par la constitution même d’un système comme tel […]. » (p. 22)
Les états de non-manifestation sont essentiellement extra-individuels, et, de même que le « Soi » principiel dont ils ne peuvent être séparés, ils ne sauraient en aucune façon être individualisés.
Pour l’homme, son individualité actuelle, qui constitue l’état humain, n’est qu’un état de manifestation parmi une indéfinité d’autres, qui doivent être tous conçus comme également possibles et, par là même, comme existant au moins virtuellement, sinon comme effectivement réalisés pour lui, sous un aspect relatif et partiel, dans cet état individuel humaine.

Chapitre II. L’Homme Universel
La réalisation effective des états multiples de l’être se réfère à la conception de ce que différentes doctrines traditionnelles désignent comme l’« Homme Universel ».
L’Homme Universel (en arabe El-Insânul-kâmil) est en même temps l’« Homme Primordial » (El-Insânul-qâdim). Cela correspond à l’Adam Qadmôn de la Qabbalah hébraïque, aussi au « Roi » (Wang) de la tradition extrême-orientale.
Il existe dans l’ésotérisme musulman un assez grand nombre de traités de différents auteurs sur El-Insânul-kâmil. Il faut mentionner ceux de Mohyiddin Ibn Arabî et d’Abdul-Karîm El-Jîli.
La conception de l’« Homme Universel » s’appliquera tout d’abord à l’ensemble des états de manifestation; mais on peut la rendre encore plus universelle, dans la plénitude de la vraie acception de ce mot, en l’étentendant également aux états de non-manifestation, donc à la réalisation complète et parfaite de l’être total, celui-ci étant entendu dans le sens supérieur, et toujours avec la réserve que le terme « être » lui-même ne peut plus être pris alors que dans une signification purement analogique.
Toute transposition métaphysique doit être regardée comme l’expression d’une analogie au sens propre de ce mot.
« […] toute véritable analogie doit être appliquée en sens inverse: c’est ce que figure le symbole bien connu du « sceau de Salomon », formé de l’union de deux triangles opposés. Ainsi, par exemple, de même que l’image d’un objet dans un miroir est inversée par rapport à l’objet, ce qui est le premier ou le plus grand dans l’ordre principiel est, du moins en apparence, le dernier ou le plus petit dans l’ordre de la manifestation. » (p. 27)
De la même manière, le point géométrique est nul quantitativement et n’occupe aucun espace, bien qu’il soit le principe par lequel est produit l’espace tout entier, qui n’est que le développement ou l’expansion de ses propres virtualités.
L’unité arithmétique est le plus petit des nombres, mais c’est elle qui est le plus grand en principe, puisqu’elle les contient tous virtuellement et produit toute leur série par la seule répétition indéfinie d’elle-même.
Il existe une analogie, sans exister une similitude, entre l’homme individuel, être relatif et incomplet, type d’un certain mode d’existence, ou même de toute existence conditionnée, et l’être total, inconditionné et transcendant par rapport à tous les modes particuliers et déterminés d’existence, et même par rapport à l’Existence pure et simple, être total désigné par le nom de l’« Homme Universel ».
« […] l’être humain a, dans le domaine d’existence individuelle qui est le sien, un rôle que l’on peut véritablement qualifier de « central » par rapport à tous les autres êtres qui se situent pareillement dans ce domaine; ce rôle fait de l’homme l’expression la plus complète de l’état individuel considéré, dans toutes les possibilités s’intègrent pour ainsi dire en lui, au moins sous un certain rapport, et à la condition de le prendre, non pas dans sa seule modalité corporelle, mais dans l’ensemble de toutes ses modalités, avec l’extension indéfinie dont elles sont susceptibles. » (p. 29)
Remarque importante: « […] l’« Homme Universel » n’existe que virtuellement, et en quelque sorte négativement, à la façon d’un archétype idéal, tant que la réalisation effective de l’être total ne lui a pas donné l’existence actuelle et positive; et cela est vrai pour tout être, quel qu’il soit, considéré comme effectuant ou devant effectuer une telle réalisation. » (p. 29-30)

Chapitre III. Le symbolisme métaphysique de la croix
La plupart des doctrines traditionnelles symbolisent la réalisation de l’« Homme Universel » par un signe qui est partout le même: le signe de la croix. Celui-ci marque le double épanouissement de l’être, dans le sens de l’« ampleur » (horizontalement) et de l’« exaltation » (verticalement).
Un personnage occupant une place importante dans l’Islam exotérique a dit: “Si les Chrétiens ont le signe de la croix, les Musulmans en ont la doctrine.”
Il semble que la conception du Vohu-Manah, chez les anciens Perses, ait correspondu aussi à celle de l’« Homme Universel ».
L’état dont le développement est figuré par la ligne horizontale est l’état dans lequel se trouve actuellement l’être qui réalise l’« Homme Universel », le point de départ et le support de cette réalisation.
La totalisation effective de l’être, étant au delà de toute condition, est ce que la doctrine hindoue appelle la « Délivrance » (Moksha), ou ce que l’ésotérisme musulman appelle l’« Identité Suprême ».
L’« Homme Universel », en tant qu’il est représenté par l’ensemble « Adam-Eve », a le nombre d’Allah, ce qui est bien une expression de l’« Identité Suprême ». Ce nombre, qui est 66, est donné par la somme des valeurs numériques des lettres formant les noms Adam wa Hawâ. L’état androgynique originel est l’état humain complet, dans lequel les complémentaires, au lieu de s’opposer, s’équilibrent parfaitement. Dans la tradition hindoue, une expression de cet état se trouve contenue symboliquement dans le mot Hamsa, où les deux pôles complémentaires de l’êtres sont mis en correspondance avec les deux phases de la respiration, qui représentent celles de la manifestation universelle.
Leibnitz a eu raison d’admettre que toute « substance individuelle » (avec les réserves que nous devons faire sur la valeur de cette expression) doit contenir en elle-même une représentation intégrale de l’Univers, ce qui est une application correcte de l’analogie du « macrocosme » et du « microcosme ».

Chapitre IV. Les directions de l’espace
Certains auteurs occidentaux ont voulu donner à la croix une signification exclusivement astronomique: « un symbole de la jonction cruciale que forme l’ecliptique avec l’équateur » et aussi « une image des équinoxes, lorsque le soleil, dans sa course annuelle, couvre successivement ces deux points » (J.-M. Ragon, Rituel du grade de Rose-Croix, pp. 25-28).
L’interprétation astronomique, insuffisante en elle-même, et radicalement fausse quand elle prétend être exclusive, a donné naissance à la trop fameuse théorie du « mythe solaire », inventée vers la fin du XVIIIe siècle par Dupuis et Völney, puis reprouite plus tard par Max Müller, et encore de nos jours par les principaux représentants d’une soi-disant « science des religions ».
« […] le véritable symbolisme, loin d’être inventé artificiellement par l’homme, se trouve dans la nature même, ou, pour mieux dire, que la nature tout entière n’est qu’un symbole des réalités transcendantes. » (p. 37-38)
Note: « Remarquons d’ailleurs que le symbole garde toujours sa valeur propre, même lorsqu’il est tracé sans intention consciente, comme il arrive notamment quand certains symboles incompris sont conservés simplement à titre d’ornamentation. » (p. 38)
Figuration spatiale de la croix: « Ce qu’il faut considérer en réalité, c’est, d’une part, le plan de l’équateur et l’axe qui, joignant les pôles, est perpendiculaire à ce plan; ce sont, d’autre part, les deux lignes joignant respectivement les deux points solsticiaux et les deux points équinoxiaux; nous avons ainsi ce qu’on peut appeler, dans le premier cas, la croix verticale, et, dans le second, la croix horizontale. L’ensemble de ces deux croix, qui ont le même centre, forme la croix à trois dimensions, dont les branches sont orientées suivant les six directions de l’espace; celles-ci correspondent aux six points cardinaux, qui, avec le centre lui-même, forment le septénaire. » (p. 38-39)
Les doctrines orientales accordent une très grande importance aux sept régions de l’espace, et leurs attribuent une correspondance avec certaines périodes cycliques. La Qabbalah juive parle du « Palais intérieur » comme situé au centre des six directions de l’espace. Les trois lettres du Nom divin Jehovah (c’est-à-dire: iod he vau he) par leur sextuple permutation suivant ces six directions, indiquent l’immanence de Dieu au sein du Monde, c’est-à-dire la manifestation du Logos au centre de toutes choses, dans le point primordial dont les étendues indéfinies ne sont que l’expansion ou le développement.
Le point primodial d’où est proférée la Parole divine ne se développe pas seulement dans l’espace, mais aussi dans le temps. Il est le « Centre du Monde » sous tous les rapports, mais pas uniquement de notre monde, mais de tous les mondes.
Les six directions de l’espace correspondent dans la Qabbalah à six périodes cycliques (parfois représentées comme six millénaires). Les six périodes sont analogues aux six jours de la création. La septième est le Sabbath, la phase de retour au Principe.
Dans la doctrine judaïque, l’émanation de la lumière, qui donne sa réalité à l’étendue, « faisant du vide quelque chose et de ce qui n’était pas ce qui est », est une expansion qui succède à la concentration; ce sont là les deux phases d’aspiration et d’expiration dont il est si souvent question dans la doctrine hindoue, et dont la seconde correspond à la production du monde manifesté.
Dans la Qabbalah la lettre iod symbolise hiéroglyphiquement le Principe, et on dit que d’elle sont formées toutes les autres lettres de l’alphabet hébraïque. On dit aussi que le point primordial incompréhensible, qui est l’Un non-manifesté, en forme trois qui représentent le Commencement, le Milieu et la Fin.
Le mystère du point suprême, quoiqu’il soit profondément caché, peut être saisi dans le mystère du Palais intérieur. Il est la cause de toutes les causes et l’origine de toutes les origines. Parce que ce point est le « commencement » de toutes choses, il est appelé « Pensée » (Mahasheba), parce que toutes choses doivent être conçues par la pensée avant d’être réalisées extérieurement. Le mystère de la Pensée créatrice correspond au « point » caché. Le « point » est l’éther rendu palpable (par la « concentration » qui est le point de départ de toute différenciation dans le mystère du Palais intérieur au Saint des Saints). Tout, sans exception, a d’abord été conçu dans la Pensée.
La croix à trois dimensions constitue, suivant le langage géométrique, un système de coordonées auquel l’espace toute entier peut être rapporté.
Sur la croix à trois dimensions: « Ce système est formé de trois axes, l’un vertical et les deux autres horizontaux, qui sont trois diamètres rectangulaires d’une sphère indéfinie, et qui, même indépendamment de toute considération astronomique, peuvent être regardés comme orientés vers les six points cardinaux: dans le texte de Clément d’Alexandrie que nous avons cité, le haut et le bas correspondent respectivement au Zénith et au Nadir, la droite et la gauche au Sud et au Nord, l’avant et l’arrière à l’Est et à l’Ouest; ceci pourrait être justifié par les indications concordantes qui se retrouvent dans presque toutes les traditions. » (p. 47)
L’axe vertical est l’axe polaire, la ligne fixe autour de laquelle toutes choses accomplissent leur rotation. L’axe Nord-Sud est l’axe solsticial, l’axe Est-Ouest est l’axe équinoxial.
Saint Paul fait une allusion au symbolisme des directions ou des dimensions de l’espace lorsqu’il parle de « la largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur de l’amour de Jésus-Christ » (Epître aux Ephésiens, III, 18). Ici, il n’y a que quatre termes énoncés distinctement au lieu de six: les deux premiers correspondent respectivement aux deux axes horizontaux, chacun de ceux-ci étant pris dans sa totalité; les deux derniers correspondent aux deux moitiés supérieure et inférieure de l’axe vertical. La raison de cette distinction, en ce qui concerne les deux moitiés de cet axe vertical, est qu’elles se rapportent à deux gunas différents, et même opposés en un certain sens; par contre, les deux axes horizontaux tout entiers se rapportent à un seul et même guna.

Chapitre V. Théorie hindoue des trois gunas
Les trois gunas sont des qualités ou attributions essentielles, constitutives et primordiales des êtres envisagés dans leurs différents états de manifestation. Ils sont d’ailleurs en parfait équilibre dans l’indifférenciation primordiale de la matière, et toute manifestation représente une rupture de cet équilibre.
Les gunas transmettent l’idée de « tension », de « qualification », de « tendance ».
Les trois gunas sont:
- sattwa, la conformité à l’essence pure de l’Etre (Sat), qui est identique à la lumière de la Connaissance (Jnâna);
- rajas, l’impulsion qui provoque l’expansion de l’être dans un état déterminé;
- tamas, l’obscurité, assimilée à l’ignorance (avidyâ), racine ténébreuse de l’être considéré dans ses états inférieurs.
« […] nous pouvons dire que rajas correspond à toute la ligne horizontale, ou mieux, si nous considérons la croix à trois dimensions, à l’ensemble des deux lignes qui définissent le plan horizontal; tamas correspond à la partie inférieure de la ligne verticale, c’est-à-dire à celle qui est située au-dessous de ce plan horizontal, et sattwa, à la partie supérieure de cette même ligne verticale, c’est-à-dire à celle qui est située au-dessus du plan en question, lequel divise ainsi en deux hémisphères, supérieur et inférieur, la sphère indéfinie dont nous avons parlé plus haut. » (p. 51)
Tamas est représentée par le noir, rajas par le rouge, sattwa par le blanc.

Chapitre VI. L’union des complémentaires
Un autre aspect du symbolisme de la croix est celui de l’union des complémentaires. La ligne verticale représente le principe actif, et la ligne horizontale le principe passif. Ces deux principes sont désignés respectivement, par analogie avec l’ordre humain, comme masculin et féminin. Ce sont ceux auxquels la doctrine hindoue donne les noms de Purusha et de Prakriti.
« […] le complémentarisme est essentiellement une corrélation entre deux termes. » (p. 56)
L’axe vertical, qui relie tous les états de l’être en le traversant en leur centres respectifs, est le lieu de manifestation de ce que la tradition extrême-orientale appelle l’« Activité du Ciel », qui est précisément l’activité « non-agissante » de Purusha.
Le plan horizontal constitue un « plan de réflexion », représenté symboliquement comme la « surface des Eaux ». Les Eaux sont dans toutes les traditions un symbole de Prakriti, ou de la « passivité universelle ».
Le couple Purusha-Prakriti peut être regardé comme l’équivalent de l’« Homme Universel ». L’union des complémentaires doit être considéré comme constituant l’« Androgyne » dont parlent toutes les traditions. Dans celui-ci les complémentaires sont en équilibre parfait, sans aucune prédominance de l’un sur l’autre.
Sur la sphère et le cercle: « Parmi toutes les lignes d’égale longueur, la circonférence est celle qui enveloppe la surface maxima; de même, parmi tous les corps d’égale surface, la sphère est celui qui contient le volume maximum; c’est là, au point de vue mathématique, la raison pour laquelle ces figures étaient étaient regardées comme les plus parfaites. » (p. 58)
Les trois axes de la croix sont les trois diamètres rectangulaires de la sphère.
La sphère étant constituée par le rayonnement même de son centre, ne se ferme jamais, ce rayonnement étant indéfini et remplissant l’espace tout entier par une série d’ondes concentriques, dont chacune reproduit les deux phases de concentration et d’expansion de la vibration initiale. Cette forme sphérique est dans l’ésotérisme musulman la forme de la Rûh muhammadiyah. C’est cette forme totale de l’« Homme Universel » que Dieu ordonna aux anges d’adorer.
Si nous considérons la croix à trois dimensions, dans laquelle l’axe vertical et le plan horizontal sont dans la relation d’actif et de passif, on pourra encore envisager en outre la même relation entre les deux axes horizontaux. Bien que ces axes soient tous les deux horizontaux, en réalité celui qui joue le rôle actif (l’axe solsticial) est relativement vertical par rapport à l’autre (l’axe équinoxial). Ainsi la croix horizontale reproduit des rapports analogues à ceux qui sont exprimés par la croix verticale.
« […] pour revenir ici au symbolisme métaphysique qui est celui qui nous importe essentiellement, nous pouvons dire encore que l’intégration de l’état humain, représentée par la croix horizontale, est, dans l’ordre d’existence auquel elle se réfère, comme une image de la totalisation même de l’être, représentée par la croix verticale. » (p. 60)
Note en bas de page à la fin du chapitre: « Au sujet du complémentarisme, nous signalerons encore que, dans le symbolisme de l’alphabet arabe, les deux premières lettres, alif et be, sont considérées respectivement comme active ou masculine et comme passive ou féminine; la forme de la première étant verticale, et celle de la seconde étant horizontale, leur réunion forme la croix. D’autre part, les valeurs numériques de ces lettres étant respectivement 1 et 2, ceci s’accorde avec le symbolisme arithmétique pythagoricien, selon lequel la « monade » est masculine et la « dyade » féminine; la même concordance se retrouve d’ailleurs dans d’autres traditions, par exemple dans la tradition extrême-orientale, où, dans les figures des koua ou « trigrammes » de Fo-hi, le yang, principe masculin, est représenté par un trait plein, et le yin, principe féminin, par un trait brisé (ou mieux interrompu en son milieu); ces symboles, appelés les « deux déterminations », évoquent respectivement l’idée de l’unité et celle de la dualité; il va de soi que ceci, comme dans le Pythagorisme lui-même, doit être entendu en un tout autre sens que celui du simple système de « numération que Leibnitz s’était imaginé y trouver. D’une façon générale, suivant le Yi-king, les nombres impairs correspondent au yang et les nombres pairs au yin; il semble que l’idée pythagoricienne du pair et de l’impair se retrouve aussi dans ce que Platon appelle le « même » et l’« autre », correspondant respectivement à l’unité et à la dualité, envisagée d’ailleurs exclusivement dans le monde manifesté.
Dans la numération chinoise, la croix représente le nombre 10 (le chiffre roman X n’est d’ailleurs, lui aussi, que la croix autrement disposé); on peut voir là une allusion au rapport du dénaire avec le quaternaire: 1 + 2 + 3 + 4 = 10, rapport qui était figuré aussi par la Tétrakiys pythagoricienne. En effet, dans la correspondance des figures géométriques avec les nombres, la croix représente naturellement le quaternaire; plus précisément, elle se représente sous son aspect dynamique, tandis que le carré le représente sous son aspect statique; la relation entre ces deux aspects est exprimée par le problème hermétique de la « quadrature du cercle », ou, suivant le symbolisme géométrique à trois dimensions, par un rapport entre la sphère et le cube auquel nous avons eu l’occasion de faire allusion à propos des figures du « Paradis terrestre » et de la « Jérusalem céleste ». Enfin, nous noterons encore, à ce sujet, que dans le nombre 10, les deux chiffres 1 et 0 correspondent aussi respectivement à l’actif et au passif, représentés par le centre et la circonférence suivant un autre symbolisme, qu’on peut d’ailleurs rattacher à celui de la croix en remarquant que le centre est la trace de l’axe vertical dans le plan horizontal, dans lequel doit alors être supposée située la circonférence, qui représentera l’expansion dans ce même plan par une des ondes concentriques suivant lesquelles elle s’effectue; le cercle avec le point central, figure du dénaire, est en même temps le symbole de la perfection cyclique, c’est-à-dire de la réalisation intégrale des possibilités impliquées dans un état d’existence. » (p. 60-61)

Chapitre VII. La résolution des oppositions
Le complémentarisme ne doit être confondu avec une opposition.
L’opposition correspond au point de vue le plus inférieur ou le plus superficiel, tandis que le complémentarisme, dans lequel l’opposition se trouve en quelque sorte conciliée et déjà résolue, correspond par là même à un point de vue plus élevé ou plus profond.
L’unité principielle exige qu’il n’y ait pas d’oppositions irréductibles, par conséquent tout « dualisme », qu’il soit d’ordre théologique comme celui qu’on attribue aux Manichéens, ou d’ordre philosophique comme celui de Descartes, est une conception radicalement fausse.
S’il est vrai que l’opposition entre deux termes existe bien dans les apparences et possède une réalité relative à un certain niveau d’existence, cette opposition doit disparaître comme telle et se résoudre harmoniquement, par synthèse ou intégration, en passant à un niveau supérieur.
Le complémentarisme même, qui est encore dualité, doit, à un certain degré, s’effacer devant l’unité, ses deux termes s’équilibrant et se neutralisant en quelque sorte en s’unissant jusqu’à fusionner indissolublement dans l’indifférenciation primordiale.
La croix peut aider à comprendre la différence qui existe entre le complémentarisme et l’opposition: tandis que la verticale et l’horizontale sont complémentaires, les directions contraires à partir du centre sont en opposition. Ainsi, l’opposition se retrouve également soit dans le sens vertical, soit dans le sens horizontal.
Dans la croix verticale à deux dimensions il y a deux couples de termes opposés formant un quaternaire. Dans la croix à trois dimensions, on a trois couples de termes opposés.
« Il est à remarquer qu’une des oppositions quaternaires les plus généralement connues, celles des éléments et des qualités sensibles qui leur correspondent, doit être disposée suivant la croix horizontale; dans ce cas, en effet, il s’agit exclusivement de la constitution du monde corporel, qui se situe tout entier à un même degré de l’Existence et n’en représente même qu’une portion très restreinte. » (p. 65)
Dans l’axe vertical, le Zénith et le Nadir, opposés suivant l’axe vertical, correspondent à l’orientation vers les mondes respectivement supérieurs et inférieurs par rapport à ce même monde terrestre.
« […] l’axe vertical, demeurant fixe et immobile alors que toutes choses accomplissent leur rotation autour de lui, est évidemment indépendant des vicissitudes cycliques, qu’il régit ainsi en quelque sorte par son immobilité même, image sensible de l’immutabilité principielle. » (p. 65)
Si l’on considère la croix horizontale, l’axe vertical y est représenté par le point central. Tout plan horizontal a un point qui peut être appelé son centre. Si l’on applique ceci à la théorie des éléments du monde corporel, le centre correspondra au cinquième élément, c’est-à-dire à l’éther.
L’éther est la quintessence (quinta essentia) des alchimistes, parfois représenté au centre de la croix des éléments, par une figure telle que l’étoile à cinq branches ou la fleur à cinq pétales. Il est le premier de tous selon l’ordre de production, celui dont tous les autres procèdent par différenciations successives, et qui réunit en lui toutes les qualités opposées, caractéristiques des autres éléments, dans un état d’indifférenciation et d’équilibre parfait, correspondant dans son ordre à la non-manifestation principielle.
Le centre de la croix est donc le point où se concilient et se résolvent toutes les oppositions. En ce point s’établit la synthèse de tous les termes contraires. Ce point central correspond à ce que l'ésotérisme musulman désigne comme la « station divine », qui est « celle qui réunit les contrastes et les antinomies » (El-maqâmul-ilahi, hoa maqâm ijtimâ ed-diddaîn). On atteint cette « station » par El-fanâ, (l’« extinction » du « moi » dans le retour à l’« état primordial »). Au delà d’El-fanâ, il y a encore Fanâ el-fanâi, l’ « extinction de l’extinction », qui correspond au Parinirvâna.
Le point central de la croix correspond à ce que la tradition extrême-orientale appelle l’« Invariable Milieu » (Tchoung-young), qui est le lieu de l’équilibre parfait.
Le mot Tao, littéralement « Voie », qui désigne le Principe, est représenté par un caractère idéographique qui réunit les signes de la tête et des pieds, ce qui équivaut au symbole de l’alpha et de l’ôméga dans les traditions occidentales.
Le vide dont parle le taoïsme est le détachement complet à l’égard de toutes les choses manifestées, transitoires et contingentes. Ce détachement est identique à El-fanâ. Nous pouvons nous rapporter à ce qu’enseigne la Bhagavad-Gîtâ sur l’indifférence à l’égard des fruits de l’action, indifférence par laquelle l’être échappe à l’enchaînement indéfini des conséquences de cette action: c’est l’« action sans désir » (nishkâma karma), tandis que l’« action avec désir » (sakâma karma) est l’action accomplie en vue de ses fruits.
La forme la plus simple de la roue est le cercle divisé en quatre parties égales par la croix. Dans les anciennes traditions de l’Amérique centrale, le symbolisme du monde est toujours donné par le cercle dans lequel est inscrite une croix.
La « paix dans le vide » correspond à la Pax profunda de la tradition rosicrucienne, aussi à la « Grande Paix » de l’ésotérisme musulman, appelée en arabe Es-Sakînah, désignation qui l’identifie à la Shekinah hébraïque, c’est-à-dire à la « présence divine » au centre de l’être, représenté symboliquement comme le cœur dans toutes les traditions; et cette « présence divine » est en effet impliquée par l’union avec le Principe, qui ne peut effectivement s’opérer qu’au centre même de l’être.
Plus un être s’approche du Principe, plus son « mouvement » est réduit. Cet être n’entre plus en conflit avec aucun être, parce qu’il est établi dans l’infini, effacé dans l’indéfini.
L’Homme Universal ne s’opposant à rien, rien non plus ne saurait s’opposer à lui, car l’opposition est nécessairement une relation réciproque, qui exige deux termes en présence, et qui, par conséquent, est incompatible avec l’unité principielle.
« Pour celui qui se tient au centre, tout est unifié, car il voit tout dans l’unité du Principe; tous les points de vue particuliers (ou, si l’on veut, « particularistes ») et analytiques, qui ne sont fondés que sur des distinctions contingentes, et dont naissent toutes les divergences des opinions individuelles, ont disparu pour lui, résorbés dans la synthèse totale de la connaissance transcendante, adéquate à la vérité une et immuable. » (p. 74)

Chapitre VIII. La guerre et la paix
La bataille dont il est question dans Bhagavad-Gîtâ est l’action, d’une façon tout à fait générale. Le champ de bataille (kshêtra) est le domaine de l’action, dans lequel l’individu développe ses possibilités. Krishna et Arjuna, qui représentent le « Soi » et le « moi », ou la « personnalité » et l’« individualité », Atmâ inconditionné et jîvâtmâ, sont montés sur le même char, qui est le « véhicule » de l’être envisagé dans son état de manifestation. Et, tandis que Arjuna combat, Krishna conduit le char sans combattre, c’est-à-dire sans être lui-même engagé dans l’action.
Cette conception ne se trouve pas seulement dans la doctrine hindoue, mais aussi dans la doctrine islamique, car tel est exactement le sens réel de la « guerre sainte » (jihâd); l’application sociale et extérieure n’est que secondaire, et ce qui le montre bien, c’est qu’elle constitue seulement la « petite guerre sainte » (El-jîhâdul-açghar), tandis que la « grande guerre sainte » (El-jihâdul-akbar) est d’ordre purement intérieur et spirituel.
Sur la guerre: « On peut dire que la raison d’être essentielle de la guerre, sous quelque point de vue et dans quelque domaine qu’on l’envisage, c’est de faire cesser un désordre et de rétablir l’ordre; c’est, en d’autres termes, l’unification d’une multiplicité, par les moyens qui appartiennent au monde de la multiplicité elle-même; c’est à ce titre, et à ce titre seul, que la guerre peut être considérée comme légitime. » (p. 78)
La guerre représente le processus cosmique de réintégration du manifesté dans l’unité principielle. Du point de vue de la manifestation elle-même, cette réintégration apparaît comme une destruction.
C’est vrai que la guerre est un désordre, et il en est nécessairement ainsi par là même qu’elle s’accomplit dans le monde de la manifestation et de la multiplicité. La guerre est un désordre qui est destiné à compenser un autre désordre, parce que c’est la somme même de tous les désordres, ou de tous les déséquilibres, qui constitue l’ordre total.
« […] le but même de la guerre, c’est l’établissement de la paix, car la paix, même en son sens le plus ordinaire, n’est en somme pas autre chose que l’ordre, l’équilibre ou l’harmonie, ces trois termes étant à peu près synonymes et désignant tous, sous des aspects quelque peu différents, le reflet de l’unité dans la multiplicité même, lorsque celle-ci est rapportée à son principe. » (p. 79-80)
Dans l’ordre social, extérieur, la guerre légitime, dirigée contre ceux qui troublent l’ordre et ayant pour but de les y ramener, constitue une fonction de « justice », c’est-à-dire en somme une fonction équilibrante. Mais ce n’est là que la « petite guerre sainte », qui est uniquement l’image de la « grande guerre sainte ».
« La « grande guerre sainte », c’est la lutte de l’homme contre les ennemis qu’il porte en lui-même, c’est-à-dire contre tous les éléments qui, en lui, sont contraires à l’ordre et à l’unité. Il ne s’agit pas, d’ailleurs, d’anéantir ces éléments, qui, comme tout ce qui existe, ont aussi leur raison d’être et leur place dans l’ensemble; il s’agit plutôt […] de les « transformer » en les ramenant à l’unité, en les y résorbant en quelque sorte. L’homme doit tendre avant tout et constamment à réaliser l’unité en lui-même, dans tout ce qui le constitue, selon toutes les modalités de sa manfiestation humaine: unité de la pensée, unité de l’action, et aussi, ce qui est peut-être le plus difficile, unité centrale entre la pensée et l’action. » (p. 81)
En ce qui concerne l’action, ce qui vaut c’est l’intention (niyyah), car c’est cela seul qui dépend entièrement de l’homme lui-même, sans être affecté ou modifié par les contingences extérieures.
L’unité dans l’intention et la tendance constante vers le centre invariable et immuable sont représentées symboliquement par l’orientation rituelle (qiblah).
« Pour celui qui est parvenu à réaliser parfaitement l’unité en lui-même, toute opposition ayant cessé, l’état de guerre cesse aussi par là même, car il n’y a plus que l’ordre absolu, selon le point de vue total qui est au delà de tous les points de vue particuliers. A un tel être, comme il a déjà été dit précédemment, rien ne peut nuire désormais, car il n’y a plus pour lui d’ennemis, ni en lui ni hors de lui; l’unité, effectuée au dedans, l’est aussi et simultanément au dehors, ou plutôt il n’y a plus ni dedans ni dehors, cela encore n’étant qu’une de ces oppositions qui se sont désormais effacées à son regard. Etabli définitivement au centre de toutes choses, celui-là « est à lui-même sa propre loi », parce que sa volonté est une avec le Vouloir universel (la « Volonté du Ciel » de la tradition extrême-orientale, qui se manifeste effectivement au point même où réside cet être); il a obtenu la « Grande Paix », qui est véritablement, comme nous l’avons dit, la « présence divine » […]; étant identifié, par sa propre unification, à l’unité principielle elle-même, il voit l’unité en toutes choses et toutes choses dans l’unité, dans l’absolue simultanéité de l’« éternel présent ». » (p. 82)

Chapitre IX. L’Arbre du Milieu
Un aspect du symbolisme de la croix identifie celle-ci à l’« Arbre du Milieu », un des nombreux symboles de l’« Axe du Monde ».
La ligne verticale de la croix est à considérer principalement, elle constitue le tronc de l’arbre, tandis que la ligne horizontale en forme les branches.
Dans le symbolisme biblique, c’est l’« Arbre de Vie », qui est planté au milieu du « Paradis terrestre », lequel représente lui-même le centre de notre monde. La Croix rappelle l’« Arbre de Vie ».
Dans le Paradis terrestre, il n’y avait pas que l’« Arbre de Vie »; il en est un autre qui joue un rôle non moins important et même plus généralement connu: c’est l’« Arbre de la Science du bien et du mal ». Les relations qui existent entre ces deux arbres sont très mystérieuses: le récit biblique, immédiatement après avoir désigné l’« Arbre de Vie » comme étant « au milieu du jardin », nomme l’« Arbre de la Science du bien et du mal »; plus loin, il est dit que ce dernier était également « au milieu du jardin »l et enfin Adam, après avoir mangé le droit de l’« Arbre de la Science », n’aurait qu’à « étendre sa main, » pour prendre aussi du fruit de l’« Arbre de Vie ». Ces deux arbres, à cause de leur proximité, sont étroitement unis dans le symbolisme, à tel point que certains arbres emblématiques présentent des traits qui évoquent l’un et l’autre à la fois.
La nature de l’« Arbre de la Science du bien et du mal » est caractérisée par la dualité, puisque nous trouvons dans cette désignation deux termes qui sont, non même pas complémentaires, mais véritablement opposés. L’« Arbre de Vie », dont la fonction d’« Axe du Monde » implique essentiellement l’unité.
L’« arbre séphirotique » de la Qabbalah hébraïque, qui est expressement désigné comme l’« Arbre de Vie », et où cependant la « colonne de droite » et la « colonne de gauche » offrent la figure de la dualité; mais entre les deux est la colonne du milieu, où s’équilibrent les deux tendances opposées, et où se retrouve ainsi l’unité véritable de l’« Arbre de Vie ».
Les Kerubim armés de l’épée flamboyante sont placés à l’entrée de l’Eden pour garder l’« Arbre de Vie ». « Ce centre est devenu inaccessible pour l’homme déchu, ayant perdu le « sens de l’éternité », qui est aussi le « sens de l’unité »; revenir au centre, par la restauration de l’« état primordial », et atteindre l’« Arbre de Vie », c’est recouvrer ce « sens de l’éternité ». » (p. 86)
Selon une légende qui avait cours au moyen âge, la Croix du Christ aurait été faite du bois de l’« Arbre de la Science », de sorte que celui-ci, après avoir été l’instrument de la « chute », serait devenu ainsi celui de la « rédémption ».
Note en bas de page: « Il est à remarquer que la croix, sous sa forme ordinaire, se rencontre dans les hiéroglyphes égyptiennes avec le sens de « salut » (par exemple dans le nom de Ptolémée Soter). Ce signe est nettement distinct de la « croix ansée » (ankh), qui, de son côté, exprime l’idée de « vie », et qui fut d’ailleurs employée fréquement comme symbole par les Chrétiens des premiers siècles. On peut se demander si le premier de ceux deux hiéroglypes n’aurait pas un certain rapport avec la figuration de l’« Arbre de Vie », ce qui relierait l’une à l’autre avec ces deux formes différentes de la croix, puisque leur signification serait ainsi en partie identique; et, en tout cas, il y a entre les idées de « vie » et de « salut » une connexion évidente. » (p. 87)
Le serpent, souvent associé à l’« Arbre de la Science » dans son aspect maléfique, connaît comme tout symbole un aspect bénéfique. Il existe un serpent du Christ et un serpent du Satan. Le serpent enroulé autour de l’arbre (ou autour du bâton qui en est un équivalent) est un symbole qui se rencontre dans la plupart des traditions.
L’« arbre séphirotique » peut synthétiser en lui les natures de l’« Arbre de Vie » et de l’« Arbre de la Science », comme si ceux-ci se trouvaient réunis en un seul, le ternaire étant ici décomposable en l’unité et la dualité dont il est la somme. On retrouve quelque chose de comparable dans la figuration de la croix du Christ entre deux autres croix, celles du bon et du mauvais larron: ceux-ci sont placés respectivement à la droite et à la gauche du Christ crucifié, comme les élus et les damnés le seront à la droite et à la gauche du Christ triomphant au « Jugement dernier ». Ils correspondent, par rapport au Christ, à la « Miséricorde » et à la « Rigueur », les attributs caractéristiques des deux colonnes latérales de l’« arbre séphirotique ».
L’identification de la croix à l’« Axe du Monde » se trouve énoncée expressément dans la devise des Chartreux: « Stat Crux dum volvitur orbis ».
Du centre du « Paradis terrestre », donc du pied même de l’« Arbre de Vie », partent quatre fleuves se dirigeant vers les quatre points cardinaux, et traçant ainsi la croix horizontale sur la surface même du monde terrestre.
Les fruits de l’« Arbre de Vie » sont les « pommes d’or » du jardin des Hespérides; la « toison d’or » des Argonautes, également placée sur un arbre et gardée par un serpent ou un dragon, est un autre symbole de l’immortalité que l’homme doit reconquérir.

Chapitre X. Swastika
La figure de swastika semble bien se rattacher directement à la Tradition primordiale, car on la rencontre dans les pays les plus divers et les plus éloignés les uns des autres, et cela dès les époques les plus reculées. On peut remarquer aussi l’association qui est faite entre le swastika et le nom de Tula, qui est une des plus anciennes désignations du centre spirituel suprême.
Loin d’être un symbole exclusivement oriental, il est un de ceux qui sont le plus généralement répandus, de l’Extrême-Orient à l’Extrême-Occident, et il existe jusque chez certains peuples indigènes de l’Amérique.
Techniquement, il existe diverses variantes de swastika, notamment une forme à branches courbes (ayant l’apparence de deux S croisés), et d’autres formes indiquant une relation avec divers symboles: la plus importante de ces formes est le swastika dit « clavigère », parce que ses branches sont constituées par des clefs.
En Occident, swastika fut anciennement un des emblèmes du Christ, et il demeura en usage comme tel jusque vers la fin du moyen âge. Mais swastika est essentiellement le signe du Pôle. « […] si nous la comparons à la figure du croix inscrite dans la circonférence, nous pouvons nous rendre compte aisément que ce sont là, au fond, deux symboles équivalents à certains égards; mais la rotation autour du centre fixe, au lieu d’être représentée par le tracé de la circonférence, est seulement indiquée dans le swastika par les lignes ajoutées aux extrémités des branches de la croix et formant avec celles-ci des angles droits; ces lignes sont des tangentes à la circonférence, qui marquent la direction du mouvement aux points correspondants. Comme la circonférence représente le monde manifesté, le fait qu'’lle est pour ainsi dire sous-entendue indique très nettement que le swastika n’est pas une figure du monde, mais bien de l’action du Principe à l’egard du monde. » (p. 97)
Le sens de rotation des swastikas n’est que d’importance toute secondaire. On trouve l’une et l’autre des deux formes indiquant une rotation de droite à gauche et de gauche à droite.
Explication linguistique: « Le mot swastika est, en sanscrit, le seul qui serve à désigner dans tous les cas le symbole en question; le terme sauvastika, que certains ont voulu appliquer à l’une des deux formes pour la distinguer de l’autre (qui seule serait le véritable swastika), n’est en réalité qu’un adjectif dérivé de swastika, et indiquant ce qui se rapporte à ce symbole ou à ses significations. Quant au mot swastika lui-même, on le fait dériver de su asli, formule de « bénédiction » au sens propre, qui a son exact équivalent dans le ki-tôb hébraïque de la Genèse. En ce qui concerne ce dernier, le fait qu’il se trouve répété à la fin du récit de chacun des « jours » de la création est assez remarquable si l’on tient compte de ce rapprochement: il semble indiquer que ces « jours » sont assimilables à autant de rotations du swastika, ou, en d’autres termes, de révolutions complètes de la « roue du monde », révolutions dont résulte la succession de « soir et matin » qui est énoncée ensuite. » (p. 97-98)
Il existe une relation entre le symbole du swastika et celui de la double spirale, très important également. Ce dernier est apparenté au yin-yang extrême-oriental. On peut dire aussi que le swastika est une forme spéciale de la croix.

Chapitre XI. Représentations géométriques des degrés de l’existence
Lorsqu’on envisage l’être dans son état individuel humain, il faut remarquer que l’individualité corporelle n’est en réalité qu’une portion restreinte, une simple modalité de cette individualité humaine, et que celle-ci est susceptible d’un développement indéfini, se manifestant dans des modalités dont la multiplicité est également indéfinie, mais dont l’ensemble ne constitue qu’un état particulier de l’être.
« Dans le cas de l’état individuel humain, la modalité corporélle correspond au domaine de la manifestation grossière ou sensible, tandis que les autres modalités appartiennent au domaine de la manifestation subtile […]. » (p. 102)
Chaque modalité est déterminée par un ensemble de conditions qui en délimitent les possibilités. Il existe aussi des modalités qui sont des extensions résultant de la suppression pure et simple d’une ou de plusieurs conditions limitatives.
« L’ensemble des domaines contenant toutes les modalités d’une même individualité, domaines qui, comme nous l’avons dit, sont en multitude indéfinie, et dont chacun est encore indéfini en extension, cet ensemble, disons-nous, constitue un degré de l’Existence universelle, lequel, dans son intégralité, contient une indéfinité d’individus. » (p. 103)
La condition individuelle ne peut apporter que des limitations restrictives, sans toutefois que les possibilités qu’elle inclut perdent pour cela leur indéfinité. Un état individuel est un état qui comprend la forme parmi ses conditions déterminantes, de sorte que manifestation individuelle et manifestation formelle sont des expressions équivalentes.
Représentation d’un degré de l’Existence: « Nous pouvons […] représenter un degré de l’Existence par un plan horizontal, s’étendant indéfiniment suivant deux dimensions, qui correspondent aux deux indéfinités que nous avons ici à considérer: d’une part, celle des individus, que l’on peut représenter par l’ensemble des droites du plan parallèles à l’une des dimensions, définie, si l’on veut, par l’intersection de ce plan horizontal avec un plan de front; et, d’autre part, celle des domaines particuliers aux différentes modalités des individus, qui sera alors représentée par l’ensemble des droites du plan horizontal perpendiculaires à la direction précédente, c’est-à-dire parallèles à l’axe visuel ou antéro-postérieur, dont la direction défiait l’autre dimension. Chacune de ces deux catégories comprend une indéfinité de droites parallèles entre elles, et toutes indéfinies en longueur; chaque point du plan sera déterminé par l’intersection de deux droites appartenant respectivement à ces deux catégories, et représentera, par conséquent, une modalité particulière d’un des individus compris dans le degré considéré. » (p. 103-104)
L’Existence universelle contient une indéfinité de degrés.
« Nous pouvons donc maintenant regarder un plan de front comme représentant un être dans sa totalité; cet être comprend une multitude indéfinie d’états, qui sont alors figurés par toutes les droites horizontales de ce plan, dont les verticales, d’autre part, sont formées par les ensembles de modalités qui se correspondent respectivement dans tous ces états. D’ailleurs, il y a dans l’étendue à trois dimensions une indéfinité de tels plans, représentant l’indéfinité des êtres contenus dans l’Univers total. » (p. 105)

Chapitre XII. Représentation géométrique des états de l’Etre
Dans la représentation géométrique à trois dimensions, chaque modalité d’un état est indiquée par un point.
Les modifications de la modalité corporelle de l’individualité humaine sont des moments de son existence (envisagée comme succession temporelle), ce qui est approprié à une figuration comme droite, dont chaque point serait une des modifications secondaires dont il s’agit. Il faut remarquer que cette droite, quoique indéfinie, n’est pas moins limitée, comme l’est d’ailleurs tout indéfini.
Note: « L’indéfini, qui procède du fini, est toujours réductible à celui-ci, puisqu’il n’est qu’un développement des possibilités incluses ou impliquées dans le fini. C’est une vérité élémentaire, quoique trop souvent méconnue, que le prétendu « infini mathématique » (indéfinité quantitative, soit numérique, soit géométrique) n’est nullement infini, étant limité par les déterminations inhérentes à sa propre nature […]. » (p. 108)
L’indéfinité simple est représentée par la ligne droite. La double indéfinité (ou l’indéfinité à la seconde puissance) par le plan. La triple indéfinité (ou l’indéfinité à la troisième puissance) par l’étendue à trois dimensions. « Si donc chaque modalité, envisagée comme une indéfinité simple, est figurée par une droite, un état d’être, comportant une indéfinité de telles modalités, c’est-à-dire une double indéfinite, sera maintenant figuré, dans son intégralité, par un plan horizontal, et un être, dans sa totalité, le sera, avec l’indéfinité de ses états, par une étendue à trois dimensions. » (p. 108)
Par chaque point de l’étendue considérée passent trois droites respectivement parallèles aux trois dimensions de cette étendue; chaque point pourrait être pris comme sommet d’un trièdre trirectangle, constituant un système de coordonnées auquel toute l’étendue serait rapportée, et dont les trois axes forment une croix à trois dimensions.

Chapitre XIII. Rapports des deux représentations précédentes
La direction horizontale suivant laquelle se développent les modalités de tous les états de l’être implique une idée de succession logique, tandis que les plans verticaux qui lui sont perpendiculaires correspondent à l’idée de simultanéité logique.
« Chaque plan horizontal, quand il représente un degré de l’Existence universelle, comprend tout le développement d’une possibilité particulière, dont la manifestation constitue, dans son ensemble, ce qu’on peut appeler un « macrocosme », c’est-à-dire un monde, tandis que, dans l’autre représentation, qui ne se rapporte qu’à un seul être, il est seulement le développement de la même possibilité dans cet être, ce qui constitue un état de celui-ci, individualité intégrale ou état non-individuel, que l’on peut, dans tous les cas, appeler analogiquement un « microcosme ». » (p. 112)
Le macrocosme, tout comme le microcosme, n’est qu’un des éléments de l’Univers.
Il existe une analogie entre le « macrocosme » et le « microcosme », chaque partie de l’Univers étant analogue aux autres parties, parce que toutes les parties sont analogues à l’Univers total. Si nous considérons le « macrocosme », chacun des domaines définis qu’il comprend lui est analogue. De même, si nous considérons le « microcosme », chacune de ses modalités lui est analogue.

Chapitre XIV. Le symbolisme du tissage
Dans les doctrines orientales, les livres traditionnels sont fréquemment désignés par des termes qui, dans leur sens littéral, se rapportent au tissage. En sanskrit, sûtra signifie proprement « fil ». Ce mot est identique au latin sutura, la même racine, avec de sens de « coudre », se trouvant également dans les deux langues. Il est au moins curieux de constater que le mot arabe sûrat, qui désigne les chapitres du Qurân, est composé exactement des mêmes éléments que le sanskrit sûtra; ce mot a d’ailleurs le sens voisin de « rang » ou « rangée », et sa dérivation est inconnue.
Le mot « tantra » a aussi le sens de « fil » et celui de « tissu ». Le chinois « king » est la « chaîne » d’une étoffe, et « wei » est sa « trame », le premier de ces deux mots désigne en même temps un livre fondamental, et le second désigne ses commentaires.
Dans l’Hindouisme, la distinction entre la « chaîne » et la « trame » est celle de la Shruti, qui est le fruit de l’inspiration directe, et de la Smriti, qui est le produit de la réflexion s’exerçant sur les données de la Shruti.
« […] il faut remarquer tout d’abord que la chaîne, formée de fils fendus sur le métier, représente l’élément immuable et principiel, tandis que les fils de la trame, passant entre ceux de la chaîne par le vat-et-vient de la navette, représentent l’élément variable et contingent, c’est-à-dire les applications du principe à telles ou telles conditions particulières. » (p. 116)
Le fil de la chaîne et le fil de la trame forment une croix, dont ils sont respectivement la ligne verticale et la ligne horizontale.
« […] on peut dire, comme nous l’avons fait précédemment, que le sens horizontal figurera par exemple l’état humain, et le sens vertical ce qui est transcendant par rapport à cet état; ce caractère transcendant est bien celui de la Shruti, qui est essentiellement « non-humaine », tandis que la Smriti comporte les applications à l’ordre humain et est le produit de l’exercice des facultés spécifiquement humaines. » (p. 116-117)
Le Shruti est assimilée à la lumière directe, figurée par le soleil, et le Smriti à la lumière réfléchie, figurée par la lune; mais, en même temps, le soleil et la lune, dans presque toutes les traditions, symbolisent aussi respectivement le principe masculin et le principe féminin de la manifestation universelle.
Dans certaines traditions, l’Univers lui-même est parfois symbolisé par un livre (par exemple: le Liber Mundi des Rose-Croix, et aussi le symbole bien connu du Liber Vitae apocalyptique). Les fils de la chaîne, par lesquels sont reliés les points correspondants dans tous les états, constituent le Livre sacré par excellence, qui est le prototype de toutes les écritures traditionnelles, et dont celles-ci ne sont que des expressions en langage humain.
Mohyiddin Ibn Arabi sur ce symbole: « L’Univers est un immense livre; les caractères de ce livre sont tous écrits, en principe, de la même encre et transcrits à la Table éternelle par la plume divine; tous sont transcrits simultanément et indivisibles; c’est pourquoi les phénomènes essentiels divins cachés dans le « secret des secrets » prirent le nom de « lettres transcendantes ». Et ces mêmes lettres transcendantes, c’est-à-dire toutes les créatures, après avoir été condensées virtuellement dans l’omniscience divine, sont, par le souffle divin, descendues aux lignes inférieures, et ont composé et formé l’Univers manifesté. » (El-Futûhâtul-Mekkiyah)
Une variante du symbole du tissage est dans la tradition hindoue l’araignée qui tisse sa toile.
Première application métaphysique du symbolisme du tissage: « En résumé, on peut dire que la chaîne, ce sont les principes qui relient entre eux tous les mondes ou tous les états, chacun de ses fils reliant des points correspondants dans ces différents états, et que la trame, ce sont les ensembles d’événements qui se produisent dans chacun des mondes, de sorte que chaque fil de cette trame est, comme nous l’avons déjà dit, le déroulement des événements dans un monde déterminé. » (p. 120)
Deuxième application métaphysique du symbolisme du tissage: « A un autre point de vue, on peut dire encore que la manifestation d’un être dans un certain état d’existence est, comme tout événement quel qu’il soit, déterminée par la rencontre d’un fil de la chaîne avec un fil de la trame. Chaque fil de la chaîne est alors un être envisagé dans sa nature essentielle, qui, en tant que projection directe du « Soi » principiel, fait le lien de tous ses états, maintenant son unité propre à travers leur indéfinie multiplicité. Dans ce cas, le fil de la trame que ce fil de la chaîne rencontre en un certain point correspond à un état défini d’existence, et leur intersection détermine les relations de cet être, quant à sa manifestation dans cet état, avec le milieu cosmique dans lequel il se situe sous ce rapport. La nature individuelle d’un être humain, par exemple, est la résultante de la rencontre de ces deux fils; en d’autres termes, il y aura toujours lieu d’y distinguer deux sortes d’éléments, qui devront être rapportés respectivement au sens vertical et au sens horizontal: les premiers expriment ce qui appartient en propre à l’être considéré, tandis que les seconds proviennent des conditions du milieu. » (p. 120-121)

Chapitre XV. Représentation de la continuité des différentes modalités d’un même état d’être
Il existe une continuité de toutes les modalités de chaque état d’être entre elles, et aussi de tous les états entre eux, dans la constitution de l’être total.
Au lieu de représenter les différentes modalités d’un même état par des droites parallèles, comme nous l’avons fait précédemment, nous pouvons les représenter par des circonférences concentriques tracées dans le même plan horizontal, et ayant pour centre commun le centre même de ce plan, c’est-à-dire le point de rencontre avec l’axe vertical. Ainsi on peut voir que chaque modalité est finie, limitée, puisqu’elle est figurée par une circonférence, qui est une courbe fermée, où tout au moins une ligne dont les extrémités nous sont connues et comme données.
Note en bas de page: « La longueur d’une circonférence étant d’autant plus grande que cette circonférence est plus éloignée du centre, il semble à première vue qu’elle doit contenir d’autant plus de points; mais d’autre part, si l’on remarque que chaque point d’une circonférence est l’extrémité d’un de ses rayons, et que deux circonférences concentriques ont les mêmes rayons, on doit en conclure qu’il n’y a pas plus de points dans la plus grande que dans la plus petite. La solution de cette apparente difficulté se trouve dans ce que nous avons indiqué dans la note précédente: c’est qu’il n’y a pas en réalite en nombre des points d’une ligne, que ces points ne peuvent proprement être « nombrés », leur multitude étant au delà du nombre. En outre, s’il y a toujours autant de points (s’il est possible d’employer cette façon de parler dans ces conditions) dans une circonférence qui diminue en se rapprochant de son centre, comme cette circonférence, à la limite, se réduit au centre lui-même, celui-ci, quoique n’étant qu’un seul point, doit contenir alors tous les points de la circonférence, ce qui revient à dire que toutes choses sont contenues dans l’unité. » (p. 124-125)
On peut voir que chaque modalité est finie, limitée, puisqu’elle est figurée par une circonférence, qui est une courbe fermée. D’autre part, chaque circonférence comprend une multitude indéfinie de points, représentant l’indéfinité des modifications secondaires que comporte la modalité considérée. Les circonférences concentriques doivent ne laisser entre elles aucun intervalle, si ce n’est la distance infinitésimale de deux points immédiatement voisins. Pour qu’il y ait vraiment continuité, il faut que la fin de chaque circonférence coïncide avec le commencement de la circonférence suivante. Pour que ceci soit possible sans que les deux circonférences successives soient confondues, il faut que ces circonférences soient en réalité des courbes non fermées.
« […] il est matériellement impossible de tracer d’une façon effective une ligne qui soit vraiment une courbe fermée; pour le prouver, il suffit de remarquer que, dans l’espace où est située notre modalité corporelle, tout est constamment en mouvement […] de telle façon que, si nous voulons tracer une circonférence, et si nous commençons ce tracé en un certain point de l’espace, nous nous trouverons forcément en un autre point lorsque nous l’achèverons, et nous ne repasserons jamais par le point de départ. De même, la courbe qui symbolise le parcours d’un cycle évolutif quelconque ne devra jamais passer deux fois par un même point, ce qui revient à dire qu’elle ne doit pas être une courbe fermée […]. » (p. 125-126)
« Le commencement et la fin de l’une quelconque des circonférences que nous avons à considérer ne sont donc pas le même point, mais deux points consécutifs d’un même rayon, et, en réalité, on ne peut même pas dire qu’ils appartiennent à la même circonférence: l’un appartient encore à la circonférence précédente, dont il est la fin, et l’autre appartient déjà à la circonférence suivante, dont il est le commencement. Les termes extrêmes d’une série indéfinie peuvent être regardés comme situés en dehors de cette série, par là même qu’ils établissent sa continuité avec d’autres séries […]. » (p. 127)
Les courbes qui figurent les modalités de l’être, au lieu d’être des circonférences comme nous l’avions supposé tout d’abord, sont les spires successives d’une spirale indéfinie tracée dans le plan horizontal et se développant à partir de son centre.

Chapitre XVI. Rapports du point et de l’étendue
La distance de deux points immédiatement voisins peut être regardée comme la limite de l’étendue dans le sens des quantités indéfiniment décroissantes. Le point est « […] la plus petite étendue possible, ce après quoi il n’y a plus d’étendue, c’est-à-dire plus de condition spatiale, et on ne pourrait la supprimer sans sortir du domaine d’existence qui est soumis à cette condition. » (p. 129)
La divisibilité est nécessairement un attribut propre à un domaine limité, puisque la condition spatiale, dont elle dépend, est elle-même essentiellement limitée. Il faut qu’il y ait une limite à la divisibilité, comme à toute relativité ou détermination quelconque, et nous pouvons avoir la certitude que cette limite existe, alors même qu’elle ne nous est pas actuellement accessible.
Alors qu’on divise une étendue indéfiniment, ce n’est pas au point qu’on aboutit comme résultat ultime, mais bien à la distance élémentaire entre deux points.
« […] pour qu’il y ait étendue ou condition spatiale, il faut qu’il y ait déjà deux points, et l’étendue (à une dimension) qui est réalisée par leur présence simultanée, et qui est précisément leur distance, constitue un troisième élément qui exprime la relation existant entre ces deux points, les unissant et les séparant à la fois. » (p. 130)
Note en bas de page: « Les fractions ne peuvent donc pas être, à proprement parler, des « parties de l’unité », car l’unité véritable est évidemment sans parties; cette définition fautive qu’on donne souvent des fractions implique une confusion entre l’unité numérique, qui est essentiellement indivisible, et les « unités de mesure », qui ne sont des unités que d’une façon toute relative et conventionnelle, et qui, étant de la nature des grandeurs continues, sont nécessairement divisibles et composées de parties. » (p. 130)
Les points, considérés comme extrémités d’une distance, ne sont pas des parties du continu spatial. En réalité, la distance est le véritable élément spatial.
Définition de la ligne: « […] on ne peut pas dire, en toute rigueur, que la ligne soit formée de points, et cela se comprend aisément, car, chacun des points étant sans étendue, leur simple addition, même s’ils sont en multitude indéfinie, ne peut jamais former une étendue; la ligne est en réalité constituée par les distances élémentaires entre ses points consécutifs. » (p. 131)
De la même manière, le plan n’est pas constitué d’une indéfinité de droites parallèles. Les véritables éléments sont les distances de ces droites, distances par lesquelles elles sont des droites distinctes et non confondues. De même, l’étendue à trois dimensions n’est pas composée d’une indéfinité de plans parallèles, mais des distances entre tous ces plans.
Cependant, l’élément primordial, présupposé par la distance, est le point. L’étendue présuppose le point. On peut dire que le point contient en soi une virtualité d’étendue, qu’il ne peut développer qu’en se dédoublant d’abord, puis en se multipliant indéfiniment, de sorte que l’étendue manifestée procède tout entière de sa différenciation. La différenciation dans l’étendue n’a de réalité qu’au point de vue de la manifestation spatiale. Elle est illusoire au regard du point principiel lui-même, qui ne cesse pas par là d’être ce qu’il était, et dont l’unité essentielle ne saurait en être aucunement affectée.
Note en bas de page: « Si la manifestation spatiale disparaît, tous les points situés dans l’espace se résorbent dans le point principiel unique, puisqu’il n’y a plus entre eux aucune distance. » (p. 132)
Le point n’est pas soumis à la condition spatiale, puisque il en est le principe.
Le rapport du point principiel à l’étendue virtuelle est analogue à celui de l’« essence » à la « substance », ces deux termes étant entendus dans leur sens universel, c’est-à-dire comme désignant les deux pôles actif et passif de la manifestation, que la doctrine hindoue appelle Purusha et Prakriti.
Le point primordial, étant sans dimensions, est aussi sans forme. La distance n’existe d’abord que virtuellement dans une forme sphérique, qui est celle qui correspond au minimum de différenciation, étant « isotrope » par rapport au point central, sans rien qui distingue une direction particulière par rapport à toutes les autres. La réalisation effective de la distance se trouve explicitée dans la ligne droite, en tant qu’élément initial et fondamental de celle-ci, comme résultant de la spécification d’une certaine direction déterminée.
« Le point qui réalise toute étendue, comme nous venons de l’indiquer, s’en fait le centre, en la mesurant selon toutes ses dimensions, par l’extension indéfinie des branches de la croix dans les six directions, ou vers les six points cardinaux de cette étendue. C’est l’« Homme Universel », symbolisé par cette croix, mais non l’homme individuel (celui-ci, en tant que tel, ne pouvant rien atteindre qui soit en dehors de son propre état d’être), qui est véritablement la « mesure de toutes choses », pour employer l’expression de Protagoras que nous avons déjà rappelée ailleurs, mais, bien entendu, sans attribuer au sophiste grec lui-même la moindre compréhension de cette interprétation métaphysique. » (p. 134)

Chapitre XVII. L’ontologie du buisson ardent
Du point de vue grammatical, si nous avois deux points et leur distance, ces trois éléments correspondent très exactement à ceux d’une proposition: les deux points représentent les deux termes de celle-ci, et leur distance, exprimant la relation qui existe entre eux, joue le rôle de « copule », c’est-à-dire de l’élément qui relie les deux termes l’un à l’autre.
« Si nous considérons la proposition sous sa forme la plus habituelle et en même temps la plus générale, celle de la proposition attributive, dans laquelle la « copule » est le verbe « être », nous voyons qu’elle exprime une identité, au moins sous un certain rapport, entre le sujet et l’attribut; et ceci correspond au fait que les deux points ne sont ne réalité que le dédoublement d’un seul et même point, se posant pour ainsi dire en face de lui-même […]. » (p. 135-136)
On peut envisager le rapport entre le sujet et l’attribut comme un rapport de connaissance: l’être, se posant en face de lui-même pour se connaître, se dédouble en sujet et objet. Mais ces deux ne sont qu’un en réalité.
L’Etre universel, représenté par le point principiel dans son indivisible unité, et dont tous les êtres ne sont en somme que des « participations », se polarise en sujet et attribut sans que son unité en soit affectée. La proposition dont il est à la fois le sujet et l’attribut prend la forme: « L’Etre est l’Etre. » (le principe de l’identité en logique).
Le principe de l’identité est à la fois un principe ontologique.
« L’Etre est l’Etre » - c’est l’expression du rapport de l’Etre comme sujet (Ce qui est) à l’Etre comme attribut (Ce qu’Il est). L’Etre-sujet étant le Connaissant et l’Etre-attribut le Connu, le principe de l’identité est la Connaissance elle-même. Ainsi, la Connaissance absolue est l’identité même, et toute connaissance vraie, en étant une participation, implique aussi identité dans la mesure où elle est effective.
Le Connaissant, le Connu et la Connaissance n’étant véritablement qu’un, cela revient à dire que « l’Etre Se connaît Soi-même par Soi-même » (p. 137).
Note en bas de page: « Dans l’ésotérisme musulman, on trouve aussi des formules telles que celles-ci: « Allah a créé le monde de Lui-même par Lui-même en Lui-même », ou: « Il a envoyé son message de Lui-même à Lui-même par Lui-même ». Ces deux formules sont d’ailleurs équivalentes, car le « message divin » est le « Livre du Monde », archétype de tous les Livres sacrés, et les « lettres transcendantes » qui composent ce Livre sont toutes les créatures, ainsi qu’il a été expliqué plus haut. Il résulte aussi de là que la « science des lettres » (ilmul-hurûf), entendue dans son sens supérieur, est la connaissance de toutes choses dans le principe même, en tant qu’essence éternelle; dans un sens que l’on peut dire moyen, c’est la cosmogonie; enfin, dans le sens inférieur, c’est la connaissance des vertus des noms et des nombres, en tant qu’ils expriment la nature de chaque être, connaissance permettant d’exercer par leur moyen, en raison de cette correspondance, une action d’ordre « magique » sur les êtres eux-mêmes. » (p. 137)
La formule de l’identité se trouve dans la Bible hébraïque, dans le récit de la manifestation de Dieu à Moïse dans le Buisson ardent. Dieu a répondu à Moïse: Eheieh asher Eheieh (Exode, III, 14) - « Je suis Celui qui suis », ou « L’Etre est l’Etre ». Explication linguistique: « Eheieh doit en effet être considéré ici, non comme un verbe, mais comme un nom, ainsi que le montre la suite du texte, dans laquelle il est prescrit à Moïse de dire au peuple: « Eheieh m’a envoyé vers vous. » Quant au pronom relatif asher, « lequel », quand il joue le rôle de la « copule » comme c’est le cas ici, il a le sens du verbe « être » dont il tient la place dans la proposition. » (p. 138)
Le fameux « argument ontologique » de saint Anselme et de Descartes, qui a donné lieu à tant de discussions, et qui est en effet fort contestable sous la forme « dialectique » où il a été présenté, devient parfaitement inutile, aussi bien que tout autre raisonnement, si, au lieu de parler d’« existence de Dieu » (ce qui implique d’ailleurs une méprise sur la signification du mot « existence »), on pose simplement cette formule: « L’Etre est », qui est de l’évidence la plus immédiate, relevant de l’intuition intellectuelle et non de la raison discursive.

Chapitre XVIII. Passage des coordonnées rectilignes aux coordonnées polaires: continuité par rotation
Toute variation du rayon de la spirale correspond à une variation équivalente sur l’axe traversant toutes les modalités, c’est-à-dire perpendiculaire à la direction suivant laquelle s’effectuait le développement de chaque modalité.
L’image d’un mouvement vibratoire se propageant indéfiniment, en ondes concentriques, autour de son point de départ, dans un plan horizontal tel que la surface libre d’un liquide, est le symbole géométrique le plus exact qu’on puisse donner de l’intégralité d’un état d’être.
« Si l’on voulait entrer plus avant dans les considérations d’ordre purement mathématique, qui ne nous intéressent ici qu’en tant qu’elles nous fournissent des représentations symboliques, on pourrait même montrer que la réalisation de cette intégralité correspondrait à l’intégration de l’équation différentielle exprimant la relation qui existe entre les variations concomitantes du rayon et de son angle de rotation, l’un et l’autre variant à la fois, et l’un en fonction de l’autre, d’une façon continue, c’est-à-dire de quantités infinitésimales. La constante arbitraire qui figure dans l’intégrale serait déterminée par la position du rayon prise pour origine, et cette même quantité, qui n’est fixe que pour une position déterminée de la figure, devrait varier d’une façon continue de 0 à 2 π pour toutes ses positions, de sorte que, si l’on considère celles-ci comme pouvant être simultanées (ce qui revient à supprimer la condition temporelle, qui donne à l’activité de manifestation la qualification particulière constituant le mouvement), il faut laisser la constante indéterminée entre ces deux valeurs extrêmes. » (p. 143)
Quand même, toute représentation géométrique est imparfaite, comme l’est toute représentation et toute expression formelle. Nous sommes obligé de les situer dans un espace particulier, dans une étendue déterminée, et l’espace n’est rien de plus qu’une condition spéciale contenue dans un des degrés de l’Existence universelle.
« La représentation est forcément imparfaite, par là même qu’elle est enfermée dans des limites plus restreintes que ce qui est représenté, et, d’ailleurs, s’il en était autrement, elle serait inutile […]. » (p. 144)
Le supérieur ne peut en aucune façon symboliser l’inférieur, mais est, au contraire, toujours symbolisé par celui-ci. Le symbole doit, pour remplir sa destination de « support », être plus accessible, donc moins complexe ou moins étendu que ce qu’il exprime ou représente.

Chapitre XIX. Représentation de la continuité des différents états d’être
La continuité de tous les plans horizontaux représente l’indéfinie multiplicité de tous les états de l’être.
Du point de vue géométrique, la continuité peut être représenté comme: « au lieu de supposer le plan horizontal fixe dans l’étendue à trois dimensions, supposition que le fait du mouvement rend d’ailleurs aussi irréalisable matériellement que le tracé d’une courbe fermée, nous n’avons qu’à supposer qu’il se déplace insensiblement, parallèlement à lui-même, donc en demeurant toujours perpendiculaire à l’axe vertical, et de façon à rencontrer successivement cet axe en tous ses points consécutifs, le passage d’un point à un autre correspondant au parcours d’une des spires que nous avons considérées. Le mouvement spiroïdal sera ici supposé isochrone, d’abord pour simplifier la représentation autant qu’il est possible, et aussi pour traduire l’équivalence des multiples modalités de l’être en chacun de ses états, lorsqu’on les envisage du point de vue de l’Universel. » (p. 147)
« Nous verrons cependant que, en réalité, l’analogie ainsi établie n’est pas encore tout à fait suffisant; mais, avant d’aller plus loin, nous ferons remarquer que tout ce que nous venons de dire pourrait s’appliquer à la représentation « macrocosmique », aussi bien qu’à la représentation « microcosmique ». Dans ce cas, les spires successives de la spirale indéfinie tracée dans un plan horizontal, au lieu de représenter les diverses modalités d’un état d’être, représenteraient les domaines multiples d’un degré de l’Existence universelle, tandis que la correspondance verticale serait celle de chaque degré de l’Existence, dans chacune des possibilités déterminées qu’il comprend, avec tous les autres degrés. Ajoutons d’ailleurs, pour n’avoir pas à y revenir, que cette concordance entre les deux représentations « macrocosmique » et « microcosmique » sera également vraie pour tout ce qui va suivre. » (p. 150)

Chapitre XX. Le vortex sphérique universel
L’étendue à trois dimensions n’est pas isotrope, l’axe du système, c’est-à-dire la verticale, établit une direction privilégiée. Le plan horizontal est isotrope par rapport au centre.
Tout plan passant par le centre peut devenir l’un des trois plsn dans une indéfinité de systèmes de coordonnées trirectangulaires, car il contient une indéfinité de couples de droites orthogonales se coupant au centre, couples qui peuvent tous former deux quelconques des trois aces d’un des systèmes.
Toute droite de l’étendue est axe en puissance, et même l’une des trois axes. Une fois avoir choisie cette axe, il faut choisir les deux autres axes dans le plan perpendiculaire. Les trois axes determinées, la croix est tracée effectivement.
On peut envisager comme coexistants tous les systèmes de représentation verticale, et ils sont effectivement coexistants à l’état potentiel, parce qu’ils ne sont que les différentes positions du même système, et ils s’interpénètrent parce que chacun d’eux comprend tous les points de l’étendue.
« D’ailleurs, c’est précisément dans la plénitude de l’expansion que s’obtient la parfaite homogénéité, de même que, inversement, l’extrême distinction n’est réalisable que dans l’extrême universalité; au point central de l’être, il s’établit, comme nous l’avons dit plus haut, un parfait équilibre entre les termes opposés de tous les contrastes et de toutes les antinomies auxquels donnent lieu les points de vue extérieurs et particuliers. » (p. 153)
Le déploiement qui s’effectue à partir du centre peut être regardé comme sphérique, ou mieux sphéroïdale: le volume total est un sphéroïde qui s’étend indéfiniment dans tous les sens, et dont la surface ne se ferme pas.
La réalisation de l’intégralité d’un plan se traduit par le calcul d’une intégrale simple. La réalisation de la totalité de l’étendue (en trois dimensions) se traduit par le calcul d’une intégrale double.
« Nous devons encore remarquer que le déploiement de ce sphéroïde n’est, en somme, pas autre chose que la propagation indéfinie d’un mouvement vibratoire (ou ondulatoire, ces deux termes étant au fond synonymes), non plus seulement dans un plan horizontal, mais dans toute l’étendue à trois dimensions, dont le point de départ de ce mouvement peut être actuellement regardé comme le centre. Si l’on considère cette étendue comme un symbole géométrique, c’est-à-dire spatial, de la Possibilité totale (symbole nécessairement imparfait, puisque limité par sa nature même), la représentation à laquelle nous avons ainsi abouti sera la figuration, dans la mesure où elle est possible, du vortex sphérique universel suivant lequel s’écoule la réalisation de toutes choses, et que la tradition métaphysique de l’Extrême-Orient appelle Tao, c’est-à-dire la « Voie ». » (p. 154)

Chapitre XXI. Détermination des éléments de la représentation de l’être
Nous envisagerons un seul être dans sa totalité. Nous supposerons que l’axe vertical soit déterminé, et ensuite que soit également déterminé le plan passant par cet axe et contenant les points extrêmes des modalités de chaque état. Si le plan horizontal qui contiendra ces deux droites rectangulaire est determiné, nous déterminerions aussi par là même le centre de l’étendue, c’est-à-dire l’origine du système de coordonnées auquel cette étendue est rapportée, puisque ce point n’est autre que l’intersection du plan horizontal de coordonnées avec l’axe vertical. Ainsi, tous les éléments de la figure sont effectivement déterminés, ce qui permet de tracer la croix à trois dimensions, mesurant l’étendue dans sa totalité.
« Nous devons encore rappeler que nous avions eu à considérer, pour constituer le système représentatif de l’être total, d’abord une spirale horizontale, et ensuite une hélice cylindrique verticale. Si nous considérons isolément une spire quelconque d’une telle hélice, nous pourrons, en négligeant la différence élémentaire de niveau entre ses extrémités, la regarder comme une circonférence tracée dans un plan horizontal; on pourra de même prendre pour une circonférence chaque spire de l’autre courbe, la spirale horizontale, si l’on néglige la variation élémentaire du rayon entre ses extrémités. Par suite, toute circonférence tracée dans un plan horizontal et ayant pour centre le centre même de ce plan, c’est-à-dire son intersection avec l’axe vertical, pourra inversement, et avec les mêmes approximations, être envisagée comme une spire appartenant à la fois à une hélice verticale et à une spirale horizontale; il résulte de là que la courbe que nous représentons comme une circonférence n’est en réalité, rigoureusement parlant, ni fermée ni plane. » (p. 156-157)
Un telle circonférence représentera une modalité quelconque d’un état d’être également quelconque.
La circonférence avec le point central (celui-ci étant la trace de l’axe vertical sur un plan horizontal) correspond, dans le symbolisme des nombres, au dénaire, envisagé comme le développement complet de l’unité.
Dans notre représentation géométrique, le plan horizontal jouera un rôle passif par rapport à l’axe vertical, ce qui revient à dire que l’état d’être correspondant se réalisera dans son développement intégral sous l’influence active du principe qui est représenté par l’axe.

Chapitre XXII. Le symbole extrême-oriental du yin-yang; équivalence métaphysique de la naissance et de la mort
« Pour en revenir à la détermination de notre figure, nous n’avons en somme à considérer particulièrement que deux choses: d’une part, l’axe vertical, et, d’autre part, le plan horizontal de coordonnées. Nous savons qu’un plan horizontal représente un état d’être, dont chaque modalité correspond à une spire plane que nous avons confondue avec une circonférence; d’un autre côté, les extrémités de cette spire, en réalité, ne sont pas contenues dans le plan de la courbe, mais dans deux plans immédiatement voisins, car cette même courbe, envisagée dans le système cylindrique vertical, est « une spire, une fonction d’hélice, mais dont le pas est infinitésimal. » (p. 159)
Le yin-yang figure le « cercle de la destinée individuelle ». Sur lui, Matgioi, dans La Voie Métaphysique, p. 129, dit: « C’est un cercle représentatif d’une évolution, individuelle ou spécifique, et il ne participe que par deux dimensions au cylindre cyclique universel. N’ayant point d’épaisseur, il n’a pas d’opacité, et il est représenté diaphane et transparent, c’est-à-dire que les graphiques des évolutions, antérieures et postérieures à son moment, se voient et s’impriment au regard à travers lui. »
Le symbole yin-yang est en rapport avec le symbole du swastikam ainsi qu’avec celui de la double spirale.
Toujours Matgioi dit, à la page 131-132: « il ne faut jamais perdre de vue que si, pris à part, le yin-yang peut être considéré comme un cercle, il est, dans la succession des modifications individuelles, un élément d’hélice: toute modification individuelle est essentiellement un vortex à trois dimensions; il n’y a qu’une seule stase humaine, et l’on ne repasse jamais par le chemin déjà parcouru. »
Sur la naissance est la mort, Matgioi dit: « L’entrée dans le yin-yang et la sortie du yin-yang ne sont pas à la disposition de l’individu, car ce sont deux points qui appartiennent, bien qu’au yin-yang, à la spire inscrite sur la surface latérale (verticale) du cylindre, et qui sont soumis à l’attraction de la « Volonté du Ciel ». Et en réalité, en effet, l’homme n’est pas libre de sa naissance ni de sa mort. Pour sa naissance, il n’est libre ni de l’acceptation, ni du refus, ni du moment. Pour la mort, il n’est pas libre de s’y soustraire; et il ne doit pas non plus, en toute justice analogique, être libre du moment de sa mort… Et tout cas, il n’est libre d’aucune des conditions de ces deux actes: la naissance le lance invinciblement sur le circulus d’une existence qu’il n’a ni demandée ni choisie; la mort le retire de ce circulus et le lance invinciblement dans un autre, prescrit et prévu par la « Volonté du Ciel », sans qu’il puisse rien en modifier. Ainsi, l’homme terrestre est esclave quant à sa naissance et quant à sa mort, c’est-à-dire par rapport aux deux actes principaux de sa vie individuelle, aux seuls qui résument en somme son évolution spéciale au regard de l’Infini. » (La Voie Métaphysique, pp. 132-133)
Ainsi, les phénomènes mort et naissaince, considérés en eux-mêmes et en dehors des cycles, sont parfaitement égaux. On peut dire que ce n’est qu’un seul et même phénomène envisagé sous deux faces opposées. Dans la représentation géométrique, la fin d’un cycle correspond avec le commencement d’un autre.
La naissance humaine est la conséquence immédiate d’une mort (à un autre état); la mort humaine est la cause immédiate d’une naissance (dans un autre état également). « Et, le temps n’existant pas ici, nous pouvons affirmer que, entre la valeur intrinsèque du phénomène naissance et la valeur intrinsèque du phénomène mort, il y a identité métaphysique. » (p. 163)

Chapitre XXIII. Signification de l’axe vertical; l’influence de la Volonté du Ciel
Le pas de l’hélice, élément par lequel les extrémités d’un cycle individuel échappent au domaine propre de l’individualité, car il est la mesure de la « force attractive de la Divinité » (comme dit Matgioi dans La Voie Métaphysique, p. 95).
L’axe vertical représente le lieu métaphysique de la manifestation de la « Volonté du Ciel », et il traverse chaque plan horizontal en son centre, au point précis où se réalise l’équilibre en lequel réside précisément cette manifestation. Dans l’axe vertical se réalise l’« Invariable Milieu » (Tchoung-young), ou l’« Activité du Ciel », qui est non-agissante et non-manifestée.
Dans la représentation d’un être, l’axe vertical est le symbole de la « Voie Personnelle » qui conduit à la Perfection. Le terme de Perfection doit être entendu dans un sens absolu et total.
La « personnalité » est le principe transcendant et permanent de l’être, tandis que l’« individualité » n’en est qu’une manifestation transitoire et contingente.
Il faut distinguer entre une « perfection active » (Khien), qui est la possibilité de la volonté dans la Perfection, et une « perfection passive » (Khouen), possibilité de l’action comme motif et comme but. Khien est la volonté capable de se manifester, et Khouen est l’objet de cette manifestation. Khien est la faculté agissante (il serait plus exact de dire « influente »), correspondant au « Ciel » (Tien), et Khouen est la faculté plastique, correspondant à la « Terre » (Ti). Dans les koua de Fo-hi, Khien est représenté par trois traits pleins, et Khouen par trois traits brisés; le trait plein est symbole du yang ou principe actif, et le trait brisé celui du yin ou principe passif.
« En tout cas, quel que soit le principe par lequel on les détermine, il faut savoir que Khien et Khouen n’existent métaphysiquement que de notre point de vue d’être manifestés, de même que ce n’est pas en soi que l’Etre se polarise et se détermine en « essence » et « substance », mais seulement par rapport à nous, et en tant que nous l’envisageons à partir de la manifestation universelle dont il est le principe et à laquelle nous appartenons. » (p. 167)
La distance verticale qui sépare les extrémités d’un cycle évolutif quelconque est constante, autrement dit la « force attractive de la Divinité » agit toujours avec la même intensité. Celle-ci est la loi d’harmonie universelle, qui exige la proportionnalité mathématique de toutes les variations.
Nous n’avons aucun moyen direct d’apprécier la mesure de l’action de la « Volonté du Ciel ». Ainsi, nous ne pouvons savoir non plus quel est notre niveau spirituel, étant dans l’impossibilité de mesurer la « quantité métaphysique acquise ». La chose n’est pas impossible en soi, mais elle dépasse les possibilités de la présente humanité.
Interprétation métaphysique de l’affirmation que le Verbe est par rapport à nous « la Voie, la Vérité et la Vie ». La « Voie » sera représentée par l’axe vertical, tandis que les deux axes horizontaux sont une la « Vérité », et l’autre la « Vie ». Tandis que la « Voie » se rapporte à l’« Homme Universel », auquel s’identifie le « Soi », la « Vérité » se rapporte ici à l’homme intellectuel, et la « Vie » à l’homme corporel. Ces trois aspects de l’homme sont désignés respectivement dans la tradition hébraïque par les termes d’Adam, d’Aish et d’Enôsh.

Chapitre XXIV. Le Rayon Céleste et son plan de réflexion
L’axe vertical symbolise, par rapport aux plans horizontaux représentatifs de tous les états d’être, ce que diverses traditions appellent le « Rayon Céleste » ou le « Rayon Divin ».
Le « Rayon Céleste » est appelé Buddhi ou Mahat. C’est « l’élément supérieur non-incarné de l’homme, et qui lui sert de guide à travers les phases de l’évolution universelle » (Simon et Théophane, Les Enseignements secrets de la Gnose, p. 10).
Le « mouvement » du cycle universel est nécessairement indépendant d’une volonté individuelle quelconque, particulière ou collective. L’homme ne peut disposer que de son destin hominal, dont il est libre d’arrêter la marche individuelle. Il est déraisonnable de supposer que l’homme puisse modifier la marche éternelle du cycle universel.
L’action du « Rayon Céleste » est effective s’il produit, par sa réflexion sur un de ces plans rencontrés, une vibration qui illumine son chaos, cosmique ou humain (car ceci peut s’appliquer au « macrocosme » aussi bien qu’au « microcosme »).
L’ensemble des possibilités de l’être ne constitue proprement qu’un chaos « informe et vide ».
Le plan horizontal de coordonnées dans notre représentation géométrique, celui où sont tracées les branches horizontales de la croix à trois dimensions, joue, par rapport au « Rayon Céleste », qui est la branche verticale, un rôle analogue à celui de la « perfection passive » par rapport à la « perfection active », ou à celui de la « substance » par rapport à l’« essence ». Toutes les traditions cosmogoniques s’accordent à nommer ce plan horizontal « la surface des Eaux ». « On peut encore dire que c’est le plan de séparation des « Eaux inférieures » et des « Eaux supérieures », c’est-à-dire des deux chaos, formel et informel, individuel et extra-individuel, de tous les états, tant non-manifestés que manifestés, dont l’ensemble constitue la Possibilité totale de l’« Homme Universel ». (p. 176)
Dans chaque être l’étincelle de la Lumière intelligible constitue une unité fragmentaire qui s’irradie en tous sens à partir du centre, et réalise dans son expansion le parfait épanouissement de toutes les possibilités de l’être. Le centre de l’être, point immobile dans le mouvement de rotation, est le moteur de la « roue d’existence ». Ainsi, la réalisation des possibilités de l’être s’effectue par une activité qui est toujours intérieure, puisqu’elle s’exerce à partir du centre de chaque plan. « Cette réalisation elle-même est figurée dans les différents symbolismes par l’épanouissement, à la surface des « Eaux », d’une fleur qui est, le plus habituellement, le lotus dans les traditions orientales et la rose ou le lis dans les traditions occidentales. » (p. 178-179)

Chapitre XXV. L’arbre et le serpent
Le symbole du serpent enroulé autour de l’arbre est exactement la représentation de l’hélice tracée autour du cylindre vertical. Ainsi, si l’arbre symbolise l’« Axe du Monde », le serpent figure l’ensemble des cycles de la manifestation universelle.
Le serpent ouroboros représente l’indéfinité d’un cycle envisagé isolément, indéfinité qui, pour l’état humain, et en raison de la présence de la condition temporelle, revêt l’aspect de la « perpétuité ».
Le parcours de l’être dans les différents états, soit comme ascenssion, soit comme descente, est représenté comme une migration dans le corps d’un serpent, et les deux sens possibles justifient les deux aspects opposés du symbolisme du serpent, l’un bénéfique et l’autre maléfique.
On trouve le serpent enroulé autour de diverses représentations de l’« Axe du Monde ». Il existe ainsi une connexion entre les symboles de l’arbre, de la pierre, de l’œuf et du serpent.
Dans l’hinduisme il existe un serpent, Shêsha ou Ananta, qui est enroulé autour du Mêru, la « montagne polaire », et il est tiré en sens contraires par Dêvas (correspondant aux états supérieurs) et aux Asuras (correspondant aux états inférieurs). Ce récit symbolique se trouve en Râmâyana.
L’attachement de l’être à la série indéfinie des cycles de manifestation est le samsâra bouddhique, la rotation indéfinie de la « roue de vie », dont l’être doit se libérer pour atteindre le Nirvâna. L’attachement à la multiplicité est la « tentation » biblique, qui éloigne l’être de l’unité centrale originelle.
Il existe un aspect redoutable du serpent: celui de gardien de certains symboles d’immortalité (parfois figuré comme le dragon, un équivalent). Beaucoup de légendes symboliques mentionnent le serpent ou le dragon comme gardien des « trésors cachés ».
« Pour se réaliser totalement, il faut que l’être échappe à cet enchaînement cyclique et passe de la circonférence au centre, c’est-à-dire au point où l’axe rencontre le plan représentant l’état où cet être se trouve actuellement; l’intégration de cet état étant tout d’abord effectuée par là même, la totalisation s’opérera ensuite, à partir de ce plan de base, suivant la direction même de l’axe vertical. Il est à remarquer que, tandis qu’il y a continuité entre tous les états envisagés dans leur parcours cyclique […], le passage au centre implique essentiellement une discontinuité dans le développement de l’être, il peut, à cet égard, être comparé à ce qu’est, au point de vue mathématique, le « passage à la limite » d’une série indéfinie en variation continue. En effet, la limite, étant par définition une quantité fixe, ne peut, comme telle, être atteinte dans le cours de la variation, même si celle-ci se poursuit indéfiniment; n’étant pas soumise à cette variation, elle n’appartient pas à la série dont elle est le terme, et il faut sortir de la série pour y parvenir. De même, il faut sortir de la série indéfinie des états manifestés et de leurs mutations pour atteindre l’« Invariable Milieu », le point fixe et immuable qui commande le mouvement sans y participer, comme la série mathématique tout entière est, dans sa variation, ordonnée par rapport à sa limite, qui lui donne ainsi sa loi, mais est elle-même au delà de cette loi. Pas plus que le passage à la limite, ni que l’intégration qui n’est est d’ailleurs en quelque sorte qu’un cas particulier, la réalisation métaphysique ne peut s’effectuer « par degrés »; elle est comme une synthèse qui ne peut être précédée d’aucune analyse, et en vue de laquelle toute analyse serait d’ailleurs impuissante et de portée rigoureusement nulle. » (p. 184-185)
Dans la téologie islamique, le « chemin droit » (Eç-çirâtul-mustaqîm) dont il est parlé dans le fâtihah doit être identifié avec l’axe vertical pris dans son sens ascendent, d’après la racine même du mot qui la désigne (qâm, « se lever »).
On peut facilement comprendre la signification du dernier verset de la fatihah: « chemin de ceux sur qui Tu répands Ta grâce, non de ceux sur qui est Ta colère ni de ceux qui sont dans l’erreur ». Ainsi, ceux sur qui est la « grâce » divine sont les élus, ceux qui reçoivent l’« Activités du Ciel » et qui sont ainsi conduits aux états supérieurs. Ceux qui reçoivent la « colère », en opposition directe avec la « grâce », sont ceux qui parcourent la voie « infernale », s’opposant à la voie « céleste ». Enfin, ceux qui sont dans l’« erreur », sont ceux qui, comme c’est le cas de l’immense majorité des hommes, sont attirés et retenus par la multiplicité, errant indéfiniment dans les cycles de la manifestation.
Les trois catégories d’hommes, les élus, les rejetés et les égarés, correspondes aux trois gunas: les premiers à la sattwa, la seconde catégorie à tamas, la troisième à rajas.
Il faut signaler que l’« Elu » (El-Mustafa) est, dans l’Islam, une désignation appliquée au Prophète et, au point de vue ésotérique, à l’« Homme Universel ».
Comme le mot Islâm signifie « soumission à la Volonté divine », il est dit dans certains écrits ésotériques que tout être est muslim, dans le sens qu’il n’y a évidemment aucun qui puisse se soustraire à la Volonté divine. La distinction des êtres en « fidèles » (mûminîn) et « infidèles » (kuffâr) consiste donc en ce que les premiers se conforment consciemment et volontairement à l’ordre universel, tandis que les seconds n’obéissent à la loi que contre leur gré ou se trouvent tout simplement dans l’erreur.

Chapitre XXVI. Incommensurabilité de l’être total et de l’individualité
« […] la conception traditionnelle de l’être, telle que nous l’exposons ici, diffère essentiellement, dans son principe même et par ce principe, de toutes les conceptions anthropomorphiques et géocentriques dont la mentalité occidentale s’affranchit si difficilement. » (p.189)
La métaphysique pure ne saurait en aucune façon admettre l’anthropomorphisme.
Le seul défaut inhérent à tout exposé métaphysique découle de la nécessité inévitable de se servir du langage humain.
« […] toute idée à laquelle on pense avec intensité finit par « se figurer », par prendre en quelque façon une forme humaine, celle même du penseur; on dirait que, suivant une comparaison fort expressive dont nous n’avons pu retrouver l’origine, « la pensée coule dans l’homme comme le métal en fusion se répand dans la moule du fondeur ». (p. 190) Autrement dit, la pensée s’antropomorphise en fonction du penseur.
Il ne peut y avoir aucune commune mesure entre le « Soi », envisagé comme la totalisation de l’être s’intégrant suivant les trois dimensions de la croix en son Unité première, et d’autre part une modification individuelle quelconque, représentée par un élément infinitésimal du même espace, ou même l’intégralité de l’état.
« Cette intégration ajoute une dimension à la représentation spatiale correspondante; on sait en effet que, en partant de la ligne qui est le premier degré de l’indéfinité dans l’étendue, l’intégrale simple correspond au calcul d’une surface, et l’intégrale double au calcul d’un volume. Donc, s’il a fallu une première intégration pour passer de la ligne à la surface, qui est mesurée par la croix à deux dimensions décrivant le cercle indéfini qui ne se ferme pas (ou la spirale plane envisagée simultanément dans toutes se positions possibles), il faut une seconde intégration pour passer de la surface au volume, dans lequel la croix à trois dimensions produit, par l’irradiation de son centre suivant toutes les directions de l’espace où il s’est situé, le sphéroïde indéfini dont un mouvement vibratoire nous donne l’image, le volume toujours ouvert en tous sens qui symbolise le vortex universel de la « Voie ». » (p. 192)

Chapitre XXVII. Place de l’état individuel humain dans l’ensemble de l’être
L’individualité humaine, même envisagée dans son intégralité, ne saurait avoir une place privilégiée et « hors série » dans la hiérarchie indéfinie des états de l’être total.
En vertu de la loi d’harmonie universelle, l’état humain occupe sa place rigoureuse, à côté d’autres états que nous ne pouvons pas connaître.
Sur un moment de discontinuité dans le développement de l’être: « ce moment qui a un caractère absolument unique, c’est celui où se produit, sous l’action du « Rayon Céleste » opérant sur un plan de réflexion, la vibration qui correspond au Fiat Lux cosmogonique qui illumine, par son irradiation, tout le chaos des possibilités. A partir de ce moment, l’ordre succède au chaos, la lumière aux ténébres, l’acte à la puissance, la réalité à la virtualité; et, lorsque cette vibration a atteint son plein effet en s’amplifiant et se répercutant jusqu’aux confins de l’être, celui-ci, ayant dès lors réalisé sa plénitude totale, n’est évidemment plus assujetti à parcourir tel ou tel cycle particulier, puisqu’il les embrasse tous dans la parfaite simultanéité d’une compréhension synthétique et « non-distinctive ». C’est là ce qui constitue à proprement parler la « transformation », conçue comme impliquant le « retour des êtres en modification dans l’Etre immodifié », en dehors et au delà de toutes les conditions spéciales qui définissent les degrés de l’Existence manifestée. » (p. 194-195)
L’Homme Universel se réalise par une « transformation » (au sens étymologique de passage au delà de la forme). Cette « transformation » est la Délivrance, ou Moksha en sanskrit.
La « transformation » peut être atteinte à partir de l’état humain pris comme base, et même à partir de toute modalité de cet état, ce qui revient à dire qu’elle est notamment possible pour l’homme corporel et terrestre.

Chapitre XXVIII. La Grande Triade
La conception traditionnelle d’« Homme Universel » n’a absolument rien d’anthropomorphique.
Tout anthropomorphisme est nettement antimétaphysique.
L’humanité, au point de vue cosmique, joue un rôle « central » par rapport au degré de l’Existence auquel elle appartient, mais seulement par rapport à celui-là, et non pas à l’ensemble de l’Existence universelle.
Tout individu humain a en lui-même la possibilité de se faire centre par rapport à l’être total. Il est donc permis à cet être, avant même cette réalisation, de se placer en quelque sorte idéalement au centre. Du fait qu’il est dans l’état humain, sa perspective particulière donne à cet état une importance prépondérante, contrairement à ce qui a lieu quand on l’envisage du point de vue de la métaphysique pure, c’est-à-dire de l’Universel.
La réintégration de l’être au centre même de l’état humain est la restitution de l’« état primordial ». Ce qui suit est l’identification du centre humain lui-même avec le centre universel. « […] la première de ces deux phases est la réalisation de l’intégralité de l’état humain, et la seconde est celle de la totalité de l’être. » (p. 199)
Suivant la tradition extrême-orientale, l’« homme véritable » (tchen-jen) est celui qui, ayant réalisé le retour à l’« état primordial », se trouve établi définitivement dans l’« Invariable Milieu », et échappe déjà aux vicissitudes de la « roue des choses ». Au-dessus de ce degré se trouve l’« homme divin » (cheun-jen), qui a dépassé l’humanité et est entièrement affranchi de ses conditions spécifiques. Il est parvenu à la réalisation totale, à l’« Identité Suprême ».
La Grande Triade de la tradition extrême-orientale a trois termes: le « Ciel » (Tien), la « Terre » (Ti) et l’« Homme » (Jen), ce dernier jouant un rôle de médiateur entre les deux autres, comme unissant en lui leurs deux natures.
« Pour qu’il puisse remplir effectivement, à l’égard de l’Existence universelle, le rôle dont il s’agit, il faut que l’homme soit parvenu à se situer au centre de toutes choses, c’est-à-dire qu’il ait atteint tout au moins l’état de l’« homme véritable »; encore ne l’exerce-t-il alors effectivement que pour un degré de l’Existence; et c’est seulement dans l’état de l’« homme divin » que cette possibilité est réalisée dans sa plénitude. Ceci revient à dire que le véritable « médiateur », en qui l’union du « Ciel » et de la « Terre » est pleinement accomplie par la synthèse de tous les états, est l’« Homme Universel », qui est identique au Verbe; […]. » (p. 200)
L’union du « Ciel » et de la « Terre » est la même chose que l’union des deux natures divine et humaine dans la personne du Christ, en tant que celui-ci est considéré comme l’ « Homme Universel ».
On peut comprendre par là le sens supérieur de cette phrase de l’Evangile: « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront point. » Le Verbe en lui-même, et par conséquent l’« Homme Universel » qui lui est identique, est au-delà de la distinction du « Ciel » et de la « Terre »; il demeure donc éternellement tel qu’il est, dans sa plénitude d’être, alors que toute manifestation et toute différenciation (c’est-à-dire tout l’ordre des existences contingentes) se sont évanouies dans la « transformation » totale.

Chapitre XXIX. Le centre et la circonférence

Il est évident que Pascal, l’auteur des considérations sur « les deux infinis », ne possédait aucune connaissance d’ordre métaphysique.
Dans la représentation spatiale de l’être total, il est vrai que chaque point, avant toute détermination, est, en puissance, centre de l’être que représente cette étendue où il est situé.
Le centre n’est à proprement parler nulle part, puisqu’il n’est pas soumis à la condition spatiale. Au sens spatial, ce sont partout les manifestations de ce point principiel qui est le centre.
Loi générale élémentaire: « […] entre le fait ou l’objet sensible (ce qui est au fond la même chose) que l’on prend pour symbole et l’idée ou plutôt le principe métaphysique que l’on veut symboliser dans la mesure où il peut l’être, l’analogie est toujours inversée, ce qui est d’ailleurs le cas de la véritable analogie. » (p. 204)
Ainsi, dans l’espace aucun point n’est et ne peut être centre. L’espace est une des possibilités du domaine qui est la circonférence de la « roue des choses ». Parler ici d’« intérieur » et d’« extérieur » est faire appel à un symbolisme spatial.
« […] mais l’impossibilité de se passer de tels symboles ne prouve pas autre chose que cette inévitable imperfection de nos moyens d’expression que nous avons déjà signalée plus haut. Si nous pouvons, jusqu’à un certain point, communiquer nos conceptions à autrui, dans le monde manifesté et formel (puisqu’il s’agit d’un état individuel restreint, hors duquel il ne pourrait d’ailleurs plus être même question d’« autrui » à proprement parler, tout au moins au sens « séparatif » qu’implique ce mot dans le monde humain), ce n’est évidemment qu’à travers des figurations manifestant ces conceptions dans certaines formes, c’est-à-dire par des correspondances et des analogies; c’est là le principe et la raison d’être de tout symbolisme, et toute expression, quel qu’en soit le mode, n’est en réalité pas autre chose qu’un symbole. » (p. 205)
Les pires erreurs métaphysiques sont issues de l’insuffisante compréhension et de la mauvaise interprétation des symboles.
Pascal avait dit que l’espace est « une sphère dont le centre est partout et la circonférence nulle part ». En réalité, « C’est le centre qui est proprement nulle part puisque […], il est essentiellement « non-localisé »; il ne peut être trouvé en aucun lieu de la manifestation, étant absolument transcendant par rapport à celle-ci, tout en étant intérieur à toutes choses. » (p. 207) Tout ce qui peut étre décrit, est la circonférence, jamais le Principe. C’est donc la circonférence qui est partout, pendant que le centre est non-manifesté. Mais le manifesté ne serait absolument rien sans le non-manifesté, qui contient par sa non-manifestation toutes les manifestations possibles.
« D’ailleurs, tant qu’il s’agit de l’être en soi, symbolisé par le point, et même de l’Etre universel, nous ne pouvons parler que de l’Unité, comme nous venons de le faire; mais, si nous voulions, en dépassant les bornes de l’Etre même, envisager la Perfection absolue, nous devrions passer en même temps, par delà cette Unité, au Zéro métaphysique, qu’aucun symbolisme ne saurait représenter, non plus qu’aucun nom ne saurait la nommer. » (p. 209)

Chapitre XXX. Dernières remarques sur le symbolisme spatial
Selon les scolastiques, le temps n’est qu’une modalité particulière de la durée. Le terme « durée » a été pris par eux pour désigner tout mode de succession, donc toute condition qui, dans d’autres états d’existence, peut correspondre analogiquement à ce qu’est le temps dans l’état humain.
Matgioi a dit, et la justesse du point de vue est partagée par Guénon aussi: « nous répugnons à charger la métaphysique d’une nouvelle terminologie, nous rappelant que les terminologies sont des sujets de discussions, d’erreurs et de discrédit; ceux qui les créent, pour les besoins apparents de leur démonstrations, en hérissent incompréhensiblement leurs textes, et s’y attachent avec tant d’amour que souvent ces terminologies, arides et inutiles, finissent par constituer l’unique nouveauté du système propsé » (La Voie Métaphysique, p. 33).
Si l’on voulait s’astreindre à un langage plus rigoureux, on devrait sans doute employer le mot « espace » pour désigner l’ensemble de toutes les étendues particulières.
La possibilité spatiale contient dans son indéfinité toutes les étendues possibles, dont chacune est indéfinie à un moindre degré. La possibilité spatiale n’est encore qu’une possibilité déterminée, indéfinie à une puissance multiple, mais quand même finie.
Il est absurde de soutenir l’existence d’un « espace infini », « car ne peut être vraiment infini que ce qui comprend tout, ce hors de quoi il n’y a absolument rien qui puisse le limiter d’une façon quelconque, c’est-à-dire la Possibilité totale et universelle » (p. 213)
Si le géocentrisme et l’antrophomorphisme sont inacceptables du point de vue métaphysique, le lyrisme scientifique qui pousse aux faux concepts d’« espace infini » et de « temps éternels » sont de pures absurdités.
En guise de conclusion pour tout le volume: « […] c’est par la conscience de l’Identité de l’Etre, permanente à travers toutes les modifications indéfiniment multiples de l’Existence unique, que se manifeste, au centre même de notre état humain aussi bien que de tous les autres états, cet élément transcendant et informel donc non-incarné et non-individualisé, qui est appelé le « Rayon Céleste »; et c’est cette conscience, supérieure par là même à toute faculté d’ordre formel, donc essentiellement supra-rationnelle, et impliquant l’assentiment de la loi d’harmonie qui relie et unit toutes choses dans l’Univers, c’est, disons-nous, cette conscience qui, pour notre être individuel, mais indépendamment de lui et des conditions auxquelles il est soumis, constituent véritablement la « sensation de l’éternité ». » (p. 214)

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