17 décembre 2005

Roland Man, Bonjour Monsieur Orwell: “La Fraternité existe-t-elle?” (note de lectura)

Publié dans René Guénon (1886-1951). Colloque du Centenaire, Le Cercle de Lumière, 1993.

En cette période les hommes de culture prennent plus volontiers comme point de référence le roman “1984” de George Orwell que le “Règne de la Quantité et les Signes des Temps” de René Guénon.

Guénon est entré dans un “trou de mémoire” pour la culture européenne officielle.

“La Fraternité” est la désignation que Orwell donne à un mouvement de résistence, dont l’existence est, sinon mythique, du moins très théorique, et qui serait le seul espoir un jour de vaincre Big Brother et le Parti… Comme Winston Smith (le heros du roman) est persuadé que O’Brien appartient à la “Fraternité”, le roman finit sans que le lecteur puisse répondre à la question “La Fraternité existe-t-elle?”

« En cette période ont tous les “signes” nous confirment qu’elle se situe bien vers la fin du cycle du Kali Yuga, l’homme de 1986 se trouve également dans la situation d’un Winston Smith mais dominé par un Big Brother “multiforme” et “omniprésent” qui le coupe sans douleur apparente, de ses racines profondes et l’éloigne sans cesse du Centre, et qui, pour ce travail de destruction, n’utilise pas de façon visible la torture physique ou morale, mais se sert plutôt d’une persuasion lente, douce et insidieuse, pour lui faire croire que la liberté se limite à la définition toute extérieure qu’en a donnée Orwell (dans le cadre du roman cela était parfaitement légitime) avec sa phrase fameuse: “La liberté c’est de dire que deux et deux font quatre. Lorsque cela est accordé, le reste suit…” Le reste c’est-à-dire le “progrès”, l’abondance, le bien-être… » (p. 186)

L’initiation existe-t-elle?

La question ci-dessus peut se répéter en équivalant les termes Initiation = Tradition = Connaissance = Amour…

« Dieu merci, être “guénonien” […] ne constitue pas encore un “crime de pensée” mais “avoir des préoccupations guénoniennes” apparaîtrait sûrement aux yeux d’une “Police de la Pensée Intellectuelle” – si celle-ci existait – comme un comportement purement rétrograde et “réactionnaire”, un manquement à “l’orthodoxie moderniste”… » (p. 187)

« Peut-être d’ailleurs nous dirigeons-nous doucement vers un tel futur et peut-être “l’omission” de René Guénon dans les noms propres du Larousse ne sera-t-elle que simple “peccadille” par rapport aux innombrables “trous de mémoire” qui ne manquera pas de comporter la version “télématique” du 21e siècle du “Petit Larousse” ou de son équivalent… » (p. 187)

Il est à supposer que le problème principal des générations futures sera la multiplication de façon démentielle des “voix” qui se font entendre pour parles des “voies” intiatiques… Pratiquement la Connaissance sera oubliée et cachée par la surexposition de la fausse connaissance.

Scénario pour un avenir pas trop éloigné: « Winston Smith vit au début du 21e siècle et dispose chez lui d’un terminal relié à des centaines de mille de banques de données bibliographiques. Qu’il tape sur son clavier (ou parle directement à la machine) pour dire qu’il souhaite, par exemple, consulter la bibliographie complète sur une question qui l’intéresse en ce moment, c’est-à-dire le “Bouddhisme Zen”, son télécran risquera de lui restituer des kilomètres de “signes” avec les noms des auteurs, les titres des ouvrages, dans les différentes langues imaginables. Et comme il sera alors forcément perdu devant cet océan d’informations et de contenus parfois contradictoires, il sera tenté de recourir à ce qui sera probablement la panacée culturelle du 21e siècle: le “digest”, “le condensé”, ou le “résumé”.

Et l’on découvrira cette “seule liberté” qui s’offrira à notre Winston Smith moderne: à un bout il disposera d’un relevé exhaustif et complet de la liste impressionnante des ouvrages disponibles sur une question donnée et à l’autre bout on lui proposera un “échantillon représentatif, significatif et caractéristique” du “résumé” de la question, grâce au travail “clairvoyant” et “désintéressé” de quelques encyclopédistes télématiques, qui seront bien obligés de s’imposer quelques “trous de mémoire”, simplificaitons ou résumés succints pour donner une présentation acceptable à leur travaux. » (p. 188)


Etre “Guénonien” en 1986

On peut dire que l’expression “guénonien” est utilisée à propos d’auteurs dont la pensée est parfois diamétralement opposée.

Sont normalement dits “guéniens” ceux qui:

- ont lu et étudié l’œuvre de René Guénon et l’admirent pour sa vision;
- se réclament expressément de lui et lui dédient leurs travaux, ou tout simplement lui expriment leur reconnaissance;
- ceux qui reconnaissent formellement avoir été influencés par son œuvre et/ou sa vie;
- ceux qui ont connu René Guénon de son vivant, ou qui l’ont approché de près ou de loin et qui en parlent avec admiration;
- ceux qui ne l’ont jamais connu ou lu mais ont lu ou entendu des guénoniens ayant analysé son œuvre.

Il existe une tendance parmi les guénoniens de se considérer eux-mêmes comme les “véritables guénoniens” et de considérer les autres comme les “faux guénoniens”, ces derniers étant assimilés purement et simplement à des anti-guénoniens. Le cas n’est pas isolé, l’histoire du Zen fourmille d’anecdotes dans lesquelles la pensée du Maître mort est récupérée par ses disciples pour faire ensuite l’objet d’interprétations souvent contradictoires.

« […] si on se contente d’admirer la “pensée” de Guénon, on passe à côté de l’essentiel et on rejoint ceux que Guénon dénonce justement… » (p. 190)

Définition provisoire du guénonien: « Avoir des préoccupations “guénoniennes” c’est avoir des préoccupations “d’ordre spirituel” et se poser des questions d’ordre métaphysique, qui peuvent amener celui qui se les pose à se remettre en question, c’est-à-dire à remettre en question “la vie” qui est la sienne, et réfléchir sur les “conditions” de cette vie, si on estime que la “vie peut être changée”… » (p. 190)

Pour un certain nombre de personnes, la lecture de René Guénon aura été un “bouleversement” complet et radical et aura abouti à une “métanoia”, ce que veut dire en grec “retournement”.

Parmi les guénoniens, il faut citer:
- Jean Robin (dénonciateur acharné de la contre-initiation);
- Jean Phaure (qui veut réconcilier au niveau des principes métaphysiques les “évolutionnistes” de la fameuse ère du Verseau et les “stricts guénoniens”;
- Etienne Perrot et Jean Biès (qui peuvent être considérés comme les représentants d’un courant occidental qui veut concilier Jung, Guénon et le Yi King);
- Jean Tourniac (dont les ouvrages pointent en direction de la Franc-Maçonnerie Traditionnelle);
- L’abbé Henri Stéphane (qui traite de l’ésotérisme au sein du christianisme);
- Frithjof Schuon (qui a reconnu l’apport capital de Guénon, mais qui dénonce “ses contradictions inexplicables”;
- Michel Vâlsan, Marco Pallis, Titus Burckhardt…

Raymond Abellio a parlé de “la fin de l’ésotérisme”, dans le sens que maintenant les moindres questions de l’ésotérisme sont désormais étudiées et analysées dans les livres qui viennent remplir les rayons “spécialisés” des librairies.

[L’auteur signale de nombreuses contradictions entre les principes de Guénon, les afirmations de certains guénoniens et d’autres choses pratiques.]


Etre guénonien aujourd’hui

« Etre guénonien aujourd’hui c’est être obligé continuellement de naviguer entre ces “subtilités” ou “différenciations” et si l’on veut être honnête, il faut bien reconnaître que cela est conforme à tout ce que disait René Guénon dans son magistral ouvrage “Le règne de la Quantité et les Signes des Temps”… Car l’une des attitudes guénoniennes “faciles” consiste à cantonner le “Guénonisme” dans une violente critique du monde moderne et de ses dangers en le rendant responsible de tous nos maux et de péchés en disant: “Oui, c’est bien ça le règne de la quantité…” ou bien “Il nous faut retrouver notre propre tradition, et pour cela Guénon est notre “unique” recours… nous vivons dans un Occident qui court à sa perte… etc…” » (p. 193)

Le danger qui guette celui qui se découvre des préoccupations guénoniennes est de croire naïvement qu’il pourra “nourrir” et faire grandir sa foi retrouvée simplement en allant “puiser” dans les livres de Guénon et y trouver les éléments et justifications de sa convinction nouvelle.

Le culte fervent du symbole “Guénon” est contraire à l’esprit même de l’enseignement guénonien.


“Aujourd’hui” ou cent ans après la naissance de René Guénon

Il faut mentionner l’état de confusion générale qui règne dans le domaine spirituel en cette fin du 20e siècle, comte tenu de la multiplicité et la surabondance des voix qui s’élèvent pour traiter du domaine “spirituel”.

L’invention ou la découverte de la perspective, pendant le Quattrocento italien, marque en réalité le moment où l’homme a quitté “le centre” pour devenir un “observateur” repoussé à la périphérie, et où, croyant reconstruire un univers harmonieux à partir de “la règle et du compas” de son seul œil externe, il s’est séparé irrémédiablement de son œil “intérieur”.


Le désert intérieur

Marie-Madeleine Davy écrit dans son ouvrage “Le désert intérieur” (Albin Michel, collection “Spiritualités vivantes”) que le désert intérieur est la nouvelle vocation des hommes, voués au sanctuaire de l’homme intérieur, la nouveauté étant que ce sanctuaire ne sera plus fréquenté par une très faible minorité choisissant le désert extérieur comme lieu d’éléction, mais par un grand nombre vivant parmi la foule tout en se tenant dans le désert du dedans.

En guise de conclusion provisoire: de l’Orientation aux orientations…

« Ceux qui ont approché le Zen nous pardonneront de répondre à la question “L’Initiation existe-t-elle?” à la façon d’une anecdote Zen que nous paraphraserons pour la circonstance. Si nous formulions cette question à un Maître Zen, celui-ci pourrait très bien nous répondre: Quand l’hirondelle a soif elle va boire au ruisseau… » (p. 198)

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