03 décembre 2005

René Guénon, L’erreur spirite, (fragment)

Le spirite qui, possédant quelques facultés médiumniques, s’enferme chez lui pour consulter sa table à propos de n’importe quoi, ne se doute pas que c’est tout simplement avec lui-même qu’il communique par ce moyen détourné, et c’est pourtant ce qui lui arrive le plus ordinairement. Dans les séances des groupes, la présence d’assistants plus ou moins nombreux vient un peu compliquer les choses: le médium n’en est plus réduit à sa seule pensée, mais, dans l’état spécial où il se trouve et qui le rend éminemment accessible à la suggestion sous toutes ses formes, il pourra tout aussi bien refléter et exprimer la pensée de l’un quelconque des assistants. D’ailleurs, dans ce cas comme dans le précédent, il ne s’agit pas forcément d’une pensée qui s’exprimera guère que si quelqu’un a la volonté bien arrêtée d’influencer les réponses; habituellement, ce qui se manifeste appartient plutôt à ce domaine très complexe que les psychologues appellent le « subconscient ». On a parfois abusé de cette dernière dénomination, parce qu’il est commode, en maintes circonstances, de faire appel à ce qui est obscur et mal défini; il n’en est pas moins vrai que le « subconscient » correspond à une réalité; seulement, il y a de tout là-dedans, et les psychologues, dans la limite des moyens dont ils disposent, seraient fort embarrassés pour y mettre un peu d’ordre. Il y a d’abord ce qu’on peut appler la « mémoire latente »: rien ne s’oublie jamais d’une façon absolue, comme le prouvent les cas de « réviviscence » anormale qui ont été assez souvent constatés; il suffit donc que quelque chose ait été connu de l’un des assistants, même s’il croit l’avoir complètement oublié, pour qu’il n’y ait pas lieu de chercher ailleurs si cela vient à s’exprimer dans une « communication » spirite. Il y a aussi toutes les « prévisions » et tous les « pressentiments », qui arrivent parfois, même normalement, à devenir assez clairement conscients chez certaines personnes; c’est à cet ordre qu’il faut certainement rattacher bien des prédictions spirites qui se réalisent, sans compter qu’il y en a beaucoup d’autres, et probablement un plus grand nombre, qui ne se réalisent pas, et qui représentent de vagues pensées quelconques prenant corps comme peut le faire n’importe quelle rêverie [1]. Mais nous irons plus loin: une « communication » énonçant des faits réellement inconnus de tous les assistants peut cependant provenir du « subconscient » de l’un d’eux, car, sous ce rapport aussi, on est fort loin de connaître ordinairement toutes les possibilités de l’être humain: chacun de nous peut être en rapport, par cette partie obscure de lui-même, avec des êtres et des choses dont il n’a jamais eu connaissance au sens courant de ce mot, et il s’établit là d’innombrables ramifications auxquelles il est impossible d’assigner des limites définies. Ici, nous sommes bien loin des conceptions de la psychologie classique; cela pourra donc sembler étrange, de même que le fait que les « communications » peuvent être influencées par les pensées de personnes non présentes; pourtant, nous ne craignons pas d’affirmer qu’il n’y a à tout cela aucune impossibilité.
Ce qu’il y a de curieux à noter comme conséquence de ces dernières considérations, c’est ceci: ceux même qui admettent qu’il est possible d’évoquer les morts (nous voulons dire l’être réel des morts) devraient admettre qu’il soit également possible, et même plus facile, d’évoquer un vivant, puisque le mort n’a pas acquis, à leurs yeux, d’éléments nouveaux, et que d’ailleurs, quel que soit l’état dans lequel on le suppose, cet état, comparé à celui des vivants, n’offrira jamais une similitude aussi parfaite que si l’on compare des vivants entre eux, d’où il suit que les possibilités de communication, si elles existent, ne peuvent en tout cas être qu’amoindries et non pas augmentées. Or il est remarquable que les spirites s’insurgent violemment contre cette possibilité d’évoquer un vivant, et qu’ils semblent la trouver particulièrement redoutable pour leur théorie; nous qui dénions tout fondement à celle-ci, nous reconnaissons au contraire cette possibilité, et nous allons tâcher d’en montrer un peu plus clairement les raisons. Le cadavre n’a pas de propriétés autres que celles de l’organisme animé, il garde seulement certaines des propriétés qu’avait celui-ci; de même, l’ob des Hébreux, ou le prêta des Hindous, ne saurait avoir de propriétés nouvelles par rapport à l’état dont il n’est qu’un vestige; si donc cet élément peut êter évoqué, c’est que le vivant peut l’être aussi dans son état correspondant. Bien entendu, ce que nous venons de dire suppose seulement une analogie entre différents états, et non une assimilation avec le corps; l’ob (conservons-lui ce nom pour plus de simplicité) n’est pas un « cadavre astral », et ce n’est que l’ignorance des occultistes, confondant analogie et identité, qui en a fait la théorie, c’est de limiter arbitrairement des possibilités que l’on peut dire proprement indéfinies (nous ne disons pas infinies). Les forces susceptibles d’entrer en jeu sont diverses et multiples; qu’on doive les regarder comme provenant d’êtres spéciaux, ou comme de simples forces dans un sens plus voisin de celui où le physicien entend ce mot, peu importe quand on s’en tient aux généralités, car l’un et l’autre peuvent être vrais suivant les cas. Parmi ces forces, il en est qui sont, par leur nature, plus rapprochées du monde corporel et des forces physiques, et qui, par conséquent, se manifesteront plus aisément en prenant contact avec le domaine sensible par l’intermédiaire d’un organisme vivant (celui d’un médium) ou par tout autre moyen. Or ces forces sont précisément les plus inférieures de toutes, donc celles dont les effets peuvent être les plus funestes et devraient être évités le plus soigneusement; elles correspondent, dans l’ordre cosmique, à ce que sont les plus basses régions du « subconscient » dans l’être humain. C’est dans cette catégorie qu’il faut ranger toutes les forces auxquelles la tradition extrême-orientale donne la dénomination générique d’« influences errantes », forces dont le maniement constitue la partie la plus importante de la magie, et dont les manifestations, parfois spontanées, donnent lieu à tous ces phénomènes dont la « hantise » est le type le plus connu; ce sont, en somme, toutes les énergies non individualisées, et il y en a naturellement de bien des sortes. Certaines de ces forces peuvent être dites vraiment « démoniaques » ou « sataniques »; ce sont celles-là, notamment, que met en jeu la sorcellerie, et les pratiques spirites peuvent aussi les attirer souvent, quoique involontairement; le médium est un être que sa malencontreuse constitution met en rapport avec tout ce qu’il y a de moins recommandable en ce monde, et même dans les mondes inférieurs. Dans les « influences errantes » doit être également compris tout ce qui, provenant des morts, est susceptible de donner lieu à des manifestations sensibles, car il s’agit là d’éléments qui ne sont plus individualisés: tel est l’ob lui-même, et tels sont à plus forte raison tous ces éléments psychiques de moindre importance qui représentent « le produit de la désintégration de l’inconscient (ou mieux du « subconscient ») d’une personne morte »; ajoutons que, dans les cas de mort violente, l’ob conserve pendant un certain temps un degré tout spécial de cohésion et de quasi-vitalité, ce qui permet de rendre compte de bon nombre de phénomènes.

(Fragment de L’Erreur spirite, Etudes Traditionnelles)

Notes:

[1] Il y a aussi des prédictions qui ne se réalisent que parce qu’elles ont agi à la façon des suggestions; nous y reviendrons quand nous parlerons spécialement des dangers du spiritisme.

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