11 décembre 2005

Jean Biès, René Guénon: au delà de la Conjuration silencieuse, (note de lectura)





Publié dans René Guénon (1886-1951). Colloque du Centenaire, Le Cercle de Lumière, 1993.

« La génération des années cinquante à laquelle j’appartiens ignorait la télévision, la politisation intensive, les triturages génétiques. Encore nourrie de latin, parfois de grec, les mots de secte, drogue, chômage, terrorisme lui restaient inconnus. A peine entendait-elle vaguement parler d’une invasion chinoise au Tibet, d’essais de bombe à hydrogène dans le Pacifique, et des récurrences de l’affaire Rosenberg. Et pourtant, un réel malaise existentiel travaillait déjà nos adolescences, entretenu par la lecture du “Meilleur des Mondes”, et bercé par la cithare ironiquement douloureuse du film “Le Troisième Homme”. Nous avions pour références Sartre, parce qu’il nous parlait de révolte et de liberté, et surtout Gide, ce maître du style […]. » (p. 215)

Le 7 janvier 1951, René Guénon mourait en Egypte. Un article de l’hebdomadaire Réforme, signé d’Olivier Carfort, et romanesquement intitulé: “Un sage vivait au pied des Pyramides”, paraissait quelques jours plus tard, présentant à traits succincts la figure de cet “orientaliste français”.

Toujours sur la découverte de Guénon pendant son adolescence: « Il est peut commode d’expliquer ce que fut cette révélation intérieure. Pris entre deux discours foncièrement antinomiques, j’acquis la certitude que le discours vrai n’était pas celui qui se prétendait tel, et que me tenaient de paisibles humanistes nourris d’Anatole France, au scepticisme souriant, mais celui du grand absent des programmes. Il se révèla vite que si mes professeurs étaient mes maîtres, je n’étais déjà plus tout à fait leur disciple. » (p. 217)

Les ouvertures laissées par Guénon dans son œuvre:
Mircea Eliade, pour les mythes originels et la méta-histoire;
Jean Richer, pour la géographie sacrée du monde grec;
Frithjof Schuon, pour l’unité des religions;
Maître Eckhart;
Yi King;
Baal Shem-Tov;
Corbin;
Massignon;
Shrî Aurobindo.

Guénon s’est trompé dans certaines affirmations:
dans l’Antiquité classique il y avait eu les présocratiques: Héraclite, Empédocle, Parménide; aussi Plotin;
les Grecs connaissaient aussi l’Infini, que Platon nomme le “Souverain Bien”, et Aristote – l’”Acte pur”
durant la Renaissance humaniste il y avait eu les kabbalistes chrétiens: Pic de la Mirandole;
Guillaume Portes, Niocolas de Cusa parlaient d’une convergence des religions;
Au siècle des Lumières, Herder et Schlegel avaient eu l’idee d’une Révélation originelle unique;
Novalis et Hölderlin abondaient en références ésotériques;
Jung, dans ses derniers ouvrages de psychanalyse, parle d’un “Savoir absolu” qui correspond au “superconscient” que Guénon lui reproche d’ignorer;

« Guénon m’avait tenu la main pour traverser le jardin des délices mensongères; il m’avait épargné les pertes de temps dans les bas-fonds du spiritisme et du théosophisme, permis d’échapper aux tentations idéologiques. Il m’évita de même, dès lors, de sombrer dans les snobismes culturels et les avant-gardes rétrogrades. Par extrapolation de ses brèves allusions, j’en vins à lire d’un œil neuf des auteurs qui disaient beaucoup plus qu’ils ne le soupçonnaient eux-mêmes. » (p. 227)

Hors de l’ésotérisme, il n’est guère de littérature; et l’on pourrait appliquer à tout auteur brandissant sa haine du ciel la phrase de Maître Eckhart: “Plus il blasphème, plus il loue Dieu.”

En guise de conclusion: « Quand je lisais le Shaikh Abdel Wahid Yahia, mœlleusement installé parmi les oliviers et les glycines de la Mitidjah, j’approuvais hautement ses paroles, applaudissais, allais de l’enthousiasme pour sa sûreté doctrinale à l’admiration pour sa clairvoyance, mais je ne me doutais pas un seul instant que cet Age sombre dont il m’entretenait, je le rencontrerai un jour tout entier sur ma route, je le rencontrerai chaque jour, redoutable de férocité. Je ne savais pas encore que nul n’échappe au monstre et qu’il faut lui payer de terribles rançons morales, sociales, physiques, psychologiques. Je serai, comme les autres, davantage peut-être parce que ma lucidité avait été plus précocement aiguisée par cette lecture, condamné à être le témoin, l’otage d’un monde violent, médiocre, impitoyable, où chacun, tôt ou tard, découvre qu’il a été piégé. Il me faudrait affronter, comme les autres, l’uniformisation, le règne de la machine, la dégénérescence de la monnaie, mais aussi celle du langage, les agressions de toutes sortes, les entraves à la vocation, la dépoétisation du monde, affronter la “grande solitude” que Guénon prédit à quiconque s’aventure en certaines forêts interdites, devenir un étranger dans ma tribu, traverser l’Age des ténèbres en en étant le moins possible ébloui, sous peine de mort. » (p. 229)

Les livres de Guénon minent les fausses certitudes.

Julius Evola, qui partageait avec Guénon une grande lucidité sur le monde actuel et sur le fond de l’être humain, a cependant commis l’erreur de voir dans le fascisme une restauration de l’aristocratie, et par suite, une solution à la crise. D’autre part, Evola donne la prédominance aux kshatriya sur les brâhmanes, ce qui est anti-traditionnel.

En 1955, Jung a déclaré à Frédéric Sandra: “Tout ce que j’ai appris m’a conduit pas à pas à une inébranlable conviction de l’existence de Dieu. Je ne crois qu’en ce que je sais. Et cela supprime le fait de croire. En conséquence, je ne prends pas Son existence pour une croyance; - ke sais qu’Il existe.”

Au cas du christianisme, Guénon semble avoir trop durci et systématisé la distinction entre le niveau exotérique et le niveau ésotérique, peut-être sous l’influence de l’Islâm, qui les distingue nettement.

Sans parler d’ésotérisme stricto sensu, la tradition orthodoxe affirme procéder d’un “esprit de filiation” dans le processus d’une revivification de la grâce baptismale, inaugurée par la bénédiction du Père spirituel. La paradosis désigne la transmission de la “prière du cœur” sous l’égide du Saint Esprit. C’est à elle que fait allusion, au IVe siècle, Saint Basile: “Tradition tacite et mystérieuse maintenue jusqu’à nos jours” (Livre du Saint Esprit). De même, Jean Cassien: “C’est un secret que nous ont transmis les rares survivants des Pères du premier âge et que nous ne livrons de même qu’au petit nombre d’âmes qui ont vraiment soif de le connaître.” (Collationes)

Au “salut” correspondent successivement, selon la terminologie hésychaste:
la katharsis (la purification des passions);
la gnôsis (la contemplation de Dieu dans ses œuvres et ses attributs);
la théôria (la contemplation de Dieu dans son essence);
Ces trois étapes conduisent à l’apathéïa (la maîtrise des passions) et concluent les Petits Mystères.

A la “Libération” correspondent:
la théosis (la déification);
la théognosia (la connaissance-inconnaissance);
Ces deux étapes conduisent à l’hésychia (la paix) et concluent les Grands Mystères.

Sur la langue primordiale: « La phonétique hindoue enseigne qu’à l’origine, il y a l’”au-delà de la parole”, - Parâvâk, - qui tend vers l’idée et sa formulation à partir d’un milieu indifférencié. A un second degré se situe Pashyantî, la “visible”, qui correspond au Non-manifesté dans lequel l’idée prend forme, se laisse percevoir sans être encore exprimée. A un troisième degré se situe Madhyamâ, l’”intermédiaire”, qui projette l’idée dans le monde des formes, fait de vibrations encore subtiles. Enfin, au niveau de Vaikarî, la “perceptible”, la vibration s’exprime à l’aide d’un son matériel pour constituer le langage. Les “sons-semences”, - sphota, - résident en Madhyamâ, et les sons audibles, -dhvani, - en Vaikarî. Mais le langage dont il s’agit est de beaucoup antérieur à ceux que nous parlons. En lui, les sons correspondent parfaitement aux objets et agisent sur les choses, comme aussi sur les centres subtils de l’être humain. C’est à la dégénérescence cyclique que sont imputables la disparition des “mots vrais” et la confusion des langues. Mais les mantra conservent l’exact souvenir de ce langage primordial. Au niveau de son symbolisme linguistique, on peut dire de Bable qu’elle a pris les syllabes mantriques de la Langue originelle, les a jetées en l’air et les a ramassées au hasard pour en faire les idiomes que nous connaissons. » (p. 237)

En guise de conclusion pour la partie d’entretien: « Selon la vision traditionnelle des choses, chaque événement ou incident de notre vie est élaboré et voulu par une force à l’œuvre derrière la façade de la personnalité et les péripéties de la destinée, conformément à ce qui doit être accompli… L’année où Nietzsche annonça la mort de Dieu est également celle où mourut Râmakrishna et où naquit René Guénon. Sans autre commentaire. Râmakrishna figure sans nul doute dans la lignée des Avâtara. Dans le cas de Guénon, il n’y a pas eu réadaptation inspirée de la philosophie éternelle, mais plus exactement, le rappel de certaines idées oubliées qu’il était nécessaire de réveiller, compte tenu de la conjoncture cyclique, la transmission d’un certain nombre d’éléments initiatiques et de leurs commentaires dans une présentation et un syle convenant aux hommes de ce temps. On a dit de lui qu’il avait été l’”interprète providentiel” de cette conjoncture, et l’on peut adhérer sans réserves à cette définition. Si l’on tient à garder la terminologie orientale, on dira de Guénon qu’il ne fut pas un Avâtara, dans le sens d’une Incarnation divine descendue sur terre et fondatrice d’une religion, mais un vibhûti, dans le sens d’une manifestation, au plan intellectuel, d’un ensemble de vérités métaphysiques décisives pour l’avenir de l’humanité.

A propos des dates, elles sont parlantes. Celle de la mort de personnages importants le sont autant que celles de leur naissance; elles se produisent souvent à la veille d’une nouvelle baisse de niveau; leurs œuvres apparaissent comme la récapitulation d’une époque chargée d’éclairer l’époque suivante. Guénon est mort tout au début de 1951. Vous savez peut-être que pour Gaston Georgel, la période qui s’étend de 1950 à 2030 correspond à la phase finale du dernier cycle, qu’il appelle “dirigiste”, ou “totalitaire”; autrement dit, l’âge de fer de l’”Age de Fer”. Le même auteur date de 1314 le début de l’Ere moderne et de la phase descendante du christianisme. Or, l’Ordre des Templiers a été détruit cette même année, Dante est mort en 1321, Maître Eckhart en 1327. Leurs œuvres constituent, avec la Somme Théologique de Thomas d’Aquin, le testament du Moyen Age. L’œuvre de Guénon est en droit d’apparaître comme le testament des Temps de la Fin. » (p. 238-239)

Aucun commentaire: