25 juillet 2005

Jean-François Lyotard, La condition postmoderne, (note de lectura)

Paru chez Les Editions de Minuit, 1979.
Sous-titre: Rapport sur le savoir.

Introduction
Sens du mot « postmoderne »: « Il désigne l’état de la culture après les transformations qui ont affecté les règles des jeux de la science, de la littérature et des arts à partir de la fin du XIXe siècle. Ici, on situera ces transformations par rapport à la crise des récits. » (p. 7)
La science est en conflit avec les récits. Quand même, elle tient sur son propre statut un discours de légitimation, qui est un métarécit, un métadiscours, une philosophie.
« En simplifiant à l’extrême, on tient pour « postmoderne » l’incrédulité à l’égard des métarécits. » (p. 7) La science moderne croyait encore dans les métarécits justificateurs (la dialectique de l’Esprit, l’herméneutique du sens).

« A la désuétude du dispositif métanarratif de légitimation correspond notamment la crise de la philosophie métaphysique, et celle de l’institution universitaire qui dépendait d’elle. » (p. 7)
Avec le postmodernisme sont condamnées à la disparition les facteurs de la fonction narrative: le grand héros, les grands périls, les grands périples et le grand but.
« Ainsi, la société qui vient relève moins d’une anthropologie newtonienne (comme le structuralisme ou la théorie des systèmes) et davantage d’une pragmatique des particules langagières. Il y a beaucoup de jeux de langage différents, c’est l’hétérogénéité des éléments. Ils ne donnent lieu à institution que par plaques, c’est le déterminisme local. » (p. 8)
La logique postmoderne implique la commensurabilité des éléments et la détermination du tout. [Donc, la réduction à la quantité sous l’emprise de la volonté de contrôle et de puissance.] « L’application de ce critère à tous nos jeux ne va pas sans quelque terreur, douce ou dure: Soyez opératoires, c’est-à-dire commensurables, ou disparaissez. » (p. 8)
« La condition postmoderne est pourtant étrangère au désenchantement, comme à la positivité aveugle de la déligitimation. Où peut résider la légitimité, après les métarécits? » (p. 8) La légitimité est remplacée par le critère d’opérativité. Ce qui est opératif devient vrai et juste.

1. Le champ: le savoir dans les sociétés informatisées
« Notre hypothèse de travail est que le savoir change de statut en même temps que les sociétés entrent dans l’âge dit post-industriel et les cultures dans l’âge dit postmoderne. Ce passage est commencé depuis au moins la fin des années 50, qui pour l’Europe marque la fin de sa reconstruction. » (p. 11)
Depuis 40 ans sciences et techniques de pointe portent sur le langage:
la phonologie et les théories linguistiques;
les problèmes de la communication et la cybernétique;
les algèbres modernes et l’informatique;
les ordinateurs et leurs langages;
les problèmes de traduction des langages et la recherche des compatibilités entre langages-machines;
les problèmes de mise en mémoire et les banques de données;
la télématique et la mise au point de terminaux « intelligents »;
la paradoxologie, etc.
Ces transformations technologiques ont affecté la recherche et la transmission de connaissances. « Dans cette transformation générale, la nature du savoir ne reste pas intacte. Il ne peut passer dans les nouveaux canaux, et devenir opérationnel, que si la connaissance peut être traduite en quantités d’informations. On peut donc en tirer la prévision que tout ce qui dans le savoir constitué n’est pas ainsi traduisible sera délaissé, et que l’orientation des recherches nouvelles se subordonnera à la condition de traduisibilité des résultats éventuels en langage de machine. » (p. 13) [Le savoir devient de plus en plus quantitatif à la seule condition de renoncer à la qualité intrinséque.]
« L’ancien principe que l’acquisition du savoir est indissociable de la formation (Bildung) de l’esprit, et même de la personne, tombe et tombera davantage en désuétude. Ce rapport des fournisseurs et des usagers de la connaissance avec celle-ci tend et tendra à revêtir la forme que les producteurs et les consommateurs de marchandises ont avec ces dernières, c’est-à-dire la forme valeur. Le savoir est et sera produit pour être vendu, et il est et sera consommé pour être valorisé dans une nouvelle production: dans les deux cas, pour être échangé. Il cesse d’être à lui-même sa propre fin, il perd sa « valeur d’usage ». » (p. 14) [Si le savoir se quantitativise, l’homme se robotise. Il avale, conserve et utilise des informations qui ne sont pas appropriées à sa nature intime, qui ne le construisent pas. Dès que celles-ci deviennent périmées, l’homme renonce pour d’autres informations-bidon.]
L’information, devenue force de production spécifique pour les pays développés, contribue à l’agrandissement de l’écart avec les pays en voie de développement. Les Etats-nations, après s’être battus pour maîtriser des territoires et des dispositifs pour exploiter la matière première, se battront à l’avenir pour maîtriser des informations. « Car la mercantilisation du savoir ne pourra pas laisser intact le privilège que les Etats-nations modernes détenaient et détiennent encore en ce qui concerne la production et la diffusion des connaissances. L’idée que celles-ci relèvent de ce « cerveau » ou de cet « esprit » de la société qu’est l’Etat se trouvera périmée à mesure que se renforcera le principe inverse selon lequel la société n’existe et ne progresse que si les messages qui y circulent sont riches en informations et faciles à décoder. » (p. 15)
Dans les décennies précedentes, les institutions économiques ont mis en péril les institutions étatiques grâce à des formes nouvelles de circulation des capitaux, auxquelles on a donné le nom générique d’entreprises multinationales. La transformation de la nature du savoir peut avoir sur les pouvoirs publics des effets inattendus.
« […] on peut imaginer que les connaissances soient mises en circulation selon les mêmes réseaux que la monnaie, et que le clivage pertinent à leur égard cesse d’être savoir / ignorance pour devenir comme pour la monnaie « connaissance de paiement / connaissance d’investissement », c’est-à-dire: connaissances échangées dans le cadre de l’entretien de la vie quotidienne (reconstitution de la force de travail, « survie ») versus crédits de connaissances en vue d’optimiser les performances d’un programme. » (p. 17) [Si les informations ressembleront de plus en plus à la monnaie, il faut envisager aussi une inflation de ce côté. Et qui dit « inflation » dit aussi « dévalorisation ».]

2. Le problème: la légitimation
On parle de plus en plus d’une « informatisation de la société ».
Le savoir scientifique est en compétition avec le savoir narratif (appelé comme ça « pour simplifier », p. 18). Ce dernier « est lié aux idées d’équilibre intérieur et de convivialité » (p. 19) Si le savoir scientique est de plus en plus extérieur et aliénant, quelle est sa légitimation?
« La légitimation, c’est le processus par lequel un législateur se trouve autorisé à promulguer cette loi comme une norme. Soit un énoncé scientifique; il est soumis à la règle: un énoncé doit présenter tel ensemble de conditions pour être reçu comme scientifique. Ici, la légitimation est le processus par lequel un « législateur » traitant du discours scientifique est autorisé à prescrire les conditions dites (en général, des conditions de consistance interne et de vérification expérimentale) pour qu’un énoncé fasse partie de ce discours, et puisse être pris en considération par la communauté scientifique. » (p. 19-20)
Aujourd’hui plus que jamais, le savoir scientifique se trouve subordonné aux puissances. « […] savoir et pouvoir sont les deux faces d’une même question: qui décide ce qu’est savoir, et qui sait ce qu’il convient de décider? La question du savoir à l’âge de l’informatique est plus que jamais la question du gouvernement. » (p. 20)

3. La methode: les jeux de langage
Jean-François Lyotard témoigne avoir préféré une procédure: celle de mettre l’accent sur les faits de langage.
Un énoncé comme « L’université est malade », positionne son destinateur (celui qui l’énonce), son destinataire (celui qui le reçoit) et son référent (ce dont l’énoncé traite).
Un énoncé comme « L’Université est ouverte », prononcé par un doyen ou un recteur, est performatif (son effet sur le référent coïncide avec l’énonciation).
Un énoncé du type « Donnez des moyens à l’université » est une prescription. Le destinateur est placé en position d’autorité.
« Trois observations valent d’être faites au sujet des jeux de langage. La première est que leurs règles n’ont pas leur légitimation en elles-mêmes, mais qu’elles font l’objet d’un contrat explicite ou non entre les joueurs (ce qui ne veut pas dire pour autant que ceux-ci les inventent). La seconde est qu’à défaut de règles il n’y a pas de jeu, qu’une modification même minime d’une règle modifie la nature du jeu, et qu’un « coup » ou un énoncé ne satisfaisant pas aux règles n’appartient pas au jeu défini par celles-ci. La troisième remarque vient d’être suggérée: tout énoncé doit être considéré comme un « coup » fait dans un jeu. » (p. 22-23)
Parler est combattre, au sens de jouer. Les actes de langage relèvent d’une agonistique générale (de l’agôn – la joute, plutôt que de la communication).
Complément: le lien social observable est fait de « coups » de langage.

4. La nature du lien social: l’alternative moderne
La représentation de la société moderne a été faite de deux manières:
a) la société forme un tout fonctionnel; ex: Talcott Parsons et son courant;
b) la société est divisée en deux; ex: le marxisme.
Parsons a assimilé la société à un système auto-régulé. Le modèle théorique a été fourni par la cybernétique. Son principe théorique correspond à la stabilisation des économies de croissance sous l’égide d’un welfare state. La finalité du système est l’autoprogrammation des inputs avec des outputs, c’est-à-dire sa performativité. La seule alternative à ce perfectionnement est l’entropie, c’est-à-dire le declin. Cette idée est celle des technocrates aussi.
Le marxisme construit un autre modèle de société: la transformation des luttes de classe en régulateurs de système. Paradoxalement, le retour du modèle totalisant dans les pays communistes privait ces luttes du droit à l’existence.
Question d’épistémologie: « […] savoir quelque chose de celle-ci [la société – n.n.], c’est d’abord choisir la manière de l’interroger qui est aussi la manière dont elle peut fournir des réponses. » (p. 28) [Autrement dit, pour apprendre quelque chose, il faut déjà savoir!]
« On est tenté d’y échapper en distinguant deux sortes de savoir, l’un positiviste qui trouve aisément son application aux techniques relatives aux hommes et aux matériaux et qui se prête à devenir une force productive indispensable au système, l’autre critique ou réflexive ou herméneutique qui, s’interrogeant directement ou indirectement sur les valeurs ou les buts, fait obstacle à toute « récupération ». » (p. 29)

5. La nature du lien social: la perspective postmoderne
Le « redéploiement » économique dans la phase actuelle du capitalisme vise le retirement des fonctions de régulation qui appartiennent encore aux administrateurs. Ces fonctions seront confiées à des automates. « La grande affaire devient et deviendra de disposer des informations que ceux-ci devront avoir en mémoire afin que les bonnes décisions soient prises. La disposition des informations est et sera du ressort d’experts en tous genres. La classe dirigeante est et sera celle des décideurs. Elle n’est déjà plus constituée par la classe politique traditionnelle, mais par une couche composite formée de clefs d’entreprises, de hauts fonctionnaires, de dirigeants des grands organismes professionnels, syndicaux, politiques, confessionnels. » (p. 30)
Les anciens pôles d’attraction: Etats-nations, partis, professions, institutions, traditions historiques – perdent leurs attraits. « Aussi bien ne s’agit-il pas vraiment d’un but de vie. Celui-ci est laissé à la diligence de chacun. Chacun est renvoyé à soi. Chacun sait que ce soi est peu. » (p. 30) Après la décomposition des grands Récits, les héros sont morts, et les collectivités sociales sont devenues des masses composées d’atomes individuels lancés dans un absurde mouvement brownien.
Le soi postmoderne est pris dans une texture de relations plus complexes et plus mobiles que jamais. Il se trouve placé sur des « nœuds » de circuits de communication.
Les jeux de langage sont le minimum de relation exigée pour qu’il y ait société. « […] la question du lien social, en tant que question, est un jeu de langage, celui de l’interrogation, qui positionne immédiatement celui qui la pose, celui à qui elle s’adresse, et le référent qu’elle interroge: cette question est ainsi déjà le lien social. » (p. 32)
La société postmoderne est « […] une société où la composante communicationnelle devient chaque jour plus évidente à la fois comme réalité et comme problème […]. » (p. 32)
La théorie de l’information dans sa version cybernétique laisse de côté l’aspect agonistique du langage. Ainsi, la théorie de la communication est incapable d’épuiser les rapports sociaux, en absence d’une théorie des jeux.
L’« atomisation » du social en souples réseaux de jeux de langage semble bien éloignée d’une réalité moderne plutôt bloquée par l’arthrose bureaucratique. Les institutions utilisent des filtres qui déforment les puissances du discours, qui interrompent des connexions possibles sur les réseaux de communication: « […] il y a des choses à dire et des manières de les dire. » (p. 34)

6. Pragmatique du savoir narratif
Dans les sociétés les plus développées, le savoir s’instrumentalise.
Objections:
a) le savoir n’est pas la science, surtout dans la forme contemporaine;
b) le savoir ne se réduit pas à la science, ni même à la connaissance.
La connaissance est « l’ensemble des énoncés dénotant ou décrivant des objets. » (p. 36) La science est un sous-ensemble de la connaissance. Par rapport à la connaissance, la science impose deux conditions:
1) que les objets auxquels les énoncés scientifiques se réfèrent soient accessibles récursivement, donc dans des conditions d’observations explicites;
2) que l’on puisse décider si chacun de ces énoncés appartient ou n’appartient pas au langage considéré comme pertinent par les experts.
Le savoir suppose une compétence qui dépasse la détermination et l’application du seul critère de la vérité, il s’étend à des critères d’efficience (qualification technique), de justice ou de bonheur (sagesse éthique), de beauté sonore, chromatique (sensibilité auditive, visuelle), etc.
Le savoir coïncide avec la coutume quand il est conforme aux critères pertinent, au consensus qui permet de circonscrire un tel savoir et de discriminer un tel autre.
Le savoir traditionnel accorde une prééminence de la forme narrative sur le savoir scientifique.
La forme prédilecte du savoir narratif est le récit. « […] ces histoires populaires racontent elles-mêmes ce qu’on peut nommer des formations (Bildungen) positives ou négatives, c’est-à-dire les succès ou les échecs qui couronnent les tentatives du héros, et ces succès ou ces échecs ou bien donnent leur légitimité à des institutions de la société (fonction des mythes), ou bien représentent des modèles positifs ou négatis (héros heureux ou malheureux) d’intégration aux institutions établies (légendes, contes). » (p. 38)
La forme narrative, à la différence de la forme scientifique, admet une pluralité de jeux de langage.
La narration des récits obéit à des règles qui en fixent la pragmatique. Propriété du récit traditionnel: « […] les « postes » narratifs (destinateur, destinataire, héros) sont ainsi distribués que le droit d’occuper l’un, celui de destinateur, se fonde sur le double fait d’avoir occupé l’autre, celui de destinataire, et d’avoir été, par le nom qu’on porte, déjà raconté par un récit, c’est-à-dire placé en position de référent diégétique d’autres occurences narratives. » (p. 40) Ce qui se transmet avec les récits, c’est le groupe de règles pragmatiques qui constitue le lien social.
Le savoir narratif a une incidence sur le temps, obéit à un rythme. « A titre d’imagination simplificatrice, on peut supposer qu’une collectivité qui fait du récit la forme-clé de la compétence n’a pas, contrairement à toute attente, besoin de pouvoir se souvenir de son passé. Elle trouve la matière de son lien social non pas seulement dans la signification des récits qu’elle raconte, mais dans l’acte de leur récitation. » (p. 41-42)
La temporalité des récits narratifs et évanescente et immémoriale.
« Il y a ainsi une incommensurabilité entre la pragmatique narrative populaire, qui est d’emblée légitimante, et ce jeu de langage connu de l’Occident qu’est la question de la légitimité, ou plutôt la légitimité comme référent du jeu interrogatif. » (p. 42-43)

7. Pragmatique du savoir scientifique
Pour caractériser le savoir scientifique on distinguera le jeu de la recherche et celui de l’enseignement.
La vérité scientifique réside dans le pouvoir d’apporter des preuves de ce que le destinateur dit et de réfuter tout énoncé contraire portant sur le même référent. Le destinataire est supposé pouvoir donner valablement son accord à l’énoncé qu’il entend. Le destinataire est un destinateur potentiel, parce qu’il se voit soumis à la même double exigence de prouver ou de réfuter l’énoncé du destinateur. Le référent est supposé exprimé d’une manière conforme à ce qu’il est.
La règle d’adéquation: « ce que je dis est vrai parce que je le prouve; mais qu’est-ce qui prouve que ma preuve est vraie? » (p. 44) La solution scientifique consiste en l’observance d’une double règle: la première est dialectique ou même rhétorique de type judiciaire: est référenc ce qui peut donner matière à preuve, pièce à convinction, dans le débat. La seconde est métaphysique: le même référent ne peut pas fournir une pluralité de preuves contradictoires ou inconsistantes: ou encore « Dieu » n’est pas trompeur.
« Tout consensus n’est pas indice de vérité; mais on suppose que la vérité d’un énoncé ne peut manquer de susciter le consensus. » (p. 44)
Par l’enseignement, le scientifique trouve un destinataire qui peut devenir à son tour destinateur. « La vérité de l’énoncé et la compétence de l’énonciateur sont donc soumises à l’assentiment de la collectivité des égaux en compétence. Il faut donc former des égaux. » (p. 45)
L’enseignement suppose:
a) que l’étudiant ne sait pas ce que sait son maître;
b) que l’étudiant peut égaler son maître en apprenant;
c) qu’il y a des énoncés au sujet desquels l’échange des arguments et l’administration des preuves ont été suffisants pour qu’ils soient considérés des vérités indiscutables.
Autrement dit, on enseigne ce qu’on sait.
Les propriétés du savoir scientifique:
1. Le savoir scientifique exige le dénotatif et exclut les autres possibilités du jeu de langage. « On est donc savant (en ce sens) si l’on peut proférer un énoncé vrai au sujet d’un référent; et scientifique si l’on peut proférer des énoncés vérifiables ou falsifiables au sujet de référents accessibles aux experts.
2. Le savoir scientifique est isolé d’autres jeux de langage qui forment le lien social. Il devient une profession et donne lieu à des institutions.
3. Dans la recherche, la compétence porte sur l’énonciateur. Il n’y a pas de compétence particulière comme destinataire et aucune compétence comme référent.
4. Un énoncé de science ne tire aucune validité de ce qu’il est rapporté. Il n’est jamais à l’abri d’une falsification. Tout nouvel énoncé, s’il est contradictoire avec un énoncé précédemment admis portant sur le même référent, ne pourra être accepté comme valide que s’il réfute l’énoncé précédent par arguments et preuves.
5. Le jeu de science implique une temporalité diachronique, c’est-à-dire une mémoire et un projet. Le destinateur actuel d’un énoncé scientifique est supposé avoir connaissance des énoncés précédents concernant son référent et ne propose un énoncé sur ce même sujet qu’autant qu’il diffère des énoncés précédents.
« D’abord, la mise en parallèle de la science avec le savoir non scientifique (narratif) fait comprendre, du moins sentir, que l’existence de la première n’a pas plus de nécessité que celle du second, et pas moins. L’un et l’autre sont formés d’ensembles d’énoncés: ceux-ci sont des « coups » portés par des joueurs dans le cadre de règles générales; ces règles sont spécifiques à chaque savoir, et les « coups » jugés bons ici et là ne peuvent être de même sorte, sauf par accident. » (p. 47)
Il ne faut pas juger ni de l’existence ni de la valeur du narratif à partir du scientifique, ni l’inverse.
« Nous avons dit que ce dernier [le savoir narratif – n.n.] ne valorise pas la question de sa propre légitimation, il s’accrédite de lui-même par la pragmatique de sa transmission sans recourir à l’argumentation et à l’administration de preuves. C’est pourquoi il joint à son incompréhension des problèmes du discours scientifique une tolérance certaine à son égard: il le prend d’abord comme une variété dans la famille des cultures narratives. L’inverse n’est pas vrai. Le scientifique s’interroge sur la validité des énoncés narratifs et constate qu’ils ne sont jamais soumis à l’argumentation et à la preuve. Ils les classe dans une autre mentalité: sauvage, primitive, sous-développée, arriérée, aliénée, faite d’opinions, de coutumes, d’autorité, de préjugés, d’ignorances, d’idéologies. Les récits sont des fables, des mythes, des légendes, bons pour les femmes et les enfants. Dans les meilleurs cas, on essaiera de faire pénétrer la lumière dans cet obscurantisme, de civiliser, d’éduquer, de développer. » (p. 48)

8. La fonction narrative et la légitimation du savoir
Le problème de légitimation s’est légitimé lui-même comme problème, comme ressort heuristique. Longtemps, le savoir scientifique s’est légitimé en recourant à des procédures qui relévaient du savoir narratif.
Il existe une pression considérable du narratif autant chez les usagers des média que chez les scientifiques. « Il n’est donc pas exclu que le recours au narratif soit inévitable […] » (p. 49)
Les solutions apparemment désuètes qui ont pu être données au problème de la légitimation ne le sont pas en principe, mais seulement dans les expressions qu’elles ont prises, et il n’y a pas à s’étonner de les voir persister aujourd’hui sous d’autre formes.
“[…] le discours platonique qui inaugure la science n’est pas scientifique, et cela pour autant qu’il entend la légitimer. Le savoir scientifique ne peut savoir et faire savoir qu’il est le vrai savoir sans recourir à l’autre savoir, le récit, qui est pour lui le non-savoir, faute de quoi il est obligé de se présuposser lui-même et tombe ainsi dans ce qu’il condamne, la pétition de principe, le préjugé. Mais n’y tombe-t-il pas aussi en s’autorisant du récit? » (p. 51) Il existe aussi une récurrence du narratif dans le scientifique à travers les discours de légitimation de ce dernier.
Avec la science moderne, deux nouvelles composantes apparaissent dans la problématique de la légitimation:
a) comment prouver la preuve?
b) qui décide des conditions du vrai?
La science moderne se détourne de la recherche métaphysique d’une preuve première ou d’une autorité transcendante et considère que les conditions du vrai sont immanente à ce jeu. Conformément à la science moderne, les conditions du vrai peuvent être trouvées au sein d’un débat scientifique, si elles font le consensus des experts. La modernité définit les conditions d’un discours dans un discours sur ces conditions.
Dans la modernité, le héros est le peuple, le signe de la légitimité son consensus, son mode de normativation la délibération. « Le peuple est en débat avec lui-même sur ce qui est juste et injuste de la même manière que la communauté des savants sur ce qui est vrai et faux; il accumule les lois civiles comme elle accumule les lois scientifiques; il perfectionne les règles de son consensus par des dispositions constitutionnelles comme elle les révise à la lumière de ses connaissances en produisant de nouveaux paradigmes. » (p. 52)
Les savoirs traditionnels ne requièrent nulle délibération instituante, nulle progression cumulative, nulle prétention à l’universalité – ceux-ci sont les opérateurs du savoir scientifique.
Le peuple légifère, formule des prescriptions qui ont valeur de normes. Il exerce sa compétence non seulement en matières d’énoncés dénotatifs relevant du vrai, mais en matières d’énoncés prescriptifs ayant prétention à la justice.
« Le mode de légitimation dont nous parlons, qui réintroduit le récit comme validité du savoir, peut ainsi prendre deux directions, selon qu’il représente le sujet du récit comme cognitif ou comme pratique: comme un héros de la connaissance ou comme un héros de la liberté. Et, en raison de cette alternative, non seulement la légitimation n’a pas toujours le même sens, mais le récit lui-même apparaît déjà comme insuffisant à en donner une version complète. » (p. 53)

9. Les récits de la légitimation du savoir
Le premier récit de légitimation du savoir a comme sujet l’humanité comme héros de la liberté. Tous les peuples ont droit à la science. Si le sujet social n’est pas déjà le sujet du savoir scientifique, c’est qu’il en a été empêché par les prêtres et les tyrans.
Le deuxième récit est plus philosophique, et vise la recherche scientifique pour elle-même. Selon Humboldt, la science obéirait à ses règles propres, l’institution scientifique vivrait et se renouvellerait sans cesse par elle-même, sans aucune contrainte ni finalité. Quand même, l’Université doit former la nation. « Comment cet effet de Bildung peut-il résulter d’une recherche désintéressée de la connaissance? Est-ce que l’Etat, la nation, l’humanité tout entière ne sont pas indifférrents au savoir pris pour lui-même? » (p. 56)
Le projet humboldtien, qui consiste en l’acquisition de connaissances par des individus, à laquelle on ajoute la formation d’un sujet pleinement légitimé du savoir et de la société, se voit obligé d’invoquer un Esprit mû par une triple aspiraiton:
1) celle de tout dériver d’un principe originel, à laquelle répond l’activité scientifique;
2) celle de tout rapporter à un idéal, qui gouverne la pratique éthique et sociale;
3) celle de réunir ce principe et cet idéal en une unique Idée, qui assure que la recherche des vraies causes dans la science ne peut manquer de coïncider avec la poursuite des justes fins dans la vie morale et politique.
L’Université doit être spéculative, c’est-à-dire philosophique, pour être scientifique. La philosophie doit restituer l’unité des connaissances dispersées en sciences particulières dans les laboratoires et dans les enseignements pré-universitaires.
L’encyclopédie de l’idéalisme allemand est la narration de l’«histoire» du sujet-vie. « Ce ne peut être qu’un métasujet en train de formuler et la légitimité des discours des sciences empiriques et celle des institutions immédiates des cultures populaires. Ce métasujet, en disant leur fondement commun, réalise leur fin implicite. » (p. 58)
On ne justifie pas la recherche et la diffusion de la connaissance par un principe d’usage. Le savoir trouvr sa légitimité en lui-même, et c’est lui qui peut dire ce qu’est l’Etat et ce qu’est la société. Mais il ne peut remplir ce rôle qu’en changeant de palier, en cessant d’être la connaissance positive de son référent et en devenant aussi le savoir de ces savoirs, c’est-à-dire spéculatif.
Or, il s’ensuit que le résultat du dispositif spéculatif est que tous les discours de connaissance y sont pris non pas avec leur valeur de vérité, mais avec la valeur d’existence (elles occupent une place par le simple fait d’avoir été émis). « Le vrai savoir dans cette perspective est toujours un savoir indirect, fait d’énoncés rapportés, et incorporés au métarécit d’un sujet qui en assure la légitimité. » (p. 59)
« […] la première version de la légitimité a retrouvé une nouvelle vigueur aujourd’hui alors que le statut du savoir se trouve déséquilibré et son unité spéculative brisée. » (p. 59)
« Le principe du mouvement qui anime le peuple n’est pas le savoir dans son autolégitimation, mais la liberté dans son autofondation ou, si l’on préfère, dans son autogestion. » (p. 60)
Le mode de légitimation par autonomie de la volonté privilégie un jeu de langage différent, celui que Kant nommait l’impératif, et que les contemporains appellent prescriptif. Dans ce cas: « Le savoir n’est plus le sujet, il est à son service: sa seule légitimité (mais elle est considérable), c’est de permettre à la moralité de devenir réalité. » (p. 60)
« Cette distribution des rôles dans l’entreprise de légitimation est intéressante, à notre point de vue, parce qu’elle suppose, à l’inverse de la théorie du système-sujet, qu’il n’y a pas d’unification ni de totalisation possibles des jeux de langage dans un métadiscours. Ici au contraire le privilège accordé aux énoncés prescriptifs, qui sont ceux que profère le sujet pratique, les rend indépendants en principe des énoncés de science, qui n’ont plus fonction que d’information pour ledit sujet. » (p. 61)
Le marxisme a oscillé entre les deux modes de légitimation narrative (celui de l’idéalisme spéculatif, incarné par le matérialisme dialectique, et celui métarécit de la marche vers le socialisme comme équivalent de la vie de l’esprit).

10. La délégitimation
Dans la société postindustrielle, postmoderne, le grand récit a perdu sa crédibilité. « On peut voir dans ce déclin des récits un effet de l’essor des techniques et des technologies à partir de la deuxième guerre mondiale, qui a déplacé l’accent sur les moyens de l’action plutôt que sur ses fins; ou bien celui du redéploiement du capitalisme libéral avancé après son repli sous la protection du keynésisme pendant les années 1930-1960, renouveau qui a éliminé l’alternative communiste et qui a valorisé la jouissance individuelle des biens et des services. » (p. 63)
Le statut du savoir a souffert l’impact de la prospérité capitaliste et de l’essor des techniques.
Le discours spéculatif montre que le savoir ne mérite son nom qu’autant qu’il se redouble dans la citation qu’il fait de ses propres énoncés au sein d’un discours de deuxième rang (autonymie) qui les légitime. Autrement dit, le discours dénotatif portant sur un référent ne sait pas en vérité ce qu’il croit savoir. La science positive n’est pas un savoir.
« Une science qui n’a pas trouvé sa légitimité n’est pas une science véritable, elle tombe au rang le plus bas, celui d’idéologie ou d’instrument de puissance, si le discours qui devait la légitimer apparaît lui-même comme relevant d’un savoir préscientifique, au même titre qu’un « vulgaire » récit. Ce qui ne manque pas de se produire si l’on retourne contre lui les règles du jeu de la science qu’il dénonce comme empirique. » (p. 64)
Un énoncé scientifique est un savoir si et seulement s’il se situe lui-même dans un processus universel d’engendrement. Question: cet énoncé est-il lui-même un savoir au sens qu’il détermine? Réponse: il ne l’est que s’il peut se situer lui-même dans un processus universel d’engendrement. Et il le peut. Quand même, la présupposition que ce processus universel d’engendrement (Vie, Esprit) existe c’est une présupposition essentielle. Celle-ci définit le groupe de règles qu’il faut admettre pour jouer au jeu spéculatif. [Ces règles ne sont pas analysées dans cet exposé.]
Nietzsche montre que le « nihilisme européen » provient de l’auto-application de l’exigence scientifique de vérité à l’exigence elle-même.
Le procès de déligitimation a pour moteur l’exigence de légitimation. « La « crise » du savoir scientifique dont les signes se multiplient dès la fin du XIXe siècle ne provient pas d’une prolifération fortuite des sciences qui serait elle-même l’effet du progrès des techniques et de l’expansion du capitalisme. Elle vient de l’érosion interne du principe de légitimité du savoir. Cette érosion se trouve à l’œuvre dans le jeu spéculatif, et c’est elle qui, en relâchant la trame encyclopédique dans laquelle chaque science devait trouver sa place, les laisse s’émanciper. » (p. 65)
« La hiérarchie spéculative des connaissances fait place à un réseau immanent et pour ainsi dire « plat » d’investigations dont les frontières respectives ne cessent de se déplacer. Les anciennes « facultés » éclatent en instituts et fondations de toutes sortes, les universités perdent leur fonction de légitimation spéculative. Dépouillées de la responsabilité de la recherche que le récit spéculatif étouffe, elles se bornent à transmettre les savoirs jugés établis et assurent par la didactique plutôt la reproduction des professeurs que celle des savants. C’est dans cet état que Nietzsche les trouve, et les condamne. » ( p. 65)
Un courant important de la postmodernité: la science joue son propre jeu, elle ne peut légitimer les autres jeux de langage. Par exemple, celui de la prescription lui échappe. Mais avant tout la science ne peut pas se légitimer elle-même, comme le supposait la spéculation.
« On peut retirer de cet éclatement une impression pessimiste: nule ne parle toutes ces langues [symbolisme chimique, notation infinitésimale, langages-machines etc. – n.n.], elles n’ont pas de métalangue universelle, le projet du système-sujet est un échec, celui de l’émancipation n’a rien à faire avec la science, on est plongé dans le positivisme de telle ou telle connaissance particulière, les savants sont devenus des scientifiques, les tâches de recherche démultipliées sont devenues des tâches parcellaires que nul ne domine; et de son côté la philosophie spéculative ou humaniste n’a plus qu’à résilier ses fonctions de légitimation, ce qui explique la crise qu’elle subit là où elle prétend encore les assumer, ou sa réduction à l’étude des logiques ou des histoires des idées là où elle y a renoncé par réalisme. » (p. 67-68)
Le monde postmoderne vit la nostalgie du récit perdu. Les postmodernes tirent leur légitimation de la pratique langagière et de leur interaction communicationnelle. [Donc, la légitimation postmoderne vient de deux outils, et non pas de deux but ou causes.]

11. La recherche et sa légitimation par la performativité
La pragmatique de la recherche est affectée par l’enrichissement des argumentations et la complications de l’administration des preuves.
Comment sait-on ce que doit contenir ou ce que contient l’axiomatique scientifique? « Il doit exister une métalangue déterminant si un langage satisfait aux conditions formelles d’une axiomatique: cette métalangue est celle de la logique. » (p. 69-70)
Questions: Existe-t-il un modèle d’une langue scientifique? Ce modèle est-il unique? Est-il vérifiable?
« […] il faut donc reconnaître qu’il existe des limitations internes aux formalismes. Ces limitations signifient que, pour le logicien, la métalangue utilisée pour décrire un langage artificiel (axiomatique) est la « langue naturelle », ou « langue quotidienne »; cette langue est universelle, puisque toutes les autres langues se laissent traduire en elle; mais elle n’est pas consistante par rapport à la négation: elle permet la formation de paradoxes. » (p. 70-71)
L’argumentation exigible pour l’acceptation d’un énoncé scientifique est subordonnée à une « première » acceptation, celle des règles qui fixent les moyens de l’argumentation.
Dans le postmodernisme existe un déplacement majeur de l’idée de raison: « Le principe d’un métalangage universel est remplacé par celui de la pluralité de systèmes formels et axiomatiques capables d’argumenter des énoncés dénotatifs, ces systèmes étant décrits dans une métalangue universelle mais non consistante. » (p. 72)
Avec la preuve scientifique, la réalité (le référent) est convoquée dans le débat entre scientifiques. Le problème de la preuve c’est qu’il faudrait la prouver elle-aussi. « Reste qu’administrer une preuve c’est faire constater un fait. Mais qu’est-ce qu’un constat? L’enregistrement du fait par l’œil, l’oreille, un organe des sens? Les sens trompent, et ils sont bornés en étendue, en pouvoir discriminateur. » (p. 72)
La solution à ces questions serait, selon Jean-François Lyotard, les techniques. « Elles sont initialement des prothèses d’organes ou de systèmes physiologiques humains ayant pour fonction de recevoir des données ou d’agir sur le contexte. Elles obéissent à un principe, celui de l’optimisation des performances: argumentation de l’output (informations ou modifications obtenues), diminution de l’input (énergie dépensée) pour les obtenir. Ce sont donc des jeux dont la pertinence n’est ni le vrai, ni le juste, ni le beau, etc., mais l’efficient: un « coup » technique est « bon » quand il fait mieux et / ou quand il dépense moins qu’un autre. » (p. 72-73)
Le besoin d’administrer des preuves se fait ressentir à mesure que la pragmatique du savoir scientifique prend la place des savoirs traditionnels ou révélés.
A la fin du XVIIIe siècle, se produit une découverte réciproque: pas de technique sans richesse, mais pas de richesse sans technique. Au moment où la science commence à optimiser la technique en créant de la plus-value, elle devient une force de production, un moment dans la circulation du capital.
Désormais, ce n’est plus le désir de savoir qui pousse la science, mais le désir d’enrichissement. Les techniques deviennent de plus en plus importantes dans le savoir contemporain par la médiation de l’esprit de performativité généralisée.
Le capitalisme finance d’abord les départements de recherche dans les entreprises, où les impératifs de performativité et de recommercialisation orientent les études vers les « applications ». Ensuite sont financées les programmes et les départements universitaires, les laboratoires de recherche ou les groupes indépendants de chercheurs sans attendre du résultat de leurs travaux un profit immédiat, mais en espérant par cette stratégie augmenter les chances d’une découverte décisive, donc très rentable.
« L’administration de la preuve, qui n’est en principe qu’une partie d’une argumentation elle-même destinée à obtenir l’assentiment des destinataires du message scientifique, passe ainsi sous le contrôle d’un autre jeu de langage, où l’enjeu n’est pas la vérité, mais la performativité, c’est-à-dire le meilleur rapport input/output. L’Etat et / ou l’entreprise abandonne le récit de légitimation idéaliste ou humaniste pour justifier le nouvel enjeu: dans le discours des bailleurs de fonds d’aujourd’hui, le seul enjeu crédible, c’est la puissance. On n’achète pas des savants, des techniciens et des appareils pour savoir la vérité, mais pour accroître la puissance. » (p. 75-76)
Question: Le discours de la puissance peut-il constituer une légitimation? Traditionnellement, la réponse est négative, le fort n’est pas toujours le juste. « Chaque fois que l’efficience, c’est-à-dire l’obtention de l’effet recherché, a pour ressort un « Dis ou fais ceci, sinon tu ne parleras plus », on entre dans la terreur, on détruit le lien social. » (p. 76)
La performativité, en augmentant la capacité d’administrer la preuve, augmente celle d’avoir raison. Le critère technique introduit dans le savoir scientifique influence le critère de vérité.
Selon Luhmann, dans les sociétés postindustrielles la normativité des lois est remplacée par la performativité des procédures.
Le « contrôle du contexte »: la « réalité » étant ce qui fournit les preuves pour l’argumentation scientifique, on se rend maître de la « réalité » grâce aux techniques. C’est la légitimation par le fait. En renforçant les techniques, on renforce la « réalité », donc les chances d’être juste et d’avoir raison. « Ainsi prend forme la légitimation par la puissance. Celle-ci n’est pas seulement la bonne performativité, mais aussi la bonne vérification et le bon verdict. » (p. 77)
L’informatisation fournit un contrôle agrandit sur le contexte. « La performativité d’un énoncé, qu’il soit dénotatif ou prescriptif, s’accroît à proportion des informations dont on dispose concernant son référent. Ainsi l’accroissement de la puissance, et son autolégitimation, passe à présent par la production, la mise en mémoire, l’accessibilité et l’opérationnalité des informations. » (p. 77)
Le rapport de la science et de la technique s’inverse: ce n’est plus la technique qui utilise la science pour se mettre en pratique, c’est d’abord la science qui a besoin de la technique pour avancer et même pour continuer d’exister en tant que telle.
Le critère de performativité décide de la survie ou la sénescence d’un secteur de recherche.

12. L’enseignement et sa légitimation par la performativité
L’enseignement supérieur est un sous-système du système social, et on lui applique le même critère de performativité, afin d’obtenir la meilleure performativité du système social. L’enseignement supérieur doit fournir les compétences qui sont indispensables au système social, autant pour affronter la compétition mondiale que pour les exigences propres.
« Dans le contexte de la délégitimation, les universités et les institutions d’enseignement supérieur sont désormais sollicitées de former des compétences, et non plus des idéaux […]. La transmission des savoirs n’apparaît plus comme destinée à former une élite capable de guider la nation dans son émancipation, elle fournit au système les joueurs capables d’assurer convenablement leur rôle aux postes pragmatiques dont les institutions ont besoin. » (p. 79-80)
Les fins de l’enseignement supérieur sont désormais purement fonctionnelles.
A côté de la fonction professionnaliste, l’Université commence à jouer un rôle nouveau: celui du recyclage ou de l’éducation permanente.
Le principe de performativité a pour conséquence globale la subordination des institutions d’enseignement supérieur aux pouvoirs. « A partir du moment où le savoir n’a plus sa fin en lui-même comme réalisation de l’idée ou comme émancipation des hommes, sa transmission échappe à la responsabilité exclusive des savants et des étudiants. » (p. 82-83)
Techniquement parlant, et du point de vue purement pratique, les professeurs universitaires pourraient être remplacés tous par des ordinateurs. « C’est seulement dans la perspective de grands récits de légitimation, vie de l’esprit et / ou émancipation de l’humanité, que le remplacement partiel des enseignants par des machines peut paraître déficient, voire intolérable. » (p. 84)
Dans l’enseignement, la question posée par l’étudiant n’est plus « est-ce vrai? », mais « à quoi ça sert? ». Dans le contexte de la mercantilisation du savoir, la question est: « est-ce vendable? ». Dans le contexte de l’augmentation de la puissance: « est-ce efficace? ».
« Ce qui cesse de l’être, c’est la compétence selon d’autres critères, comme le vrai / faux, le juste / injuste, etc., et évidemment la faible performativité en général. » (p. 84)
« L’Encyclopédie de demain, ce sont les banques de données. Elles excèdent la capacité de chaque utilisateur. Elles sont la « nature » pour l’homme postmoderne. » (p. 84-85)
Dans le jeu à information incomplète, l’avantage revient à celui qui sait obtenir un supplément d’information. Dans le jeu à information complète, la meilleure performativité résulte d’un nouvel arrangement des données.
Le monde du savoir postmoderne est régi par un jeu à information complète. Il n’y a plus de secret scientifique. Le surcroît de performativité dépend de l’« imagination » qui permet soit d’accomplir un nouveau coup, soit de changer les règles du jeu.
L’enseignement doit comporter l’apprentissage de toutes les procédures capables d’améliorer la capacité de connecter des champs que l’organisation traditionnelle des savoirs isole avec jalousie. Le mot d’ordre est celui de l’interdisciplinarité.
L’idée d’interdisciplinarité appartient à l’époque de la délégitimation et à son empirisme. Ses utilisateurs ne disposent pas d’un métalangage ni d’un métarécit pour en formuler la finalité et le bon usage. Mais ils ont le brain storming pour en renforcer les performances.

13. La science postmoderne comme recherche des instabilités
« […] la pragmatique de la recherche scientifique, surtout sous son aspect de recherche des argumentations nouvelles, portait au premier plan l’invention de « coups » nouveaux et même de nouvelles règles des jeux de langage. » (p. 88)
« Le déterminisme est l’hypothèse sur laquelle repose la légitimation par la performativité: celle-ci se définissant par un rapport input / output, il faut supposer que le système dans lequel on fait entrer l’input est à l’état stable; il obéit à une « trajectoire » régulière dont on peut établir la fonction continue et dérivable qui permettra d’anticiper convenablement l’output. » (p. 88)
La pragmatique du savoir scientifique postmoderne a, en elle-même, peu d’affinité avec la recherche de la performativité.
« L’expansion de la science ne se fait pas grâce au positivisme de l’efficience. C’est le contraire: travailler à la preuve, c’est rechercher et « inventer » le contre-exemple, c’est-à-dire l’inintelligible; travailler à l’argumentation, c’est rechercher le « paradoxe » et le légitimer par de nouvelles règles du jeu de raisonnement. » (p. 88-89)
La question « Que vaut ton argument, que vaut ta preuve? » fait partie de la pragmatique du savoir scientifique. Cette question fait développer la science.
« […] le trait frappant du savoir scientifique postmoderne est l’immanence à lui-même, mais explicite, du discours sur les règles qui le valident. » (p. 89) Le discours sur la validation des énoncés scientifiques a été inclus dans le discours scientifique.
L’idée de performance implique celle de système à stabilité forte, parce qu’elle repose sur le principe d’un rapport. Cette idée est associée à la représentation d’une évolution prévisible des performances du système.
Avec la mécanique quantique et la physique atomique, l’idée qu’un système pourrait avoir une évolution prévisible, obéissant à des régularités, doit être limitée. D’abord, parce que pour définir l’êtat initial d’un système la dépense d’énergie est au moins équivalente à celle que consomme le système à définir.
L’idée du contrôle parfait du système en vue de l’amélioration de ses performances se heurte d’une contradiction: le contrôle parfait abaisse la performativité qu’elle déclare élever. « En admettant que la société soit un système, son contrôle, qui implique la définition précise de son état initial, ne peut pas être effectif, parce que cette définition ne peut pas être effectuée. » (p. 91)
« La recherche de la précision ne se heurte pas à une limite due à son coût, mais à la nature de la matière. Il n’est pas vrai que l’incertitude, c’est-à-dire l’absence de contrôle, diminue à mesure que la précision augmente: elle augmente aussi. » (p. 91)
« En général, on admet que la nature est un adversaire indifférent, mais non rusé, et l’on distingue les sciences de la nature et les sciences de l’homme sur la base de cette différence. Cela signifie en termes pragmatiques que la « nature » dans le premier cas est le référent, muet, mais aussi constant qu’un dé jeté un grand nombre de fois, au sujet duquel les scientifiques échangent des énoncés dénotatifs qui sont des coups qu’ils se font les uns aux autres, tandis que dans le deuxième cas, le référent étant l’homme, il est aussi un partenaire qui, en parlant, développe une stratégie, y compris mixte, en face de celle du savant: le hasard auquel celui-ci se heurte alors n’est pas d’objet ou d’indifférence, mais de comportement ou de stratégie, c’est-à-dire agonistique. » (p. 93-94)
On voit se dessiner dans la mathématique contemporaine un courant qui remet en cause la mesure précise et la prévision de comportements d’objets à échelle humaine.
« En s’intéressant aux indécidables, aux limites de la précision du contrôle, aux quanta, aux conflits à information non complète, aux « fracta », aux catastrophes, aux paradoxes pragmatiques, la science postmoderne fait la théorie de sa propre évolution comme discontinue, catastrophique, non rectifiable, paradoxale! Elle change le sens du mot savoir, et elle dit comment ce changement peut avoir lieu. Elle produit non pas du connu, mais de l’inconnu. Et elle suggère un modèle de légitimation qui n’est nullement celui de la meilleure performance, mais celui de la différence comprise comme paralogie. » (p. 97)

14. La légitimation par la paralogie
La légitimation de la science par le recours aux grand récits et exclu. Ni la dialectique de l’Esprit ni l’émancipation de l’humanité ne valident plus le discours scientifique postmoderne.
Il reste à prendre en considération le « petit récit »: le systématique ouvert, la localité, l’antiméthode (donc, tout ce qui est regroupé sous le nom de « paralogie »).
Le consensus comme critère de validation semble lui-aussi insuffisant.
« Le problème est donc de savoir si une légitimation est possible qui s’autoriserait de la seule paralogie. Il faut distinguer ce qui est proprement paralogie de ce qui est innovation: celle-ci est commandée ou en tout cas utilisée par le système pour améliorer son efficience; celle-là est un coup, d’importance souvent méconnue sur-le-champ, fait dans la pragmatique des savoirs. Que, dans la réalité, l’une se transforme en l’autre est fréquent mais non nécessaire, et pas nécessairement gênant pour l’hypothèse. » (p. 98-99)
Dans la pragmatique scientifique, l’accent est placé sur le dissentiment. Les recherches se font sous l’égide d’un paradigme, qui est exploitée jusqu’au remplacement par un nouveau paradigme. L’édification des nouvelles règles du jeu du langage scientifique est appelée morphogenèse. « Cette mise au point fait apparaître clairement que la théorie des systèmes et le type de légitimation qu’elle propose n’ont aucune base scientifique: ni la science ne fonctionne elle-même dans la pragmatique selon le paradigme du système admis par cette théorie, ni la société ne peut être décrite selon ce paradigme dans les termes de la science contemporaine. » (p. 99)
Selon Luhman, un système ne peut fonctionner qu’en réduisant la complexité, d’une part. De l’autre, il doit susciter l’adaptation des aspirations individuelles à ses propres fins.
« Le critère de la performativité a des « avantages ». Il exclut en principe l’adhésion à un discours métaphysique, il requiert l’abandon des faibles, il exige des esprits clairs et des volontés froides, il met le calcul des interactions à la place de la définition des essences, il fait assumer aux « joueurs » la responsabilité non seulement des énoncés qu’ils proposent mais aussi des règles auxquelles ils les soumettent pour les rendre acceptables. Il place en pleine lumière les fonctions pragmatiques du savoir pour autant qu’elles semblent se ranger sous le critère d’efficience: pragmatique de l’argumentation, de l’administration de la preuve, de la transmission du connu, de l’apprentissage à l’imagination. » (p. 100-101)
Le critère de performativité tend à faire basculer le discours quotidien dans une sorte de métadiscours. Il suggère que les problèmes de communication interne que rencontre la communauté scientifique est d’une nature comparable à ceux de la collectivité sociale quand, privée de la culture des récits, elle doit mettre à l’épreuve sa communication avec elle-même.
« Au risque de scandaliser, le système peut même compter au nombre de ses avantages sa dureté. Dans le cadre du critère de puissance, une demande (c’est-à-dire une forme de prescription) ne tire aucune légitimité du fait qu’elle procède de la souffrance d’un besoin inassouvi. Le droit ne vient pas de la souffrance, il vient de ce que le traitement de celle-ci rend le système plus performatif. Les besoins des plus défavorisés ne doivent pas servir par principe de régulateur au système, puisque la manière de les satisfaire étant déjà connue, leur satisfaction ne peut améliorer ses performances, mais seulement alourdir ses dépenses. La seule contre-indication est que la non-satisfaction peut déstabiliser l’ensemble. Il est contraire à la force de se régler sur la faiblesse. Mais il lui est conforme de susciter des demandes nouvelles qui sont censées devoir donner lieu à la redéfinition des normes de vie. En ce sens, le système se présente comme la machine avant-gardiste qui tire l’humanité après elle, en la déshumanisant pour la réhumaniser à un autre niveau de capacité normative. Les technocrates déclarent ne pas pouvoir faire confiance à ce que la société désigne comme ses besoins, ils « savent » qu’elle-même ne peut pas les connaître puisqu’ils ne sont pas des variables indépendantes des nouvelles technologies. Tel est l’orgueil des décideurs, et leur aveuglement. » (p. 101-102)
« On entend par terreur l’efficience tirée de l’élimination ou de la menace d’élimination d’un partenaire hors du jeu de langage auquel on jouait avec lui. » (p. 103)
Le paradoxe d’Orwell: « Adaptez vos aspirations à nos fins! »
Sur l’introduction des technologie télématiques: « les technocrates y voient la promesse d’une libéralisation et d’un enrichissement des interactions entre locuteurs, mais l’effet intéressant est qu’il en résultera de nouvelles tensions dans le système, qui amélioreront ses performances. » (p. 103)
La science dans sa pragmatique offre l’antimodèle du système stable. Elle est un modèle de « système ouvert », la pertinence de l’énoncé est qu’il donne naissance à des idées, donc à d’autres énoncés et à d’autres règles de jeux.
La question de la légitimation généralisée: quel est le rapport entre l’antimodèle offert par la pragmatique scientifique et la société?
« La pragmatique scientifique est centrée sur les énoncés dénotatifs, c’est en quoi elle donne lieu à des institutions de connaissance […]. Mais son développement postmoderne met au premier plan un « fait » décisif: c’est que même la discussion d’énoncés dénotatifs exige des règles. Or les règles ne sont pas des énoncés dénotatifs, mais prescriptifs, qu’il vaut mieux appeler métaprescriptifs pour éviter des confusions ( ils prescrivent ce que doivent être les coups des jeux de langage pour être admissibles). » (p. 104-105)
La pragmatique sociale est beaucoup plus complexe, elle est faite d’imbrication de réseaux de classes d’énoncés hétéromorphes.
La croyance qu’on puisse déterminer des métadescriptifs réglant l’ensemble des énoncés qui circulent dans la collectivité a conduit au déclin des récits de légitimation, autant les traditionnels que les « modernes » (émancipation de l’humanité, devenir de l’Idée). La perte des récits de légitimation a attirée l’arrivée de l’idéologie de système, avec sa prétention totalisante de critère de performativité.
Habermas veut élaborer le problème de la légitimation dans le sens de la recherche d’un consensus universel, au moyen du Diskurs, c’est-à-dire le dialogue des argumentations.
Pour conclure dans une réussite quelconque de la prétention de Habermas, il faut croire d’abord que les locuteurs peuvent tomber d’accord sur des règles ou des métadescriptions valables universellement pour tous les jeux de langage, alors qu’il est clair que ceux-ci sont hétéromorphes et relèvent de règles pragmatiques hétérogènes.
La seconde supposition est que la finalité du dialogue est le consensus. Or, en réalité, le consensus n’est qu’un état passager des discussions, et pas leur fin.
Croyance de Habermas: « […] l’humanité comme sujet collectif (universel) recherche son émancipation commune au moyen de la régularisation des « coups » permis dans tous les jeux de langage, et que la légitimité d’un énoncé quelconque réside dans sa contribution à cette émancipation. » (p. 106)
Habermas contre Luhman: « Le Diskurs y est l’ultime obstacle opposé à la théorie du système stable. » (p. 106)
Les jeux de langages sont hétéromorphes. La terreur suppose et essaie de réaliser leur isomorphie. « […] ce consensus doit être local, c’est-à-dire obtenu des partenaires actuels, et sujet à résiliation éventuelle. » (p. 107)

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