21 avril 2005

René Guénon, Deux lettres à A. K. Coomaraswamy

Parues dans René Guénon, Cahiers de l’Herne, 1985.

Le Caire, 13 septembre 1936
Cher Monsieur,
Je viens de recevoir votre lettre du 22 août, qui s’est croisée avec la mienne; comme vous le verrez, je m’inquiétais un peu de n’avoir pas de nouvelles de vous, et, en fait, je vois que malheureusement je n’avais pas entièrement tort. Il était pourtant à espérer que le séjour à la campagne vous remettrait de votre fatique; le prolongerez-vous un peu plus que vous n’en aviez l’intention? En tout cas, comme vous m’aviez dit que vous y resteriez jusqu’au 1er octobre, j’y adresse encore cette lettre, car je pense qu’elle vous parviendra avant cette date.

Je vous remercie bien vivement pour votre nouvel article, que je viens de lire et que je trouve fort intéressant comme toujours; il apporte des précisions très importantes sur la question de la distinction de l’art traditionnel et de l’art profane. Ce que vous dites du «vestigium pedis» éclaire aussi beaucoup ce point; et, quant au sens de «mârya», je dois dire que j’y avais assez souvent pensé, mais sans arriver à trouver une explication suffisamment nette. – Je prends note de ce que vous me dites de la possibilité de publier l’article en deux parties; cela dépendra naturellement de la place dont on pourra disposer; c’est ennuyeux d’être toujours si limité pour le nombre de pages, pour des raisons qu’il est trop facile de comprendre!

J’ai écrit ces jours derniers, pour la mi-octobre, un article sur les «armes symboliques», dans lequel j’ai eu l’occasion de me référer assez longuement à votre Buddhist Iconography, à propos de certains aspects du symbolisme du Vajra.

Les trois articles dont vous m’annoncez l’envoi d’autre part ne me sont pas encore parvenus, mais ce n’est pas très étonnant, car les imprimés sont presque toujours plus longtemps en route que les lettres; je les aurai donc probablement au prochain courrier. – Quant aux deux livres que les éditeurs doivent m’envoyer, je ne les ai pas reçus encore non plus; il est vrai que les éditeurs tardent souvent plus ou moins à faire ces envois, si bien que, dernièrement, j’ai cru que des livres qu’on m’avait annoncés ainsi avaient dû se perdre, et pourtant ils me sont enfin arrivés par la suite. Si cependant je ne reçois rien d’ici quelque temps encore, je vous le ferai savoir, afin que vous puissiez le rappeler au cas où il s'’girait d'un oubli, ce qui est toujours possible aussi…

Par votre article sur la réincarnation, ce que vous nous proposez de faire me paraît devoir être très bien, et sera sûrement un travail très utile. – Quant au fond même de la question, l’impossibilité d’un retour au même monde résulte de ce qu’il impliquerait une limitation de la multiplicité des monde (ou états d’existence, car c’est la même chose au fond) et, par suite une limitation de la Possibilité universelle elle-même. Ceci, bien entendu, concerne l’être véritable, et revient à dire que celui-ci ne peut pas se manifester deux fois dans le même état; ce n’est là, en somme, qu’un cas particulier de l’impossibilité d’une répétition quelconque dans la manifestation universelle, en raison même de son indéfinité. – Maintenant, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas quelque chose qui puisse «se réincarner», si l’on tient à employer ce mot, mais ce sont simplement des éléments psychiques, qui n’ont rien à voir avec l’être véritable (qui est alors passé à un autre état), et qui viennent s’intégrer dans la manifestation d’un autre être comme le font aussi les éléments corporels; à proprement parler, ce n’est donc pas de «réincarnation» qu’il s’agit alors, mais de «métempsychose» (quant au mot «transmigration», il désigne proprement le passage à un autre état, qui, lui, s’applique bien à l’être véritable). – Ce transfert d’éléments psychiques explique les prétendus «cas de réincarnation», ou de «souvenirs de vies antérieures», qu’on constate parfois (du reste, qu’est-ce qui pourrait «se souvenir», puisque, même dans l’hypothèse réincarnationniste, il s’agirait toujours d’une nouvelle individualité revêtue par l’être, et que la mémoire appartient évidemment à l’individualité comme telle?). – Pour le surplus (en laissant de côté, bien entendu, les raisons sentimentales invoquées par les modernes et qui n’ont aucun intérêt doctrinal), la croyance à la réincarnation peut être considérée comme due en partie à l’incompréhension du sens symbolique de certains expressions. Bien que le rapprochement soit peut-être bizarre, je pense ici à un autre fait qui a exactement la même cause: c’est la croyance à l’existence de certains monstres et animaux fantastiques, qui ne sont que d’anciens symboles incompris; ainsi, je connais ici des gens qui croient fermement aux «hommes à tête de chien»; l’Histoire naturelle de Pline est remplie de confusions du même genre… - J’ai traité assez longuement dans l’Erreur spirite cette question de la réincarnation, en indiquant aussi les distinctions qu’il y a lieu de faire entre les différents éléments constitutifs de l’être manifesté. – Dès lors qu’il s’agit d’une impossibilité, il est bien entendu qu’il ne peut pas y avoir d’exceptions; d’ailleurs, où s’arrêteraient-elles exactement? A ce propos, je vous signalerai une chose assez curieuse: c’est que Mme Blavatsky elle-même avait commencé par refuser d’admettre la réincarnation d’une façon générale; dans Isis Unveiled, elle envisageait seulement une certain nombre de cas d’exception, reproduits exactement des enseignements de la H.B. of L. à laquelle elle était rattachée à cette époque. – Une possibilité qui constitue seulement une exception apparente, c’est le cas d’un être qui, n’étant plus réellement soumis à la mort (ou jîvan-mukta par conséquent), continuerait pour certaines raisons son existence terrestre (il n’y reviendrait donc pas comme les prétendus «réincarnés») en utilisant successivement plusieurs corps différents; mais il est évident que c’est là un cas qui est tout à fait en dehors des conditions de l’humanité ordinaire, et que d’ailleurs un tel être ne peut même plus réellement être dit «incarné» en aucune façon.

Croyez, je vous prie, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs.


Le Caire, 20 décembre 1945
Cher Monsieur,
Je viens de recevoir votre lettre du 15 novembre, et j’avais déjà reçu, il y a quelques jours, la copie de votre lettre à M. Pallis au sujet du ch. VI d’Autorité spirituelle et Pouvoir temporel. Je vous remercie d’avoir bien voulu me communiquer ces remarques, et je vais voir comment je pourrai arranger cela pour en tenir compte; je crois bien que le plus simple sera de supprimer une grande partie de la fin du chapitre, c’est-à-dire tout ce qui concerne Ashoka, car il n’est guère possible d’y introduire des considérations qui seraient trop complexes et trop étendues. J’avais seulement modifié les passages ayant quelque rapport avec le bouddhisme originel, ne pensant pas que le reste pouvait aussi donner lieu à des objections. Enfin, dès que j’aurai examiné cela, j’enverrai le nouveau texte à M. Pallis afin qu’il puisse modifier la traduction en conséquence. – Il y a seulement un point sur lequel je voudrais appeler votre attention: la consécration royale conférée à un shûdra (ou même plus générelement à tout autre qu’un kshatriya), même dans des formes régulières, n’est-elle pas rendue invalide par le défaut de qualification de celui qui la reçoit? […]

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