21 mars 2005

René Guénon, Aperçus sur l’ésotérisme chrétien (note de lectura)

Editions traditionnelles, 1988. Editions établie par Jean Reyer.

Avant-propos
Il s’agit d’une suite d’études fragmentaires sur l’ésotérisme chrétien.
Le Christianism auquel pense René Guénon n’est pas celui des pseudo-ésotéristes qui ne voiend dans le Christ rien de plus qu’un «grand initié» et pas davantage celui des protestants libéraux, mais le Christianisme authentique des Eglises apostoliques.
Du fait que le Christianisme tient relativement peu de place dans l’œuvre de René Guénon prise dans son ensemble, du fait que celui-ci ne s’est pas attaché à en mettre en lumière le contenu métaphysique et initiatique, certains se sont cru autorisés à conclure que Guénon considérait le Christianisme comme une forme traditionnelle, régulière et orthodoxe certes, mais en quelque manière incomplète sous le rapport de la connaissance métaphysique. René Guénon s’est opposé d’avance, et depuis longtemps, à une telle déformation de sa pensée.

Première partie. Structure et caractéristique de la tradition chrétienne
Chapitre I. A propos des langues sacrées
La langue sacrée du monde occidental est l’hébreu. Cela en raison de la filiation directe qui existe entre les traditions judaïque et chrétienne, et de l’incorporation des Ecritures hébraïques aux Livres sacrées du Christianisme lui-même.
Mais, le Christianisme n’a pas de langue sacrée qui lui appartienne en propre, ce qui est exceptionnel parmi les différentes traditions.
Il ne faut confondre les langues sacrées avec les langues liturgiques (qui doivent être fixes, exemptes des variations continuelles que subissent forcément les langues qui sont parlées communément). Les langues sacrées sont celles en lesquelles sont formulées les Ecritures des différentes traditions.
Une langue sacrée peut être langue liturgique, l’inverse est inconcevable. Le latin, le grec, le syriaque, le copte et le vieux slave sont langues rituelles, mais pas langues sacrées du christianisme.
Le Nouveau Testament n’est connu qu’en grec, or, il est inconcevable que ce soit là la véritable langue des paroles du Christ. “Il se peut cependant qu’ils n’aient jamais été écrits effectivement qu’en grec, ayant été précédemment transmis oralement dans la langue originelle; mais on peut alors se demander pourquoi la fixation par l’écriture, lorsqu’elle a eu lieu, ne s’est pas faite tout aussi bien dans cette langue même, et c’est là une question à laquelle il serait bien difficile de répondre.” (p. 17)
Sur l’importance de la langue sacrée “[…] une langue sacrée peut seule assurer l’invariabilité rigoureuse du texte des Ecritures; les traductions varient nécessairement d’une langue à une autre, et, de plus, elles ne peuvent jamais être qu’approximatives, chaque langue ayant ses modes d’expression propres qui ne correspondent pas exactement à ceux des autres; même lorsqu'’lles rendent aussi bien que possible le sens extérieur et littéral, elles apportent en tout cas bien des obstacles à la pénétration des autres sens plus profonds; et l’on peut se rendre compte par là de quelques-unes des difficultés toutes spéciales que présente l’étude de la tradition chrétienne pour qui ne veut pas s’en tenir à de simples apparences plus ou moins superficielles.” (p. 17-18)
Le Christianisme ne possède pas non plus l’équivalent de la partie proprement “légale” des autres traditions (on peut dire, en se servant d’un terme emprunté à la tradition islamique, que le Christianisme n’a pas de shariyah, cela est d’autant plus remarquable que, dans la filiation traditionelle abrahamique, il se situe entre le Judaïsme et l’Islamisme, qui ont l’un est l’autre une shariyah fort développée).
On peut se demander, vu le manque de langue sacrée et de shariyah, si le Christianisme originel n’était pas en réalité quelque chose de très différent de tout ce qu’on peut penser actuellement – sinon quant à la doctrine elle-même, du moins quant aux fins en vue desquelles il était constitué.

Chapitre II. Christianisme et initiation
Une obscurité presque impénétrable entoure tout ce qui se rapporte aux origines et aux premiers temps du Christianisme. Cette obscurité ne paraît pas pouvoir être simplement accidentelle, mais expressément voulue.
Sans toute, loin d’être uniquement la religion ou la tradition exotérique que l’on connaît actuellement sous ce nom, le Christianisme, à ses origines, avait, tant par les rites que par sa doctrine, un caractère essentiellement ésotérique, initiatique.
La tradition islamique considère le Christianisme primitif comme ayant été une tarîqah, une voie initiatique, et non une shariyah ou une législation d’ordre social et s’adressant à tous. Le droit canonique chrétien est une adaptation du droit romain, et non un développement venu de l’intérieur.
Sur l’absence de législation dans le christianisme: “Ce serait là, assurément, une lacune des plus graves si le Christianisme avait été alors ce qu’il est devenu plus tard; l’existence même d’une telle lacune serait non seulement inexplicable, mais vraiment inconcevable pour une tradition orthodoxe et régulière, si cette tradition devait réellement comporter un exotérisme aussi bien qu’un ésotérisme, et si elle devait même, pourait-on dire, s’appliquer avant tout au domaine exotérique; par contre, si le Christinianisme avait le caractère que nous venons de dire, la chose s’explique sans peine, car il ne s’agit nullement d’une lacune, mais d’une abstention intentionnelle d’intervenir dans un domaine qui, par définition même, ne pouvait pas le concerner dans ces conditions.” (p. 23)
Aux premiers siècles l’Eglise chrétienne ressemblait au Sangha bouddhique, où l’admission avait les caractères d’une véritable initiation.
“[…] en effet, nous avons toujours eu le plus grand soin d’indiquer qu’une influence spirituelle intervient aussi bien dans les rites exotériques que dans les rites initiatiques, mais il va de soi que les effets qu’elle produit ne sauraient aucunement être du même ordre dans les deux cas, sans quoi la distinction même des deux domaines correspondants ne subsisterait plus.” (p. 26)
Certains considèrent que les rites exotériques chrétiens ont été d’abord des rites esotériques, mais qui ont perdu leur caractère suite à une exotérisation, à une généralistion. René Guénon considère que le caractère ésotérique ne peut pas être perdu accidentalement, et si une ouverture s’est produit à un certain moment, elle a été accompagné d’une adaptation qui, malgré les conséquences regrettables qu’elle eut forcément, fut pleinement justifiée et même nécessitée par les circonstances de temps et de lieu.
Si le Christianisme n’était pas descendu dans le domaine exotérique, vu l’extrême dégénerescence de la tradition gréco-romaine, l’Empire romain aurait été bientôt dépourvu de toute tradition.
Ce changement qui a fait du Christianisme une religion au sens propre du mot et une forme traditionnelle s’adressant à tous indistinctement était déjà un fait accompli à l’époque de Constantin et du Concile de Nicée, de sorte que celui-ci n’eut qu’à le sanctionner, en inaugurant l’ère des formulations dogmatiques.
De quelle manière le changement s’est produit: “Cela ne pouvait d’ailleurs pas aller sans quelques inconvénients inévitables, car le fait d’enfermer ainsi la doctine dans des formules nettement définies et limitées rendait beaucoup plus difficile, même à ceux qui en étaient réellement capables, d’en pénétrer le sens profond; de plus, les vérités d’ordre plus proprement ésotérique, qui étaient par leur nature même hors de la portée du plus grand nombre, ne pouvaient plus être présentées que comme des «mystères» au sens que ce mot a pris vulgairement, c’est-à-dire que, aux yeux du commun, elles ne devaient pas tarder à apparaître comme quelque chose qu’il était impossible de comprendre, voire même interdit de chercher à approfondir.” (p. 28-29)
Toujours sur la nature du Christianisme des origines: “Il est évident en effet que la nature du Christianisme originel, en tant qu’elle était essentiellement ésotérique et initiatique, devait demeurer entièrement ignorée de ceux qui étaient maintenant admis dans le Christianisme devenu exotérique; par conséquent, tout ce qui pouvait faire connaître ou seulement soupçonner ce qu’avait été réellement le Christianisme à ses débuts devait être recouvert pour eux d’un voile impénétrable.” (p. 29)
La pratique exotérique pourrait se définit comme un minimum nécessaire et suffisant pour assurer le «salut», car c’est là le but unique auquel elle est effectivement destinée.
L’existence même des mystères chrétiens serait injustifiable si l’on n’admettait pas le caractère ésotérique du Christianisme originel.
On peut dire que le baptême ressemble encore à un rite initiatique de rattachement à une organisation initiatique, que la confirmation est le correspondat exotérique des petits mystères, pendant que l’ordre est l’extériorisation d’une initiation sacerdotale.
A l’origine, le baptême était préparé par des précautions concernant l’initié, maintenant il est un rite qui peut être accompli par n’importe qui, et dont le support est un enfant nouveau-né (son but est donc le salut, et non l’initiation).
“Cette façon de voir, suivant laquelle le «salut» qui est le but final de tous les rites exotériques, est lié nécessaiorement à l’admission dans l’Eglise chrétienne, n’est en somme qu’une conséquence de cette sorte d’«exclusivisme» qui est inévitablement inhérent au point de vue de tout exotérisme comme tel.” (p. 34)
Les rites chrétiens d’aujourd’hui sont sans exception publiques, ce qui n’est dans aucune tradition le cas des rites ésotériques.
Même si les sacrements ont d’abord une valeur exotérique, partout où il existe des initiations relevant spécialement d’une forme traditionnelle déterminée et prenant pour base l’éxotérisme même de celle-ci, les rites exotériques peuvent, pour ceux qui ont reçu une telle initiation, être transposés en quelque sorte dans un autre ordre, en servant de support pour le travail initiatique.
Dans les Eglises d’Orient subsiste une forme d’initiation: l’hésychasme, même amoindrie dans les conditions du monde moderne. L’initiation est essentiellement constituée par la transmission régulière de certaines formules, comparables à la communication des mantras dans la tradition hindoue et à celle du wird dans les turuq islamiques. Il est intéressant que cette invocation est désignée par le terme mnêmê (mémoire ou souvenir), qui est exactement l’équivalent de l’arabe dhikr.
Conclusions: “en dépit des origines initiatiques du Christianisme, celui-ci, dans son état actuel, n’est certainement rien d’autre qu’une religion, c’est-à-dire une tradition d’ordre exclusivement exotérique, et il n’a pas en lui-même d’autres possibilités que celles de tout exotérisme; il ne le prétend d’ailleurs aucunement, puisqu’il n’y est jamais question d’autre chose que d’obtenir le «salut». Une initiation peut naturellement s’y superposer, et elle le devrait même normalement pour que la tradition soit véritablement complète, possédant effectivement les deux aspects exotérique et ésotérique; mais, dans sa forme occidentale tout au moins, cette initiation, en fait, n’existe plus présentement. Il est d’ailleurs bien entendu que l’observance des rites exotériques est pleinement suffisante pour atteindre au «salut»; c’est déjà beaucoup, assurément, et même c’est tout ce à quoi peut légitimement prétendre, aujourd’hui plus que jamais, l’immense majorité des êtres humains; mais que devront faire, dans ces conditions, ceux pour qui, suivant l’expression de certains mataçawwufîn, «le Paradis n’est encore qu’une prison»?” (p. 39-40)

Deuxième partie. De quelques organisations initiatiques chrétiennes
Chapitre III. Les gardiens de la Terre Sainte
Parmi les attributions des Ordres de chevalerie, une des plus connues est celle de «gardiens de la Terre Sainte». Si nous prenons la signification la plus extérieure, on trouve une explication de la connexion qui existe entre l’origine de ces Ordres et les Croisades.
Certaines organisations orientales comme les Assacis et les Druzes ont le même titre de «gardiens de la Terre Sainte» (qui, dans leur cas ne peut pas être la Palestine).
Question pour définir les concepts: “Que faut-il donc entendre en réalité par la «Terre Sainte», et à quoi correspond exactement ce rôle de «gardiens» qui semble attaché à un genre d’initiation «chevaleresque», en donnant à ce terme une extension plus grande qu’on ne le fait d’ordinaire, mais que les analogies existant entre les différentes formes de ce dont il s’agit suffirait amplement à légitimer?” (p. 43)
L’expression Terre Sainte a quelques synonymes: Terre Pure, Terre des Saints, Terre des Bienheureux, Terre des Vivants, Terre d’Immortalité.
Dans Sepher Ietsirah il est parlé du «Saint Palais» ou «Palais intérieur», qui est le véritable «Centre du Monde». L’image du «Saint Palais» dans le monde humain est un lieu de Shekinah, qui est la présence réelle de la Divinité. Pour le peuple d’Israël, cette résidence était le Tabernacle (Mishkan), qui était pour cette raison considéré le «Cœur du Monde», parce qu’il était le centre spirituel de sa propre tradition.
Tous les peuples possédant une tradition orthodoxe ont assimilé leurs pays au «Cœur du Monde», et l’ont regardé comme une image du Ciel, deux idées qui ne font qu’une seule réalité. Il existe autant de «Terres Saintes» particulières qu’il existe de formes traditionnelles régulières. Il existe néanmoins “une «Terre Sainte» par excellence, prototype de tous les autres, centre spirituel auquel tous les autres centres sont subordonnés, siège de la Tradition primordiale dont toutes les traditions particulières sont dérivées par adaptation à telles ou telles conditions définies qui sont celles d’un peuple ou d’une époque.” (p. 47-48)
Cette Terre Sainte est la «contrée suprême», appelée en sanscrit Paradêsha, dont les Chaldéens ont fait Pardes et les Occidentaux Paradis. Elle a été désignée aussi sous les noms: Tula, Luz, Salem, Agarttha. Ses symboles sont la montagne, la caverne, l’île. Elle est aussi en liaison avec le symbolisme du Pôle et de l’Axe du Monde.
La fontaine d’enseignement est aussi fontaine de jouvence (fons juventutis), parce que celui qui y boit est affranchi de la condition temporelle.
Le pélerinage est précisément une des figures de l’initiation, de sorte que le «pélerinage en Terre Sainte» est, au sens ésotérique, la même chose que la «recherche de la Parole perdue» ou la «queste du Saint Graal».
Le symbolisme de la «Terre Sainte» a un double sens: il représente le Centre mais aussi la tradition qui en émane ou qui y est conservée. Cette idée se retrouve dans le symbolisme du Saint Graal, qui est un vase (grasale) et un livre (gradale ou graduale).
Sur les Templiers: “Mais, dans le cas des Templiers, il y a quelque chose de plus à considérer: bien que leur initiation ait été essentiellement «chevaleresque», ainsi qu’il convenait à leur nature et à leur fonction, ils avaient un double caractère, à la fois militaire et religieux; et il devait en être ainsi s’ils étaient, comme nous avons bien des raisons de le penser, parmi les «gardiens» du Centre suprême, où l’autorité spirituelle et le pouvoir temporel sont réunis dans leur principe commun, et qui communique la marque de cette réunion à tout ce qui lui est rattaché directement. Dans le monde occidental, où le spirituel prend la forme spécifiquement religieuse, les véritables «gardiens de la Terre Sainte», tant qu’ils y eurent une existence en quelque sorte «officielle», devaient être des chevaliers, mais des chevaliers qui fussent des moines en même temps; et, effectivement, c’est bien là ce que furent les Templiers.” (p. 52)
Le rôle des «gardiens» du Centre suprême est aussi de maintenir un rattachement avec la Tradition primordiale et les traditions secondaires et dérivées. Les Templiers, conscients de la véritable unité doctrinale, pouvaient communiquer avec les représentants des autres traditions – c’est ce qui explique leurs relations avec certaines organisations orientales.
La destruction de l’Ordre des Templiers, au XVIe siècle, a entraîné pour l’Occident la rupture des relations régulières avec le «Centre du Monde». La communication a été encore maintenue par Fede Sante (Fidèles d’Amour) et Massenie du Saint Graal, et encore d’autres organisations héritières de l’esprit de l’Ordre du Templiers. Les derniers ont été les Rose-Croix, qui ont quitté l’Occident quand leur action est dévenue impossible.
“Pour le monde occidental, il n’y a plus de «Terre Sainte» à garder, puisque le chemin qui y conduit est entièrement perdu désormais; combien de temps cette situation durera-t-elle encore, et faut-il même espérer que la communication pourra être établie tôt ou tard? C’est là une question à laquelle il ne nous appartient pas d’apporter une réponse; outre que nous ne voulons risquer aucune prédiction, la solution ne dépend que de l’Occident lui-même, car c’est en revenant à des conditions normales et en retrouvant l’esprit de sa propre tradition, s’il en a encore en lui la possibilité, qu’il pourra voir s’ouvrir de nouveau la voie qui mène au «Centre du Monde».” (p. 54)

Chapitre IV. Le langage secret de Dante et des «Fidèles d’Amour»
La thèse de M. Luigi Valli (Il Linguaggio segreto di Dante a dei «Fedeli d’Amore») – les diverses «dames» célébrées par les poètes se rattachant à la mystérieuse organisation des «Fidèles d’Amour», depuis Dante, Guido Cavalcanti et leurs contemporains jusqu’à Boccace et à Pétrarque ne sont point des femmes ayant vécu réellement sur cette terre; elles ne sont touts, sous différents noms, qu’une seule et même «Dame» symbolique, qui représente l’Intelligence transcendente (Madonna Intelligenza de Dino Compagni) ou la Sagesse divine.
Chez les Soufis persans un sens similaire a été dissimulé sous les apparences d’une simple poésie d’amour.
Le cuore gentile des «Fidèles d’Amour» est le cœur purifié, c’est-à-dire vide de tout ce qui concerne les objets extérieurs, et par là même rendu apte à recevoir l’illumination intérieure; ce qui est remarquable, c’est qu’on trouve une doctrine identique dans le Taoïsme.
“L’ésotérisme n’est pas contrare à l’«orthodoxie», même entendue simplement au sens religieux; il est au-dessus ou au-delà du point de vue religieux, ce qui, évidemment, n’est pas du tout la même chose; et, en fait, l’accusation injustifiée d’«hérésie» ne fut souvent qu’un moyen commode pour se débarrasser de gens qui pouvaient être gênants pour de tout autres motifs.” (p. 60)
Quant à la méthode de traitement de certaines choses initiatiques: “mais il ne faudrait pas conclure de là que l’usage d’une terminologie symbolique n’a d’autre raison d’être que la volonté de dissimuler le vrai sens d’une doctrine; il y a des choses qui, par leur nature même, ne peuvent pas être exprimées autrement que sous cette forme […]” (p. 62)
L’expression proverbiale «boire comme un Templier», prise par le vulgaire dans le sens le plus grossièrement littéral, n’a sans doute pas d’autre origine réelle: le «vin» que buvaient les Templiers était le même que celui que buvaient les Kabbalistes juifs et les Soufis musulmans. De même, l’autre expression «jurer comme un Templier» n’est qu’une allusion au serment initiatique, détournée de sa véritable signification par l’incompréhension et la malveillance profanes.
Le vin dans le sens ordinaire n’est pas une boisson permise en Islam; quand on en parle donc, dans l’ésotérisme islamique, il doit être entendu comme désignant quelque chose de plus subtil, et, effectivement, selon l’enseignement de Mohyiddin ibn Arabi, le «vin» désigne la «science des états spirituels» (ilmu-l-ahwâl), alors que l’«eau» représente la «science absolue» (al-ilmu-I-mutlaq), le «lait», la «science des lois révélées» (ilmu-ch-chrây’i) et le «miel», la «science des normes sapietiales» (ilmu-n-nawâmîs). Si l’on remarque en outre que ces quatre «breuvages» sont exactement les substances des quatre sortes de fleuves paradisiaques selon le Coran 47, 17, on se rendra compte que le «vin» des Soufis a, comme leurs autres boissons initiatiques, une autre substantialité que celle du liquide connu qui lui sert de symbole.
“[…] une tradition «chevaleresque», pour s’adapter à la nature propre des hommes à qui elle s’adresse spécialement, comporte toujours la prépondérance d’un principe représenté comme féminin (Madonna), ainsi que l’intervention d’un élément affectif (Amore).” (p. 63)
L’aspect féminin de la divinité est le sujet d’un culte aussi dans l’Inde, où elle est désignée comme Shakti, équivalent à certains égards à la Shekinah hébraïque. Le culte de Shakti concerne surtout les Kshatriya.
Shakti correspond à une voie d’initiation qui a comme support l’émotivité.
“Il faut bien prendre garde de ne pas confondre «Gnose», qui signifie «connaissance», et «gnosticisme», bien que le second tire évidemment son nom de la première; d’ailleurs, cette dénomination de «gnosticisme» est assez vague et paraît, en fait, avoir été appliquée indistinctement à des choses fort différentes.” (p. 65)
Saint Jean: “Dieu est Amour”.
Le cri de guerre des Templiers: “Vive Dieu Saint Amour”.
Le deniers vers de la Divine Comédie: “L’Amor che muove il Sole et l’Altre Stelle”.
Il existe une antithèse entre l’«Amour» et la «Mort»: la racine mor leur est commune, et, dans a-mor, elle est précédée d’a privatif, comme dans le sanscrit a-mara, a-mrita, de sorte que l’Amour peut s’interpréter ainsi comme une sorte d’équivalent hiéroglyphique d’«immortalité».

Chapitre V. Le langage secret de Dante et des «Fidèles d’Amour»
Comentaires concernant un autre ouvrage de M. Luigi Valli (Il Linguaggio segreto di Dante e dei «Fedeli d’Amore», vol. II – Discussione e note aggiunte, Roma, Biblioteca di Filosofia e Scienza, Casa editrice «Optima»).
“Nous noterons seulement deux ou trois exemples typiques de l’incompréhension des «critiques» universitaires: certains ont été jusqu’à prétendre qu’une poésie qui est belle ne peut être symbolique; il leur paraît qu’une œuvre d’art ne peut être admirée que si elle ne signifie rien, et que l’existence d’un sens profond en détruit la valeur artistique!” (p. 72-73)
L’œuvre Risâlatul-Ghufrân de Abul-Alâ El-Maarri (initié de haut rang) peut être considéré comme l’une des principales «sources» islamiques de la Divine Comédie.
“A une époque très récente encore, dans certaines confréries ésotériques musulmanes, chacun devait tous les ans, à l’occasion du mûlid du Sheikh, composer un poème dans lequel il s’efforçait, fût-ce au détriment de la perfection de la forme, d’enfermer un sens doctrinal plus ou moins profond.” (p. 74-75)
Une adaptation du Roman de la Rose a été faite en italien par un Florentin nommé Durante, qui est presque certainement Dante lui-même.
Le sens des initiales F.S.K.I.P.F.T. sont pour les sept vertus: Fides, Spes, Karitas, Justitia, Prudentia, Fortitudo, Temperantia.
Francesco da Barberino, dans son Tractatus Amoris s’est fait représenter dans une attitude d’adoration devant la lettre I; dans la Divine Comédie, Adam dit que le premier nom de Dieu fut I, le nom qui vint ensuite étant El.

Chapitre VI. Nouveaux aperçus sur le langage secret de Dante
Avec les mêmes idées que celles exprimées par M. Luigi Valli a été construit l’ouvrage de M. Gaetano Scarlata consacré au traité De vulgari eloquentia de Dante.
Dante parle de poeti volgari (ceux dont les écrits avaient un sens caché conformément au symbolisme des «Fidèles d’Amour») qui s’opposent au poeti litterali (ceux qui écrivent seulement dans le sens littéral). Les premiers sont aussi trilingues doctores parce que leurs œuvres s’interprètent selon un triple sens.
M. Scarlata pense que les «Fidèles d’Amour» n’ont jamais constitué une association suivant des formes rigoureusement définies, plus ou moins semblables à celles de la Maçonnerie moderne, avec un pouvoir central établissant des «filiales» dans des diverses localités. Mais dans la Maçonnerie elle-même, rien de tel n’a jamais existé avant la constitution de la Grande Loge d’Angleterre en 1717.
“[…] comme nous l’avons déjà dit souvent, une organisation véritablement initiatique ne peut pas être une «société» au sens moderne de ce mot, avec tout le formalisme extérieur qu’il implique; lorsqu’on voit apparaître des statuts, des règlements écrits et autres choses de ce genre, on peut être sûr qu’il y a là une dégénérescence donnant à l’organisation un caractère «semi-profane», si l’on peut employer une telle expression.” (p. 82)
“Dante se proposait tout autre chose que de «faire de la littérature», et cela revient à dire qu’il était précisément tout le contraire d’un moderne; son œuvre, loin de s’opposer à l’esprit du moyen âge, en est une des plus parfaites synthèses, au même titre que celle des constructeurs de cathédrales; et les plus simples données initiatiques permettent de comprendre sans peine qu’il y a à ce rapprochement des raisons très profondes.” (p. 87)

Chapitre VII. «Fidèles d’Amour» et «Cours d’Amour»
M. Alfonso Ricolfi a publié un ouvrage qui se veut continuateur de l’œuvre de M. Luigi Valli – Studi sui «Fedeli d’Amore»; I. Le «Corti d’Amore» in Francia ed i loro riflessi in Italia, Roma, Biblioteca della Nuova Rivista Storica, Societa Editrice Dante Alighieri, 1933.
Il faut entendre par «Cours d’Amour» une assemblée symbolique présidée par l’Amour lui-même personnifié, tandis qu’une «Cours d’amour» est seulement une réunion humaine, constituant une sorte de tribunal appelé à se prononcer sur des cas plus ou moins complexes.
Tout comme il y avait des alchimistes et des souffleurs, il y avait des contrefaçons littérales dans la poèsie d’Amour. Cette confusion a pu servir, dans les deux cas, à dérouter des recherches indiscrètes.
Jacques de Baisieux, Les Fiefs d’Amour.
André, chapelain du roi de France, écrit que le palais de l’Amour s’élève au milieu de l’Univers, que ce palais a quatre côtés et quatre portes. La porte de l’Orient est réservée au Dieu, et celle du Nord demeure toujours fermée. Il est à remaquer que le Temple de Salomon n’a pas de porte vers le Nord non plus. Dans la tradition chinoise le Nord est le côté du yin, tandis que le côté opposé est celui du yang.
Dans des poèmes et fabliaux, la «Cour d’Amour» est décrite comme composée d’oiseaux, qu’on voit y prendre la parole tout à tour; on y parle donc la «langue des oiseaux». Dans le Qorân cette «langue des oiseaux» se trouve expressément mentionnée.
Parmi les oiseaux une importance spéciale ont le rossignol et le perroquet. Ce dernier est le vâhana ou véhicule symbolique de Kâma, c’est-à-dire de l’Eros hindou.
Francesco da Barberino, dans ses Documenti d’Amore, représente l’Amour avec des pieds de faucon ou d’épervier, l’oiseau emblématique de l’Horus égyptien, dont le symbolisme est en étroite relation avec celui du «Cœur du Monde».

Chapitre VIII. Le Saint Graal
Arthur Edward Waite, The Holy Grail, its legends and symbols, London, Rider and Co., 1933. L’ouvrage est quelque peu one-sighter.
“La conception même du folk-lore, tel qu’on l’entend habituellement, repose sur une idée radicalement fausse, l’idée qu’il y a des «créations populaires», produits spontanés de la masse du peuple; et l’on voit tout de suite le rapport étroit de cette façon de voir avec les préjugés «démocratiques».” (p. 100-101)
Luc Benoist: “L’intérêt profond de toutes les traditions dites populaires réside surtout dans le fait qu’elles ne sont pas populaires d’origine” (La Cuisine des Anges, une esthétique de la pensée, Paris, 1932, p. 74).
La seule chose «populaire» est la mémoire utilisée pour conserver des connaissances traditionnelles.
“Lorsqu’une forme traditionnelle est sur le point de s’éteindre, ses derniers représentants peuvent fort bien confier volontairement, à cette mémoire collective dont nous venons de parler, ce qui autrement se perdrait sans retour; c’est en somme le seul moyen de sauver ce qui peut l’être dans une certaine mesure; et, en même temps, l’incompréhension naturelle de la masse est une suffisante garantie que ce qui possédait un caractère ésotérique n’en sera pas dépouillé pour cela, mais demeurera seulement, comme une sorte de témoignage du passé, pour ceux qui, en d’autres temps, seront capables de le comprendre.” (p. 102)
Il y a des symboles qui sont communs aux formes traditionnelles les plus diverses et les plus éloignées les unes des autres, non par suite «d’emprunts» qui, dans bien des cas, seraient tout à fait impossibles, mais parce qu’ils appartiennent en réalité à la Tradition primordiale dont ces formes sont toutes issues directement ou indirectement. C’est le cas du symbole de la coupe.
“[…] les «dieux de la végétation» et autres histoires du même genre n’ont jamais existé que dans l’imagination de Frazer et de ses pareils, dont les intentions antitraditionnelles ne sont d’ailleurs pas douteuses.” (p. 104)
“Penser qu’un sens nouveau peut être donné à un symbole qui ne le possédait pas par lui-même, c’est presque nier le symbolisme, car c’est en faire quelque chose d’artificiel, sinon d’entièrement arbitraire, et en tout cas de purement humain; […] tout véritable symbole porte ses multiples sens en lui-même, et cela dès l’origine, car il n’est pas constitué comme tel en vertu d’une convention humaine, mais en vertu de la «loi de correspondance» qui relie tous les mondes entre eux; que, tandis que certains voient ces sens, d’autres ne voient pas ou n’en voient qu’une partie, ils n’y sont pas moins réellement contenus, et l’«horizon intellectuel» de chacun fait toute la différence; le symbolisme est une science exacte et non pas une rêverie où les fantaisies individuelles peuvent se donner libre cours.” (p. 106)
Le poète qui n’est pas conscient des symboles qu’il véhicule a été désigné par l’analogie de l’âne portant des reliques.
Le sens supérieur transparaît moins chez Chrestien de Troyes que chez Robert de Borron, mais on ne peut pas dire pour autant que le premier était moins conscient que le deuxième de ce qu’il colportait.
Dante écrivait en parfaite connaissance de cause; Chrestien de Troyes, Robert de Borron et d’autres furent probablement beaucoup moins conscients de ce qu’ils exprimaient. Mais peu importe.
“Il ne nous paraît pas douteux que les origines de la légende du Graal doivent être rapportées à la transmission d’éléments traditionnels, d’ordre initiatique, du Druidisme au Christianisme; cette transmission ayant été opérée régulièrement, et quelles qu’en aient été d’ailleurs les modalités, ces éléments firent dès lors partie intégrante de l’ésotérisme chrétien.” (p. 109)
“L’existence de l’ésotérisme chrétien au moyen âge est une chose absolument certaine; les preuves de tout genre en abondent, et les dénégations dues à l’incompréhension moderne, qu’elles proviennent d’ailleurs de partisans ou d’adversaires du Christianisme, ne peuvent rien contre ce fait […]” (p. 109)
“Transposer les vérités de l’ordre religieux dans l’ordre initiatique, ce n’est point les dissoudre dans les nuées d’un «idéal» quelconque; c’est au contraire en pénétrer le sens le plus profond et le plus «positif» tout à la fois, en écartant toutes les nuées qui arrêtent et bornent la vue intellectuelle de l’humanité ordinaire.” (p. 114)

Chapitre IX. Le Sacré-Cœur et la légende du Saint Graal
M. Charbonneau-Lassay signale dans un article la légende du Saint Graal, écrite au XIIe siècle, mais bien antérieure par ses origines, puisqu’elle est une adaptation chrétienne de très anciennes traditions celtiques.
Dans les hiéroglyphes ou écriture sacrée le cœur a été figuré par un emblème: le vase.
L’origine du Graal est digne d’attention: la coupe est taillée par les anges dans une émeraude tombée du front de Lucifer lors de sa chute. Cette émeraude rappelle d’une façon frappante l’urnâ, la perle frontale qui tient la place de la troisième œil de Shiva, représentant le «sens de l’éternité».
Le Graal fut confié à Adam dans le Paradis terrestre, mais, lors de sa chute, Adam le perdit à son tour. “L’homme, écarté de son centre originel par sa propre faute, se trouvait désormais enfermé dans la sphère temporelle; il ne pouvait plus rejoindre le point unique d’où toutes choses sont contemplées sous l’aspect de l’éternité. Le Paradis terrestre, en effet, était véritablement le «Centre du Monde», partout assimilé symboliquement au Cœur divin; et ne peut-on dire qu’Adam, tant qu’il fut dans l’Eden, vivait vraiment dans le Cœur de Dieu?” (p. 119)
Seth a pu retourner dans le Paradis terrestre et put ainsi recouvrer le précieux vase. Or, Seth est une des figures du Rédempteur, d’autant plus que son nom même exprime les idées de fondement, de stabilité, et annonce en quelque façon la restauration de l’ordre primordial détruit par la chute de l’homme.
Selon la légende, après la mort du Christ le Saint Graal fut transporté en Grande-Bretagne par Joseph d’Arimathie et Nicodème.
Sur la Table Ronde: “[…] cette table est aussi un symbole vraisemblablement très ancien, un de ceux qui furent associés à l’idée de ces centres spirituels auxquels nous venons de faire allusion. La forme circulaire de la table est d’ailleurs liée au «cycle zodiacal» […] par la présence autour d’elle de douze personnages principaux, particularité qui se retrouve dans la constitution de tous les centres dont il s’agit.” (p. 120)
La légende associe au Graal d’autres objets, et notamment une lance, qui dans l’adaptation chrétienne est la lance du centurion Longin.
Il existe un coupe chez qui contient le Soma védique, une autre contient le Haoma mazdéen.
Le triangle dont la pointe est dirigée vers le bas représente la coupe sacrificielle mais aussi le cœur. Le «triangle du cœur» est une expression courante dans les traditions orientales.
La coupe est équivalée parfois à une fleur. En Orient la fleur symbolique par excellence est le lotus; en Occident, c’est le plus souvent la rose qui joue le même rôle.
Un autre équivalent de la coupe est le croissant lunaire.
Conclusion: “lorsqu’on trouve partout de telles concordances, n’y a-t-il pas là plus qu’un simple indice de l’existence d’une tradition primordiale? Et comment expliquer que, le plus souvent, ceux même qui se croient obligés d’admettre en principe cette tradition primordiale n’y pensent plus ensuite et raisonnent en fait exactement comme si elle n’avait jamais existé, ou tout au moins comme si rien ne s’en était conservé au cours des siècles? Si l’on veut bien réfléchir à ce qu’il y a d’anormal dans une telle attitude, on sera peut-être moins disposés à s’étonner de certaines considérations, qui, à la vérité, ne paraissent étranges qu’en vertu des habitudes mentales propres à notre époque. D’ailleurs, il suffit de chercher un peu, à la condition de n’y apporter aucun parti pris, pour découvrir de tous côtés les marques de cette unité doctrinale essentielle, dont la conscience a pu parfois s’obscurcir dans l’humanité, mais qui n’a jamais entièrement disparu; et, à mesure qu’on avance dans cette recherche, les points de comparaison se multiplient comme d’eux-mêmes et des preuves nouvelles apparaissent à chaque instant; certes, la Quœrite et invenietis de l’Evangile n’est pas un vain mot.” (p. 125-126)

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